Intervention de Philippe Mouiller

Commission des affaires sociales — Réunion du 20 novembre 2019 à 9h00
Projet de loi de finances pour 2020 — Mission « solidarité insertion et égalité des chances » - examen du rapport pour avis

Photo de Philippe MouillerPhilippe Mouiller, rapporteur pour avis sur la mission « Solidarité, insertion et égalité des chances » :

Les crédits de paiement de la mission « Solidarité, insertion et égalité des chances » s'élèveront en 2020 à 25,5 milliards d'euros. Par rapport aux crédits ouverts par la loi de finances initiale pour 2019, ils traduisent une augmentation de 6,7 %, que l'on doit toutefois ramener à 3,3 %, compte tenu de l'ouverture de crédits supplémentaires de 839 millions d'euros figurant au projet de loi de finances rectificative pour 2019. Pour rappel, ces crédits avaient bondi de 21,6 % entre 2018 et 2019, en raison, notamment, de la revalorisation exceptionnelle de la prime d'activité décidée à la suite de la crise des « gilets jaunes ».

Près de 80 % des crédits de la mission servent à financer deux dispositifs : l'allocation aux adultes handicapés (AAH), à hauteur de 10,5 milliards d'euros, et la prime d'activité, à hauteur de 9,5 milliards d'euros. La mission « Solidarité » se distingue ainsi des autres missions du budget puisque le fait générateur de la dépense, étroitement lié au nombre de bénéficiaires potentiels des deux principales allocations de solidarité financées par l'État et à leur taux de recours, présente un caractère en grande partie non maîtrisable.

Le dynamisme budgétaire des crédits de solidarité se justifie par leur vocation à « redonner du pouvoir d'achat aux Français » et à « valoriser le travail », deux objectifs louables, mais qui n'ont jamais été cadrés par un pilotage précis. Il s'inscrit aussi dans un contexte d'augmentation de la pauvreté et des inégalités : le taux de pauvreté s'est établi à 14,7 % de la population française en 2018, en augmentation de 0,6 point, selon les estimations provisoires publiées par l'Insee, des estimations à nuancer, car elles ne tiennent pas compte de la baisse des loyers dans le parc social. En 2018, quelque 9,3 millions de personnes, contre 8,8 millions en 2017, vivaient ainsi en France sous le seuil de pauvreté. Dans le même temps, les inégalités, mesurées par l'indice de Gini, auraient augmenté.

Alors que le Gouvernement a engagé, dans le cadre de sa stratégie de prévention et de lutte contre la pauvreté, une concertation en vue d'une réforme de l'ensemble du système de minima sociaux, il m'a semblé important d'examiner l'évolution et la pertinence des différentes allocations et aides financées par la mission.

Au sein du programme 157 relatif au handicap et à la dépendance, dont les crédits s'élèveront à 12,2 milliards d'euros en 2020, l'AAH a fait l'objet de revalorisations exceptionnelles en 2018 et 2019, tempérées par une modification de son mode de calcul défavorable à certains allocataires. En effet, le montant maximum de l'AAH a été revalorisé en deux temps : de 819 euros en mai 2018, il a été porté à 900 euros à compter du 1er novembre 2019. Cet effort, qu'il faut saluer, est sans précédent depuis le plan de revalorisation pluriannuel 2008-2012. Mais, parallèlement, les règles de prise en compte de la situation familiale des bénéficiaires de l'AAH ont été durcies : le pourcentage de majoration pour calculer le plafond de ressources pour un allocataire en couple, égal à 100 % jusqu'au 31 octobre 2018, a été réduit à 81 % au 1er novembre 2019. Couplée avec la revalorisation de l'allocation, cette mesure a entraîné une diminution de 9 euros du plafond de ressources pour un allocataire en couple. Il en résulte que, si 90 % des allocataires ont bénéficié à plein de la revalorisation, une frange des bénéficiaires de l'AAH n'en a effectivement tiré aucun bénéfice.

Bien qu'attaché à la prise en compte des revenus du conjoint dans la détermination du droit à cette allocation de nature solidariste, conformément à la position adoptée par la commission en octobre 2018, je considère que la baisse du plafond pour les allocataires en couple a été trop brutale, même si celui-ci reste élevé par rapport à celui qui est applicable à d'autres minima sociaux. La suppression du complément de ressources pour les nouveaux allocataires à compter du 1er décembre 2019 contribue également à la perception mitigée de leur situation par les personnes concernées par l'AAH.

Je vous aurais proposé de revenir par amendement sur ces modifications des modalités d'attribution si celles-ci n'étaient pas de niveau réglementaire, ou soumises à l'article 40 de la Constitution.

Pour 2020, le projet de loi de finances prévoit une « augmentation maîtrisée » de l'AAH de 0,3 % au 1er avril qui, avec une prévision d'inflation de 1 %, doit permettre de réaliser une économie de 100 millions d'euros. L'AAH a aujourd'hui rejoint un niveau inédit depuis plus de trente ans par rapport au seuil de pauvreté. Il convient de veiller à ce que cette sous-revalorisation proposée pour 2020 ne devienne pas la règle, amorçant un nouveau décrochage du pouvoir d'achat des allocataires dans le temps.

Par ailleurs, dans l'éventualité d'une intégration de l'AAH au sein du futur revenu universel d'activité, je tiens à souligner les spécificités d'une allocation qui ne saurait être réduite à un minimum social de droit commun. Il s'agit notamment des règles de prise en compte des revenus professionnels, s'agissant de personnes confrontées par construction aux plus grandes difficultés, voire à l'impossibilité de s'insérer ou de se maintenir dans l'emploi.

Je suis donc très réservé à l'égard d'une absorption de l'AAH dans une prestation universelle et, plus généralement, de la convergence vers le droit commun de prestations qui ont initialement été conçues pour répondre aux besoins de publics spécifiques. Toutefois, l'intégration de l'AAH dans la refonte des minima sociaux pourrait permettre de corriger certains défauts de l'allocation, qui n'apporte pas à ses bénéficiaires une aide suffisamment individualisée. En effet, le fait que le niveau du soutien additionnel apporté aux personnes de conditions de vie modestes lorsqu'elles sont en situation de handicap dépend largement de la situation familiale des intéressés, comme tendent à le montrer les calculs de France Stratégie, ne répond à aucune logique évidente. Il est par ailleurs possible de montrer que, sous l'effet des règles de cumul entre l'AAH et la prime d'activité, une personne handicapée bénéficiaire de l'AAH est très peu rétribuée lorsque sa quotité de travail s'approche d'un temps complet, à un niveau proche du Smic.

En outre, compte tenu des recoupements entre le handicap et l'invalidité, il semble pertinent d'envisager dans ce cadre une unification de l'AAH et de l'allocation supplémentaire d'invalidité (ASI). Cette dernière allocation fait l'objet d'une réforme initialement prévue par le Gouvernement dans le cadre du PLFSS : il s'agit, d'une part, d'aligner le niveau de ressources garanti par l'ASI avec le plafond de ressources pour bénéficier de l'allocation ; et, d'autre part, de supprimer le mécanisme de recouvrement sur succession des sommes versées au titre de l'ASI. Le Gouvernement annonce simultanément une revalorisation exceptionnelle de l'ASI pour porter par décret le plafond d'éligibilité à 750 euros à compter des allocations versées en avril 2020. L'impact financier de ces mesures est évalué par le Gouvernement à 14 millions d'euros à la charge de l'État en 2020.

Ces évolutions sont souhaitables et cohérentes avec la récente revalorisation de l'AAH. Il serait toutefois intéressant de permettre également, à des fins de simplification pour les allocataires, un accès direct à l'AAH aux bénéficiaires d'une pension d'invalidité en modifiant les règles de subsidiarité entre ces deux allocations.

Concernant la prime d'activité, je me suis, cette année encore, livré à un exercice d'évaluation de l'efficacité de la prestation au regard des deux objectifs de lutte contre la pauvreté et d'incitation financière à l'exercice d'une activité professionnelle.

Le calcul de la prime d'activité est complexe, car il emprunte aux deux logiques d'attribution des prestations sociales, la logique familiale et la logique individuelle.

La revalorisation exceptionnelle de 90 euros, à compter du 1er janvier 2019, du montant maximal du « bonus » individuel, passé de 70,49 euros à 160,49 euros, a permis au Président de la République de tenir, en partie, son engagement d'augmenter le revenu net mensuel des travailleurs rémunérés au niveau du Smic. Initialement prévus à 6 milliards d'euros dans le PLF pour 2019, les crédits alloués à la prime d'activité ont donc été portés à 8,8 milliards d'euros en nouvelle lecture à l'Assemblée nationale afin de permettre cette revalorisation. Le montant de 9,5 milliards d'euros prévu pour 2020 représente ainsi une hausse de 70 % par rapport aux dépenses de 2018. C'est d'ailleurs plus du double des dépenses constatées en 2016, année du lancement de la prestation. En outre, une ouverture de crédits supplémentaires de 758 millions d'euros est demandée dans le projet de loi de finances rectificative pour 2019, ce qui porterait le total ouvert pour cette année à 9,6 milliards d'euros soit un montant supérieur à celui qui a été anticipé dans le présent PLF. Il faut donc s'attendre à des dépenses encore nettement plus élevées en 2020.

La prime d'activité est ainsi devenue une dépense majeure de soutien du pouvoir d'achat des travailleurs les plus modestes. Par rapport aux premières années de fonctionnement de la prestation, la forte revalorisation du bonus semble avoir eu pour effet d'améliorer la compatibilité entre les deux objectifs de lutte contre la pauvreté et d'incitation à l'activité professionnelle, même si son effet réel sur l'emploi reste difficile à quantifier.

Toutefois, certaines conclusions que j'ai esquissées les années précédentes demeurent, notamment l'effet plus incitatif de la prime pour les familles monoparentales et les couples avec enfants sous le triple effet multiplicateur de l'augmentation de la base de ressources, du quotient familial et de la majoration du montant forfaitaire. S'agissant des couples, il faut souligner l'importance de la répartition des revenus au sein du foyer, compte tenu du poids croissant de la bonification individuelle.

Il reste ainsi une interrogation quant à l'incitation de la prime à la biactivité, bien que la situation se soit améliorée en 2019. Selon l'évaluation par le Gouvernement de la revalorisation exceptionnelle de la prime d'activité, les couples biactifs percevaient un montant moyen de prime d'activité de 164 euros en mars 2019, alors que le montant moyen versé à l'ensemble des foyers bénéficiaires était de 186 euros.

Ce rapport remis au Parlement le mois dernier fait état d'un recours amélioré à la prime d'activité, y compris pour des montants réduits. Cela a pour effet de modifier le profil des bénéficiaires de la prime d'activité. Entre mars 2018 et mars 2019, la part de foyers bénéficiaires dont les revenus sont compris entre 1 250 et 2 000 euros par mois a augmenté de 39 % à 55 %. Les couples sont également plus représentés parmi les nouveaux « recourants » nouvellement éligibles.

La poursuite de l'amélioration du taux de recours, même si elle ne suffit pas à conclure sur son efficacité au regard de ses différents objectifs, permettra à la fois de mieux anticiper son impact financier et d'en mesurer plus exactement les effets.

S'agissant des crédits dédiés à la stratégie de prévention et de lutte contre la pauvreté dans le strict cadre de la mission « Solidarité », une enveloppe de 171 millions d'euros sera consacrée en 2020 à la deuxième année de la contractualisation avec les collectivités territoriales chefs de file (départements et certaines métropoles), dans le cadre rénové proposé par le Gouvernement. Par ailleurs, des mesures d'investissement social - petits-déjeuners gratuits à l'école, tarification sociale pour l'accès à la cantine, etc. - continuent à être financées en dehors du cadre contractuel à hauteur de 44 millions d'euros. Au total, 215 millions d'euros seront ainsi consacrés à cette action en 2020, après 151 millions d'euros en 2019.

L'accent mis sur l'enfance doit être salué, car il marque l'ambition de cette stratégie de prendre le problème de la pauvreté à la racine. Le caractère épars de ces mesures peut toutefois susciter des doutes quant à leur impact réel. En outre, cette action comportant peu de mesures monétaires, mais principalement des mesures structurelles de long terme, elle n'a pas d'incidence directe sur le taux de pauvreté.

Il convient également de souligner l'effort considérable qui reste à la charge des départements, l'Assemblée des départements de France (ADF) avançant un montant total de 11 milliards d'euros pour 2019.

Telles sont mes principales conclusions sur les deux prestations les plus importantes de la mission, ainsi que sur la « stratégie pauvreté ».

J'en viens maintenant à trois autres sujets retracés par la mission « Solidarité » qui me semblent appeler une attention particulière.

Bien que le revenu de solidarité active (RSA) relève des conseils départementaux, le programme 304 participe à son financement. En effet depuis sa création au 1er septembre 2010, le RSA jeune actif est entièrement financé par l'État ; par ailleurs, le financement du RSA a été « recentralisé » pour les départements de la Guyane et de Mayotte en 2019, et sa recentralisation à La Réunion est proposée au 1er janvier 2020.

Les conditions pour bénéficier du RSA jeune actif sont très restrictives. De ce fait, le nombre de bénéficiaires n'a cessé de diminuer depuis sa création et particulièrement depuis 2016. Compte tenu de sa faible audience et de sa concurrence avec d'autres instruments - prime d'activité, Garantie jeunes -, il est permis de s'interroger sur la pertinence de ce dispositif.

L'ouverture aux jeunes des minima sociaux est un exercice complexe, qui suppose de parvenir à cibler les jeunes aux conditions de vie modestes. De ce fait, les modalités de l'ouverture aux jeunes de moins de 25 ans du futur revenu universel d'activité représentent un enjeu important, qui suscite des attentes particulières de la part des acteurs de la solidarité.

Par ailleurs, les crédits du programme 137 relatif à l'égalité entre les femmes et les hommes sont une nouvelle fois reconduits en 2020 à l'identique, à l'euro près, de ceux de 2019, soit un peu moins de 30 millions d'euros, en dépit des ambitions affichées par le Gouvernement en la matière.

On peut cependant relever, au sein de ce programme, une baisse de 40 % de l'enveloppe dédiée à l'aide financière à l'insertion sociale et professionnelle (AFIS) des personnes engagées dans le parcours de sortie de la prostitution, qui chute de près de 2 millions d'euros en 2019 à 1,2 million d'euros en 2020. J'estime que l'effort en faveur de cette politique mérite d'être soutenu et doit faire l'objet d'un soutien politique plus marqué ; à cet égard, la forte réduction de l'enveloppe qui lui est consacrée constitue un mauvais signal.

C'est pourquoi je vous propose un amendement tendant à transférer 800 000 euros dédiés au RSA jeune actif du programme 304, afin de rétablir à un niveau légèrement supérieur à celui de 2019 les crédits de l'AFIS, prévus dans le programme 137.

Enfin, les mineurs non accompagnés (MNA) font, depuis plusieurs années, l'objet d'une attention politique et médiatique soutenue, dont le Gouvernement a tenu compte dans les crédits qu'il leur consacre pour 2020. Les crédits consacrés à l'accueil des MNA sont ainsi passés de 15,7 millions en 2017 à 132 millions en 2018, 141 millions en 2019 puis 162 millions pour 2020.

Une fois encore, ce chiffre ne révèle aucun transfert définitif de charges ni aucune modification des principes de prise en charge : il ne fait qu'apporter une aide ponctuelle, et encore loin d'être suffisante, aux conseils départementaux. Le défi budgétaire du flux en constante augmentation des MNA reste à relever ; le nombre d'évaluations se serait élevé à 60 000 en 2018 selon l'ADF.

Je me félicitais donc que l'Assemblée nationale ait adopté un amendement créant un programme budgétaire distinct au sein de la mission « Solidarité », exclusivement dédié à l'accueil des MNA. Elle est toutefois revenue sur ce vote, à l'initiative du Gouvernement, dans le cadre d'une seconde délibération. Je rappelle que notre commission avait proposé, l'an passé, un amendement allant dans ce même sens. Je vous proposerai d'adopter le même amendement afin d'inscrire dans la loi de finances la nécessaire coresponsabilité de l'État dans la prise en charge de ce phénomène.

À l'issue de cet examen, je vous propose de donner un avis favorable aux crédits de la mission.

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