Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le sujet dont nous discutons aujourd’hui est un drame qui frappe nos campagnes un jour sur deux, qui est peu documenté, peu médiatisé et qui est pourtant la manifestation la plus flagrante de la détresse du monde agricole : le suicide des agriculteurs.
Je tiens à remercier notre collègue Henri Cabanel, auteur de la proposition de loi, de son initiative importante, qui permet à notre chambre de se saisir de cette question.
Les chiffres glaçants des disparitions sont souvent rappelés ; il convient désormais de proposer des solutions. J’y insiste, monsieur le ministre : les pouvoirs publics doivent en faire une priorité. Ce n’est pas un débat théorique qui nous réunit cet après-midi ; c’est une réalité de terrain, qui meurtrit toutes les familles.
Trois convictions sont nées des auditions préparatoires menées avec M. Cabanel. Elles sont partagées par l’ensemble des membres de la commission des affaires économiques.
La première est que le phénomène n’est pas appréhendé assez finement. Seules trois études ont été réalisées sur le sujet et leurs auteurs n’ont pas suivi la même méthodologie, ce qui ne les rend pas comparables et nuit à la compréhension du problème. Pourtant, il est impossible de traiter cette problématique importante sans en avoir une bonne connaissance statistique.
Une première étude, menée par Santé publique France, recense 781 décès, pour cause de suicide, d’exploitants agricoles entre 2007 et 2011, soit un suicide tous les deux jours. Nous ne disposons pas de chiffres plus récents, ce qui représente un véritable obstacle à la mise en place d’une politique publique efficace. Selon cette étude, les exploitants agricoles font face à une surmortalité par suicide de 20 % par rapport au reste de la population, à trois reprises au cours des cinq années étudiées. Ces éléments démontrent déjà toute la complexité du problème.
Évidemment, au-delà de ces statistiques, malheureusement froides et impersonnelles, chaque histoire est unique, singulière, avec ses drames et ses souffrances.
Santé publique France a réalisé une seconde étude, portant cette fois sur les salariés agricoles, qui conclut qu’il n’existe pas de surmortalité chez ces derniers par rapport à la population générale. Les chiffres démontrent même une sous-mortalité de 20 % chez les hommes et de 57 % chez les femmes, mais avec des biais statistiques importants, comme l’exclusion des salariés-exploitants.
Une troisième étude, réalisée par la MSA et publiée en juillet 2019, démontre, avec une autre méthodologie, une surmortalité par suicide des assurés du régime agricole. Centrée sur les assurés ayant reçu un soin dans l’année, cette étude fait apparaître, contrairement à celle de Santé publique France, une surmortalité chez les salariés agricoles.
Les divergences entre ces trois études montrent bien que l’appréhension statistique du sujet n’est pas suffisante. Il est absolument nécessaire que des études incontestables viennent objectiver ces éléments. Disposer de chiffres fiables est un prérequis incontournable, tant pour le législateur que pour le Gouvernement, lorsqu’il s’agit d’élaborer des solutions pratiques.
Notre seconde constatation est que ce n’est pas une loi qui permettra de résoudre, une fois pour toutes, le problème du suicide des agriculteurs.
Nous avons tous été confrontés, sans doute, dans nos territoires respectifs, à des cas tragiques d’agriculteurs ayant mis fin à leur jour. Ces décisions sont, le plus souvent, l’aboutissement d’une accumulation de difficultés, d’une concordance de différents drames individuels.
Parmi ceux-ci figurent bien entendu les difficultés financières, mais ces dernières ne sont que la face émergée de l’iceberg. Il y a surtout les drames personnels, l’isolement social et géographique, la perte d’estime de soi, l’absence de reconnaissance, la surcharge de travail.
Il y a d’autres difficultés, comme les injonctions contradictoires d’une société qui a oublié que ses agriculteurs la nourrissent au quotidien, ou qui développe des fantasmes sur le prétendu subventionnement des agriculteurs, alors qu’il s’agit avant tout de la garantie de prix bas pour le consommateur.
Le phénomène d’agri-bashing est en outre un facteur supplémentaire de pression sur nos agriculteurs, dans un contexte de crise de l’agriculture dans son ensemble.
La loi peut être utile pour créer des dispositifs de prévention, les coordonner et les faire connaître, mais l’édiction d’une norme générale par le législateur ne permettra pas de répondre aux défis posés par ces centaines de situations individuelles. Chaque cas est singulier. Par exemple, les réactions à adopter en cas de signalement d’un agriculteur en difficulté diffèrent selon que l’alerte a été donnée par l’agriculteur lui-même, de façon volontaire, par ses proches ou par des professionnels en contact avec lui.
S’il est nécessaire que la loi intervienne pour déterminer de grands principes, elle le fera, mais ce besoin n’a pas été identifié lors des auditions : les actions à mettre en place semblent, au contraire, relever du terrain, au mieux du pouvoir réglementaire.
Notre troisième constatation, c’est qu’il convient de remettre l’humain au cœur des dispositifs préventifs déjà en place. Ils sont nombreux : Agri’écoute, de la mutualité sociale agricole, la MSA ; les cellules de prévention disciplinaires et les réseaux de sentinelles ; l’aide à la relance de l’exploitation agricole, l’ex-Agridiff.
Depuis 2017, des cellules départementales d’accompagnement ont en outre été mises en place pour rassembler les principaux acteurs, en relation avec les exploitants.
Enfin, de nombreux territoires ont fait le choix de solutions intéressantes, comme la Marne, avec le dispositif Réagir, qui coordonne les outils de prévention des différents organismes.
Malheureusement, ces dispositifs pâtissent d’une faible lisibilité et d’une faible articulation. Il importe donc, en tout premier lieu, de faire connaître ces outils aux agriculteurs et à leurs proches.
En tout état de cause, on ne peut que regretter le caractère impersonnel de ces dispositifs préventifs. Face à un homme ou une femme en détresse, c’est l’humain qui doit être au cœur de la détection et de la prévention. C’est en mobilisant les forces de chacun, dans une logique collective, et non pas individuelle, que l’on peut espérer aider les agriculteurs en difficulté.
À cet égard, la présente proposition de loi présente quelques écueils. Elle crée une obligation pour une banque, en cas de déficit récurrent du compte de l’agriculteur, de l’informer de la nécessité d’alerter les organismes sociaux, puis de le faire après accord du client.
Ce faisant, le salarié bancaire deviendrait le principal lanceur d’alerte, et toute la responsabilité morale pèserait sur lui. Les banques doivent, bien entendu, participer, comme tout le monde, à cet effort collectif de prévention, mais il ne paraît pas souhaitable de faire porter directement et uniquement au chargé de clientèle la responsabilité morale, voire juridique, d’un éventuel suicide de l’agriculteur.
En outre, techniquement, la rédaction pose plusieurs questions, notamment dans le cas où le client serait « multi-bancarisé », ou bien dans le cas où son compte serait partagé avec son conjoint.
Pour qu’un dispositif de prévention fonctionne, trois impératifs doivent être réunis : la transparence, l’effort collectif et l’humanisation des procédures. Apporter, à notre juste place, les solutions qui relèvent de notre responsabilité exige humilité et absence de précipitation.
Pour toutes ces raisons, l’ensemble des membres de la commission des affaires économiques a décidé de ne pas adopter la proposition de loi en l’état, précisément pour poursuivre et approfondir nos travaux sur ce sujet.
Mes chers collègues, à l’issue de la discussion générale, vous sera proposée, au nom de la commission et en accord avec les auteurs de la proposition de loi, l’adoption d’une motion tendant au renvoi à la commission de ce texte. Si vous l’adoptiez, un groupe de travail dédié à ce sujet, trop longtemps resté à l’écart du débat public, serait parallèlement créé, afin de produire un rapport faisant état de la situation et formulant les recommandations qui lui sembleraient les plus utiles.
En travaillant de façon transpartisane et collégiale, nous aboutirons à un rapport de qualité et à des solutions concrètes pour améliorer les outils de prévention mis en œuvre par l’État.
Un problème aussi grave que celui-ci ne peut pas rester sans solution, et j’ai confiance dans la capacité du Sénat à réaliser un travail fin et précis, qui permette d’avancer dans la bonne direction sur ce sujet. Notre chambre représentant les territoires, notre action s’inscrit donc logiquement aux côtés de ceux qui les font vivre.
Il n’y a pas de tendance qui soit irréversible ou de drame qui ne puisse être évité : nos travaux, j’en suis sûre, le prouveront.