Intervention de Christophe-André Frassa

Réunion du 17 décembre 2019 à 14h30
Lutte contre les contenus haineux sur internet — Suite de la discussion en procédure accélérée et adoption d'une proposition de loi dans le texte de la commission modifié

Photo de Christophe-André FrassaChristophe-André Frassa :

Monsieur le président, madame la garde des sceaux, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, la commission des lois a examiné la proposition de loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet le 11 décembre dernier. Tous ici sur ces travées nous partageons l’objectif visé : lutter contre la haine en ligne.

Pour ce faire, il faut agir d’abord contre ceux qui tiennent des propos haineux et spécialement contre les professionnels de la haine. En la matière, hélas, c’est moins de lois nouvelles que de moyens que nos services ont besoin.

Il faut agir également sur les intermédiaires techniques, comme le propose ce texte ; cela reste légitime et nécessaire. Certains de ces hébergeurs, dont le modèle économique est fondé sur l’« économie de l’attention », tendent en effet à valoriser la diffusion des contenus les plus clivants, et renforcent la diffusion massive, virale, des messages de haine. Trop longtemps repoussée, leur régulation doit enfin devenir réalité.

C’est donc dans un esprit constructif que nous avons abordé l’examen de ce texte au Sénat, en tentant de tenir une délicate ligne de crête entre, d’une part, la protection des victimes de haine et, d’autre part, la protection de la liberté d’expression, telle qu’elle est assurée dans notre pays.

J’émettrai quelques regrets sur la méthode, cependant : sur un sujet aussi sensible, alors que la démarche s’inscrit clairement dans le cadre d’un plan gouvernemental global de lutte contre les discriminations, nous regrettons vivement le choix qui a été fait de recourir à une proposition de loi plutôt qu’à un projet de loi, privant de nouveau le Parlement d’une étude d’impact.

Nuit aussi à la clarté de nos débats l’existence de trois autres textes adoptés ou en voie de l’être : la directive Services de médias audiovisuels, le règlement européen sur les contenus terroristes et le projet de loi de réforme de l’audiovisuel risquent en effet d’interférer avec certaines dispositions de la présente proposition de loi, voire d’en imposer la réécriture à brève échéance.

J’en viens aux modifications adoptées par la commission des lois.

Nous avons tout d’abord considéré que l’article 1er comportait un dispositif pénal inabouti et déséquilibré au détriment de la liberté d’expression.

En exigeant des opérateurs de plateformes qu’ils apprécient le caractère manifestement illicite des messages haineux signalés dans un délai particulièrement bref, ce dispositif encourage mécaniquement les plateformes à retirer, par excès de prudence, des contenus pourtant licites.

En effet, cet exercice de qualification juridique est difficile pour certaines infractions contextuelles, et ce d’autant plus que les plateformes auraient été sous la menace de sanctions pénales lourdes en cas d’erreur.

D’autres effets pervers sont également à redouter, comme la multiplication du recours à des filtres automatisés et l’instrumentalisation des signalements par des groupes organisés de pression ou d’influence, à savoir les fameux « raids numériques », contre des contenus licites, mais polémiques.

De plus, il pourrait être difficile, voire impossible d’établir la priorité, dans un délai couperet uniforme de vingt-quatre heures, des contenus les plus nocifs qui ont un caractère d’évidence et doivent être retirés encore plus rapidement, comme ceux qui touchent au terrorisme et à la pédopornographie, par rapport à d’autres infractions moins graves ou plus longues à qualifier, car elles sont contextuelles.

Tout aussi problématiques sont le contournement du juge et l’abandon de la police de la liberté d’expression sur internet aux grandes plateformes étrangères.

Le dispositif pénal envisagé semble pour sa part difficilement applicable.

Le simple non-retrait suffit-il pour caractériser automatiquement l’infraction, ou est-il nécessaire pour l’autorité chargée de la poursuite de caractériser une absence de diligences normales de l’opérateur, ce qui est beaucoup plus complexe ?

À ces difficultés déjà sérieuses s’en est ajoutée une dernière, et non des moindres : la Commission européenne a transmis au Gouvernement des observations longues et très critiques, alertant sur la violation probable de la directive e-commerce et de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Selon elle, le texte viole plusieurs principes majeurs du droit européen : le principe du pays d’origine ; la responsabilité atténuée des hébergeurs ; l’interdiction d’instaurer une surveillance généralisée des réseaux. Rappelant l’existence de plusieurs initiatives législatives européennes en cours, la Commission a invité formellement la France à surseoir à l’adoption de ce texte.

Faute d’offre alternative crédible, la commission des lois a procédé à la suppression de cette nouvelle sanction pénale inapplicable et contraire au droit européen.

Certaines dispositions intéressantes ont, pour leur part, été conservées, améliorées et intégrées au régime général prévu par la loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN) : ajout des injures publiques à caractère discriminatoire et du négationnisme aux contenus devant faire l’objet d’un dispositif technique de notification ; simplification des notifications prévues ; reconnaissance de l’action des associations de protection de l’enfance.

Le cœur de ce texte, comme vous l’avez indiqué, monsieur le secrétaire d’État, reste l’imposition d’obligations de moyens sous la supervision d’un régulateur habilité à prononcer des sanctions dissuasives. C’est la solution la plus pertinente pour contraindre les grandes plateformes à une lutte plus efficace contre les discours de haine véhiculés sur les réseaux. Nous l’avons donc approuvée ; nous l’avons même renforcée.

La commission des lois a tenu compte des observations de la Commission européenne pour rendre ce dispositif plus respectueux du droit européen en proportionnant les obligations à la charge des plateformes au risque d’atteinte à la dignité humaine et en écartant toute obligation générale de surveillance des réseaux.

Pour améliorer la rédaction de certaines des obligations de moyens mises à la charge des plateformes, la commission des lois a également prévu l’absence d’information systématique des auteurs de contenus au stade de la simple notification par un tiers, et ce pour éviter les spams et les raids numériques contre les auteurs de contenus licites, mais polémiques. Par ailleurs, à titre exceptionnel, nous avons envisagé la possibilité, dans certains cas, de ne pas informer l’auteur de contenus retirés, notamment pour préserver les enquêtes en cours. Enfin, nous proposons la suppression de l’obligation générale faite aux plateformes d’empêcher la réapparition de tout contenu illicite contraire au droit européen.

La commission a aussi approuvé plusieurs clarifications procédurales concernant les pouvoirs de régulation et de sanction attribués au CSA. Je souhaite vous faire part, à cet égard, de ma vive inquiétude, car le régulateur risque de manquer de moyens et de compétences techniques pour expertiser efficacement les plateformes.

La commission des lois a, en outre, souhaité compléter le texte pour mieux s’attaquer à la viralité, qui est le cœur du problème de la haine sur internet.

Avec la proposition de loi telle qu’elle nous a été transmise par l’Assemblée nationale, une plateforme qui retirerait un contenu haineux vu 8 millions de fois au bout de 23 heures et 59 minutes après une notification respecterait parfaitement l’obligation de résultat que tendait à instaurer l’article 1er… Selon nous, il faut non pas viser une obligation illusoire de retrait exhaustif de tous les contenus en vingt-quatre heures, mais bien renforcer l’efficacité de la lutte contre les plus viraux et les plus nocifs de ces contenus.

Dans ce but, la commission des lois a ajusté la liste des acteurs soumis aux obligations de moyens renforcées de lutte contre les contenus haineux, pour permettre au CSA d’attraire dans le champ de sa régulation des plateformes moins grandes, mais très virales. Elle a aussi encouragé les plateformes, sous le contrôle du CSA, à prévoir des dispositifs techniques de désactivation rapide de certaines fonctionnalités de rediffusion massive des contenus.

La commission a également adopté un amendement d’appel visant à mieux associer les régies publicitaires à la lutte contre le financement de sites facilitant la diffusion en ligne des discours de haine par un renforcement des obligations de transparence à leur charge. Nous y reviendrons.

Enfin, comme le recommandait la commission d’enquête du Sénat sur la souveraineté numérique, nous avons souhaité encourager l’interopérabilité pour permettre aux victimes de haine de se réfugier sur d’autres plateformes ayant des politiques de modération différentes, tout en pouvant continuer à échanger avec les contacts qu’elles avaient noués jusqu’ici.

Ce travail important a été conduit dans un esprit de collaboration entre tous les commissaires, esprit qui se prolonge à travers les amendements de séance, dont plusieurs sont particulièrement intéressants et ont reçu un avis favorable de la commission des lois.

Sous réserve de l’approbation des modifications qu’elle a introduites, la commission des lois vous invite donc, mes chers collègues, à adopter la proposition de loi.

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