Intervention de Christophe-André Frassa

Réunion du 17 décembre 2019 à 14h30
Lutte contre les contenus haineux sur internet — Article 1er, amendement 25

Photo de Christophe-André FrassaChristophe-André Frassa :

L’amendement n° 25 de M. Daudigny vise à rétablir, à peu de choses près, le texte de l’Assemblée nationale, mais en ajoutant le délit de trafic de tabac à la liste des infractions, déjà fort longue.

Sur le principe, je reconnais bien volontiers l’importance de protéger l’activité de nos buralistes ; mais j’ai quelques difficultés à mettre sur le même plan, au sein d’une énumération, je le répète, déjà fort longue, l’apologie des crimes contre l’humanité et la vente de cigarettes sur internet… Nous sommes bien éloignés de notre sujet principal, la lutte contre les discours de haine.

Au reste, l’intention des auteurs de l’amendement est en partie satisfaite par le régime spécial issu de la LCEN, qui instaure, à la charge des intermédiaires techniques, une obligation d’information spécifique en matière de prévention du trafic de tabac, dont l’omission est pénalement sanctionnée. Tenons-en-nous là.

Je demande donc le retrait de cet amendement ; s’il est maintenu, avis défavorable.

Quant à l’amendement n° 51 du Gouvernement, il vise à rétablir, pour l’essentiel, le texte de l’Assemblée nationale. Malgré quelques améliorations à la marge, la rédaction proposée reste, pour notre commission, insatisfaisante.

Il s’agit toujours d’une obligation de résultat, et les retraits doivent être exhaustifs, c’est-à-dire que tous les contenus manifestement haineux sont concernés, de surcroît dans un délai couperet de vingt-quatre heures, sans aucune souplesse en fonction des circonstances ou du type de contenus.

Ainsi, le dispositif envisagé reste déséquilibré au détriment de la liberté d’expression. Il ne manquera pas d’entraîner de nombreux effets pervers : sur-censure, c’est-à-dire blocage par précaution de propos pourtant licites, recours encore plus massif à des filtres automatisés, contournement du juge, délégation de la police de la liberté d’expression en France à des plateformes étrangères.

D’ailleurs, l’application concrète de ce nouveau délit n’est pas réglée. Certains représentants du parquet, lors de leur audition par notre commission, ont employé l’expression, plus qu’éloquente, de « droit pénal purement expressif ».

Un problème d’imputabilité se pose tout d’abord, s’agissant des personnes physiques – qui, du modérateur sous-traitant indien ou du dirigeant américain, sera poursuivi ? – et, surtout, des personnes morales – comment qualifier l’intention pénale des organes dirigeants des hébergeurs concernés, domiciliés à l’étranger, dont il faut démontrer la complicité ?

Un autre problème se pose, de caractérisation de l’intentionnalité : le simple non-retrait suffira-t-il, ou sera-t-il nécessaire pour l’autorité de poursuite de caractériser une absence de diligences normales de l’opérateur pour qualifier l’illégalité manifeste d’un contenu ?

Le délai couperet de vingt-quatre heures pose également problème, dans la mesure où il empêchera d’établir des priorités entre les contenus les plus nocifs, qui ont un caractère d’évidence et doivent être retirés encore plus rapidement – terrorisme, pédopornographie –, et ceux qui nécessitent d’être analysés pour que le caractère manifestement illicite en soit apprécié, comme les infractions de presse, qui dépendent beaucoup de leur contexte – ironie, provocation…

Enfin, je répète que, selon la Commission européenne, ce dispositif viole plusieurs principes majeurs du droit européen : la responsabilité aménagée des hébergeurs résultant de la directive e-commerce et la liberté d’expression garantie par la Charte européenne des droits fondamentaux. Selon la Commission européenne, « tout délai fixé aux plateformes doit permettre une certaine flexibilité, dans certains cas justifiée » ; ce n’est manifestement pas ce que prévoit le Gouvernement dans son amendement.

Pour ces raisons, j’invite le Sénat à confirmer la position de ses trois commissions en repoussant l’amendement n° 51.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion