Intervention de Michel Van Praët

Commission de la culture, de l'éducation et de la communication — Réunion du 15 janvier 2020 à 9h35
Restitution des biens culturels — Audition de M. Michel Van praët professeur émérite du muséum national d'histoire naturelle membre de la commission scientifique nationale des collections csnc

Michel Van Praët, professeur émérite du Muséum national d'histoire naturelle, membre de la Commission scientifique nationale des collections (CSNC) :

Pour compléter l'intervention précédente, je rappellerai qu'un débat fort long a occupé la communauté muséale pour savoir si les restes humains étaient des collections comme les autres. Ce débat est devenu particulièrement vif au moment de la restitution des têtes maories. Certains craignaient qu'en les traitant différemment du reste on ouvre une boîte de Pandore ; d'autres, dont je fais partie, estimaient qu'il fallait examiner en quoi ces collections différaient des autres. Il faut garder ce point en tête, même si les débats actuels sont beaucoup plus apaisés.

Je préciserai également, au sujet des moyens de la CSNC, que j'ai pris en charge personnellement tous mes déplacements.

L'étude qui a été menée s'est accompagnée de réunions de travail et de formation dans les musées, les muséums et les universités. Entre 2017 et 2019, dix journées de rencontres ont été organisées par l'Office de coopération et d'information muséales (OCIM), et c'est dans ce cadre que j'ai pu me déplacer en province, outre la journée organisée à Paris. Cela a permis progressivement, à moi et à mes collègues, d'affiner notre analyse.

Très vite, la commission a considéré que la question des restes humains ne pouvait pas s'envisager simplement sous l'angle de la restitution. Au cours de l'année 2015, nous avons suggéré aux ministères de tutelle, à savoir, à l'époque, le ministère de la culture et de la communication et le ministère de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation, d'essayer de mettre en place une mission spécifique sur la localisation et le type de restes humains, sur la question de savoir s'il était possible d'édicter des principes généraux et si la législation permettait de résoudre les problèmes qui se posaient.

À la fin de l'année 2015, par lettre de mission interministérielle, m'a été confiée la mise en place d'un groupe de travail, dont je peux considérer qu'il existe toujours, même si j'ai le sentiment que les attentes ont quelque peu évolué à son sujet. Ce premier rapport de la CSNC a été suivi d'un second rapport, remis aux tutelles en 2018 et qui a fait l'objet d'une réunion avec les deux cabinets conjointement à l'été 2018. Malheureusement, depuis lors, ce rapport n'a pas été officiellement remis. Il pointait la nécessité de continuer à développer en France de bonnes pratiques et de définir à cette fin un vade-mecum.

Lors de cette réunion, le ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche a annoncé qu'il acceptait de prendre en charge son financement à travers l'OCIM. Le vade-mecum a été publié au début de l'année 2019 et a fait l'objet d'articles en mars 2019 dans deux revues professionnelles : La Lettre de l'OCIM, diffusée dans tous les musées, et Le Journal des arts. Depuis lors, je n'ai eu aucun écho de la part du ministère de la culture.

Où en sont les réflexions de cette commission ? Nous avons fourni des éléments permettant de dire que ce ne sont pas des collections comme les autres, non seulement d'un point de vue éthique, mais également d'un point de vue objectivement incontestable puisqu'elles ne peuvent pas être acquises comme les autres : en effet, le code civil interdisant que le corps humain puisse faire l'objet d'opérations marchandes, les collections se sont constituées essentiellement par dons et legs et elles ne peuvent être ni achetées ni vendues.

Le souhait du groupe de travail était d'évaluer ce qu'elles représentaient en France. Il ne s'agissait pas de dresser un inventaire des restes humains, opération difficile sachant qu'un corps humain compte 220 pièces. Faut-il le considérer dans son entièreté, même s'il manque certaines pièces ? Faut-il prendre en compte le fait que le crâne est une pièce majeure pour nombre de cultures ? Faut-il fixer une limite dans le temps ? Faut-il considérer les restes d'Homo sapiens ou d'Homo neanderthalensis comme faisant partie des restes humains dans les collections ou bien sont-ce des objets culturels dès l'instant où ils ont été remaniés dans le cadre d'une pratique ?

En revanche, un repérage nous semblait possible et celui-ci a été mené au moyen d'une consultation de l'ensemble des musées de France - plus de 540 d'entre eux ont répondu - et de l'ensemble des universités françaises, qui ont toutes répondu. Il en est ressorti qu'environ 250 musées et 25 universités revendiquaient la conservation de collections de restes humains, pour un total de 150 000 pièces. Pour l'essentiel - 100 000 pièces - il s'agit de pièces françaises et d'ordre archéologique.

L'essentiel des 50 000 autres pièces est constitué de pièces d'anatomie humaine et d'anthropologie physique - probablement plus de 30 000 -, situées essentiellement dans des universités et des musées d'histoire naturelle ou des musées ayant des sections d'histoire naturelle. Ces pièces d'anthropologie physique ont été constituées pour l'essentiel au XIXe siècle à un moment où la compréhension du développement de l'embryon et du corps humain nécessitait, en l'absence de techniques d'imagerie, la fabrication de pièces anatomiques de référence.

Jusqu'au milieu du XIXe siècle, l'essentiel, voire la quasi-totalité de ces pièces, est d'origine française. Par la suite, dans le contexte colonial, les chercheurs essaient d'obtenir des pièces de telle ou telle partie du monde à des fins de comparaison et pour trancher la question de l'unicité ou non du genre humain. Celles qui viennent de l'étranger et dont les conditions de collecte posent question peuvent être considérées comme étant les plus sensibles. La restitution de certaines d'entre elles, comme la Vénus hottentote, a nécessité le vote d'une loi spécifique, même si celle-ci n'était pas nécessaire en l'absence de textes d'application de la loi relative aux musées de France.

À la même époque, la restitution d'un cacique sud-américain qui avait participé aux luttes d'indépendance et qui, après sa mort en exil en France dans les années 1830, était entré dans les collections du Museum est intervenue par simple décision administrative.

Parmi ces pièces sensibles d'anthropologie physique, quelques milliers viennent de l'étranger.

Le groupe de travail a été surpris de découvrir des pièces pouvant être considérées comme culturellement sensibles en nombre dans les musées, moins nombreuses dans les universités, à savoir l'ensemble des reliques chrétiennes - quelques milliers. Celles-ci sont souvent mal inventoriées, parce que c'est souvent simplement le reliquaire qui l'est sans qu'ait été menée une étude sur la relique elle-même.

J'en viens au cas particulier des pièces d'égyptologie. Nous avons été surpris d'en dénombrer nettement plus que ce qu'en disaient jusqu'alors les ouvrages spécialisés -plusieurs centaines. Ces pièces ont été rassemblées vers la fin du XIXe siècle et au début du XXe, quand la mode était à l'égyptomanie. Ces pièces ont souvent été dissociées, tel musée préférant acquérir un sarcophage pour des raisons culturelles et tel autre un squelette pour des raisons d'anatomie comparée et d'anthropologie. Il y a là un champ d'études intéressant.

Guimet a voulu constituer son musée des religions à Lyon, avant de créer son musée à Paris puis celui de Lyon, qui a servi de base au musée Guimet, mais aussi au musée des Beaux-Arts de Lyon et du muséum de Lyon, ancêtre du musée des Confluences ; on y dénombre plus de momies qu'à celui de Paris. Le « fouilleur » qu'avait financé Guimet se flattait d'avoir fouillé 20 000 sépultures, ce qui explique que le Louvre et le musée de Guimet aient été submergés. Le Louvre et le Museum se partageaient l'un des sarcophages, l'autre les squelettes, y compris les squelettes d'animaux, importants à l'époque dans l'étude de l'évolution biologique. Aujourd'hui, de nombreux musées de France possèdent, sous une forme ou sous une autre, un reste humain ou un élément de parure d'un reste humain. Il faut également savoir que le produit de ces fouilles est constitué en majorité des pièces coptes.

Les pièces les plus sensibles sont donc celles qui ont été collectées en tant que pièces d'anthropologie, à une époque où on ne distinguait ni anthropologie physique ni anthropologie culturelle, et qui sont aujourd'hui considérées comme des pièces d'anthropologie culturelle, constituées en totalité ou en partie, de restes humains. Ces pièces sont très peu nombreuses, même si elles font le buzz : au plus quelques centaines et en tout état de cause moins de mille - et le musée du quai Branly en compte assez peu.

Parallèlement à ce repérage, nous avons essayé de définir des critères généraux permettant de regrouper ces pièces. Parmi les restitutions ou réinhumations qui sont intervenues, il en existe deux dont on ne parle jamais.

D'une part, les pièces qui sont à l'origine de la création de la compagnie des guides de Chamonix. Au XIXe siècle, en l'absence d'une telle compagnie, les scientifiques désireux d'entreprendre des expéditions scientifiques payaient des guides pour les accompagner. Les corps de plusieurs guides décédés lors de l'ascension du mont Blanc ont été retrouvés dans l'entre- deux-guerres, quand le glacier les a rejetés. Dans un premier temps recueillis par le musée d'Annecy, ces corps, à la suite d'une polémique, ont été réinhumés. Cette restitution s'est faite par voie administrative dans l'entre-deux-guerres sans difficulté, mais au terme de nombreux débats.

D'autre part, pendant la Seconde Guerre mondiale, l'anatomiste nazi qui dirigeait le service d'anatomie de l'université de Strasbourg avait mené des expérimentations sur des cadavres de juifs exterminés très « proprement » dans un camp des Vosges. L'idée complètement déviante de ce conservateur était de garder trace, au moyen d'un musée, d'un groupe humain qui allait disparaître. Numérotés et conservés, ces corps ont été inhumés au cimetière de Cronenbourg après la guerre, là encore par décision administrative et sans que cela soulève le moindre problème.

Dans l'affaire de la Vénus hottentote, une loi a été votée. D'autres restitutions ont été autorisées par voie administrative durant la même période. Je citerai aussi la restitution de têtes maories, notamment celle de Rouen, et plus récemment le retour de deux pièces kanakes en Nouvelle-Calédonie ; néanmoins, ces pièces appartenaient à une association et non au patrimoine national.

Dans tous les cas, la restitution a porté sur des restes d'individus que nous pouvions identifier ou dont nous pouvions identifier l'appartenance à une communauté - au sens de famille. Ces éléments ont été déterminants pour justifier la restitution, outre le fait que l'intérêt scientifique de ces pièces n'était pas toujours établi en vertu du code du patrimoine. Et les restitutions ont toujours été réalisées à la demande d'un État démocratique relayant le souhait d'une famille ou d'une communauté culturelle.

Des discussions ont eu lieu à ce propos au sein du groupe de travail et trouvent leur prolongement dans le rapport, car il nous semble essentiel qu'un examen soit systématiquement effectué pour relier chaque pièce à son origine ou à un mode d'acquisition précis et à une communauté ou à une famille. En tout cas, le simple critère de la perte d'intérêt public ou scientifique, s'il peut simplifier les choses, n'est pas suffisant en lui-même ; une pièce peut avoir un intérêt réel et être restituée. Ce critère fera sans doute l'objet de nombreux débats entre les différents points de vue au sein de votre commission.

Aujourd'hui, compte tenu du cadre législatif et réglementaire en vigueur, la situation en matière de restitution des restes humains est nécessairement bloquée, puisque les restes humains présents dans les collections proviennent en grande partie de dons et de legs. Or le code du patrimoine précise que ceux-ci ne peuvent faire l'objet d'un déclassement, en vertu d'un principe juridique qui est central. Nous avions proposé de faire évoluer le droit pour permettre la remise en cause de l'acquisition en sollicitant son annulation auprès du juge.

Le ministère de la culture avait envisagé d'introduire cette possibilité dans le cadre du projet de loi sur la liberté de la création, à la fois pour les pièces acquises de manière illicite, les restes humains et les possessions du IIIe Reich. Il y a finalement renoncé pour ne pas alourdir ce texte législatif déjà dense.

S'agissant des restes humains, je crois que le juge serait tout à fait à même de décider s'il y a lieu de procéder à l'annulation de l'acquisition ou non. Les collections de restes humains sont différentes des autres, car nous ne sommes pas propriétaires de notre corps, et la valeur des dons et des legs de ce fait est subtile et discutable. Des critères simples pourraient être utilisés à l'appui de l'annulation, à laquelle il pourrait être procédé dès lors que les restes sont identifiés, que la demande est justifiée et soutenue par un État souverain et que cette restitution permettra d'engager avec le pays demandeur une réflexion commune sur ce que représente la restitution.

Les pièces relevant de l'archéologie - il y a un spécialiste parmi vous - se trouvent aujourd'hui dans une situation quelque peu absurde. Une circulaire prévoit que les restes humains font partie, non du matériel archéologique, mais de la « documentation », le but étant que ces pièces puissent être récupérées par les propriétaires des terrains. Toutefois, à la moindre contestation, la décision serait cassée. Or sont concernées près de 100 000 pièces. C'est pourquoi, outre la question de la stricte restitution, la clairvoyance politique, au sens noble, impose de donner aux restes humains issus de l'archéologie un statut plus digne.

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