Le Conseil international des musées, qui regroupe environ 30 000 professionnels dans le monde, a toujours plaidé pour qu'on ne passe pas par des lois de circonstance : nous voulons que les restitutions procèdent d'une coopération scientifique et s'inscrivent dans un développement des échanges culturels. Cette démarche explique d'ailleurs certaines tensions avec l'Unesco, qui se place du point de vue des États. Pour ce qui est de la démocratie, je me garderai bien d'essayer de la définir. J'aurais dû évoquer des États souverains plutôt que démocratiques.
Il est clair que, pour une raison que j'ignore, mais à mon avis structurelle, les juristes des différents ministères ne communiquent pas entre eux. Ainsi, alors que la loi de restitution de la Vénus hottentote se préparait en même temps qu'une révision de la loi Bioéthique, il n'y a eu aucun échange sur les incidences croisées des deux textes ! Résultat : les conséquences du principe selon lequel la dignité ne s'arrête pas au décès n'ont pas été totalement anticipées par le monde du patrimoine.
À la même période, les mêmes discussions se sont tenues en Angleterre : moins d'un an après le Human Tissue Act, équivalent de nos lois bioéthiques, une série de textes a précisé le cadre éthique de la conservation des restes humains.
Comme membre du Comité consultatif national d'éthique (CCNE), j'ai participé à la phase préparatoire de la révision de la loi Bioéthique : je me souviens que le ministère de la santé ne souhaitait nullement que des dispositions soient prises intéressant la culture. Pas plus tard que le mois dernier, un autre membre de ce comité, retraité du Conseil d'État, m'a demandé : « des restes humains patrimonialisés, qu'est-ce que cela signifie ? » Bref, il n'y a pas de contact entre les différentes approches ministérielles ! Mesdames, messieurs les sénateurs, si vous pouvez faire quelque chose...
Aujourd'hui, quand j'explique devant le CCNE que les archéologues se permettent d'entreprendre des recherches sur des restes humains sans passer par la commission nationale compétente, laquelle n'a d'ailleurs nulle envie de se pencher sur les recherches des archéologues, surprise de mes collègues ! En vérité, s'il n'y a pas de conflit de normes, c'est seulement parce que chacun ignore ce que font les autres !
À la faveur de l'examen du projet de loi Bioéthique, il serait merveilleux qu'on s'interroge sur les conséquences des dispositions prises dans d'autres domaines que ceux dont s'occupe le ministère de la santé, car, visiblement, ce n'est pas l'habitude en France de croiser ainsi les points de vue...
En Angleterre, je le répète, on est allé relativement vite. Il est vrai que, dans ce pays, une grande autonomie est laissée aux établissements muséaux. En quelque sorte, l'État s'est déchargé sur les instances muséales des restitutions, au demeurant assez nombreuses.
En Allemagne, l'Association des conservateurs de musée a lancé une démarche dont est sorti un guide de bonnes pratiques. Les restitutions existent, mais la situation dans ce pays est particulière, compte tenu d'une histoire spécialement dramatique : l'Allemagne est le seul pays à avoir créé dans ses colonies des camps de concentration, destinés à fournir aux musées des corps d'indigènes en bonne santé. Il y avait même des cartes postales qui montraient le départ des caisses du Bostwana...
Les États-Unis suivent une logique fédérale et communautariste dans le cadre du Native American Graves Protection Act (NAGPRA), dont il y aurait beaucoup à dire.
Par ailleurs, certains pays demandent des restitutions sans qu'il y ait forcément un accord en leur sein. Par exemple, les autorités aborigènes sont réservées sur la forme de certaines demandes de l'État australien. Elles souhaitent plutôt développer des recherches avec les professionnels des pays détenteurs pour améliorer les connaissances sur les restes, voire envisager leur restauration. Surtout, ces autorités sont fortement opposées au projet de l'État australien de créer une sorte de Mémorial national, qui ne serait qu'un geste par rapport aux drames qui se sont poursuivis, bien après la période coloniale, jusque dans les années soixante.
Les restes de cinq Inuits sont conservés dans nos collections nationales. Sous la présidence de M. Hollande, un accord a été signé entre le Premier ministre canadien et la France pour faciliter le retour de ces restes. Les Inuits sont venus se recueillir devant les collections du musée de l'Homme. Ils ont fait remarquer que par rapport à leur culture les restes devraient plutôt être conservés allongés que debout. Mais à ce jour, ils n'en ont toujours pas demandé leur restitution, alors même que l'établissement et son ministère de tutelle y étaient favorables.
Lorsque des échanges se mettent en place, la restitution devient finalement seconde par rapport à la coopération naissante. Le silence n'est jamais une bonne façon de gérer un dossier. En ce qui concerne la restitution des crânes de résistants algériens de la période du XIXe siècle, après la défaite d'Abdelkader, on peut comprendre la position de l'État qui la souhaite, même si on ne la partage pas. Il s'agit d'individus qui ont été considérés comme des résistants dans un contexte historique qu'il faudrait retravailler. Bien sûr, le fait qu'il y ait bien plus de pièces algériennes de cette époque dans les collections françaises peut poser problème. S'il s'agit de faire de l'anthropologie comparée, ces pièces d'origine kabyle renvoient à des individus qui ont été des auxiliaires de l'armée française. La difficulté existe aussi en ce qui concerne les pièces qui viennent des hôpitaux d'Alger ou d'Oran, dès lors que c'était la puissance coloniale qui construisait les hôpitaux. On ne peut pas faire l'économie d'un travail sur l'histoire du pays pour traiter ces questions.
On a pu le constater lors de la restitution des têtes maories. Au départ, il s'agissait simplement de les rendre à la communauté à laquelle elles appartenaient, d'après les tatouages retrouvés. Or, on a découvert que ces tatouages avaient en réalité été réalisés par la communauté sur un prisonnier. Des collaborations se sont développées entre le musée Te Papa Tongarewa, la Nouvelle-Zélande et les musées français, qui ont donné lieu à des échanges et à la venue d'artistes.
Si la restitution se fait de manière silencieuse et creuse, elle est une perte pour tout le monde. Pour les aborigènes australiens, il est évident qu'il faut étudier les pièces qui les concernent, mais pas seulement du point de vue anglo-saxon. Un regard autre, français par exemple, enrichirait l'interprétation. Il est clair que la restitution doit se faire dans une démarche collaborative.
Quand on parle de 220 pièces, il ne s'agit que des squelettes, et on ne prend pas en compte le coeur, le foie, les cheveux ou les ongles. Le repérage qui a été effectué par le groupe de travail consistait surtout à identifier les types de collections présentes dans les musées.
L'intérêt public se définit selon des points de vue multiples, ce qui peut susciter des troubles. Quant à l'intérêt scientifique, il est difficile à cerner, car si vous mettez trois scientifiques ensemble, trois points de vue différents se dégageront. Si vous en mettez mille, vous obtiendrez une moyenne. Le principe reste d'éviter qu'une restitution ne crée des trous dans la connaissance.
La science étant une construction culturelle, le regard que l'on porte sur tel ou tel objet évoluera forcément au fur et à mesure que se développeront de nouvelles idées. Au moment de la découverte des momies, on a eu tendance à les isoler de leur environnement matériel, en les séparant de leur sarcophage, notamment. On considérait alors qu'elles pouvaient servir à l'étude de l'évolution de l'humanité. Cela a été un échec. Les scientifiques ont perdu la main, et on sait désormais que les momies égyptiennes ne nous diront rien sur l'évolution humaine. En revanche, les chats momifiés ont livré des informations sur l'évolution des espèces domestiquées : l'imagerie moderne a permis d'étudier l'empreinte de leur cerveau à l'intérieur de la boîte crânienne, laissant voir qu'on était dans une période de début de la domestication des chats.
Le processus de restitution des restes humains ne va pas sans une démarche de valorisation globale qui permettra de définir dans quel type de collection la ranger. La documentation sur l'origine de certaines pièces australiennes est très faible ; on pourrait la compléter.
Ce qui importe, c'est que la démarche soit publique et parfaitement transparente, que ce soit au niveau scientifique, au niveau culturel, mais aussi en matière de coopération.
À mon sens, l'inventaire sur les restes humains reste difficile à réaliser. Certains restes humains sont vendus en France lors de ventes publiques : crânes, momies amérindiennes, etc. Certains considèrent en effet que les restes sont devenus des biens culturels. On trouve ainsi dans des catalogues de vente les mentions « reliure en peau humaine », « poitrine avec poils et tétons », « dos avec tatouages ». Sur ce point, l'interprétation de la loi reste à clarifier.