Je remercie la Cour des comptes pour le rapport très fourni qu'elle vient de nous présenter en application de l'article 58-2° de la Lolf. Ses conclusions sont très largement convergentes avec celles de mon contrôle budgétaire. Quatre questions reviennent régulièrement lorsque nous examinons le budget des armées et son volet Opex. Le surcoût Opex prend-il en compte l'intégralité des dépenses ? Le dépassement systématique de la provision inscrite en loi de finances témoigne-t-il d'une insincérité budgétaire ? Dans quelle mesure les opérations intérieures constituent-elles un facteur de perturbation du fonctionnement de nos armées ? Quelles conclusions tirer pour la future loi de programmation militaire - et pour l'actuelle ?
Le surcoût Opex doit être mis en perspective avec le budget global de 32 milliards d'euros alloué à la défense. Quels sont les éléments pris en compte dans son calcul ? Il ne représente pas l'intégralité du coût des opérations, mais uniquement deux types de dépenses supplémentaires liées aux Opex : celles retracées sur le budget opérationnel de programme (BOP Opex), qui concernent les frais de personnel, de fonctionnement courant, de transport stratégique, et celles comptabilisées sur les BOP organiques, qui concernent les dépenses dites ex post - entretien programmé du matériel et du personnel, équipement d'accompagnement, carburant et munitions. La méthode de calcul a tout d'abord été fixée par une instruction de 1984, remplacée par une lettre du 1er décembre 2010 adressée par le directeur des affaires financières du ministère de la défense au directeur du budget.
En 2015, le surcoût Opex s'est élevé à 1,1 milliard d'euros. Notons que, depuis 2011, il n'y a pas de contestation majeure entre le ministère de la défense et celui du budget sur ce point précis. La question n'est donc pas celle de la méthodologie employée mais bien celle du champ de dépenses prises en compte. Certaines dépenses, actuellement non comptabilisées, pourraient probablement être intégrées. C'est le cas des achats de matériel en urgence opérationnelle, de certains affrètements ou de certains dispositifs d'action sociale. Cette recommandation est d'ailleurs partagée par la Cour des comptes.
Mais le plus préoccupant est que l'utilisation du matériel en Opex se traduit par une usure accélérée du capital de nos armées. Les pertes, destructions et cessions gratuites de matériel aux armées étrangères engagées au sein des théâtres d'opération ne sont pas comptabilisées. Elles font l'objet d'une dépréciation, en principe retracée dans le compte général de l'État. Celui-ci ne distingue cependant pas les dépréciations liées à ces événements des autres facteurs de dépréciation. Il est donc impossible d'en connaître le montant exact. Il y a là, certainement, une piste d'amélioration.
Le matériel utilisé en Opex est en outre soumis à deux phénomènes : la suractivité - c'est-à-dire l'utilisation au-delà du potentiel alloué - et la surintensité, qui caractérise les conséquences sur le matériel des conditions d'emploi en Opex, plus agressives qu'en métropole. Le surcoût lié à ces phénomènes n'est compensé qu'au titre des dépenses supplémentaires liées à l'entretien des matériels, mais il n'intègre pas le renouvellement plus rapide de ces derniers. Par exemple, si un aéronef est conçu pour effectuer 5 000 heures en vingt ans, soit 250 heures par an et que, dans la pratique, son nombre d'heures de vol atteint 1 000 heures par an, le surcoût lié à un rythme d'entretien accéléré est bien compensé mais pas la diminution de son espérance de vie, qui n'est plus de vingt ans mais de cinq.
L'augmentation du rythme des opérations a aussi un effet sur les hommes. La durée de projection moyenne est de quatre à six mois, selon le théâtre d'opération, ce qui a évidemment des conséquences sur la vie personnelle des soldats. L'entraînement de nos armées souffre de la conjonction de deux phénomènes : d'une part, une accélération du rythme de leur déploiement, qui s'effectue au détriment de leur préparation, et d'autre part, un transfert de l'indisponibilité des matériels vers la métropole, qui ne leur permet pas de s'entraîner dans de bonnes conditions. Ainsi le nombre de journées de préparation opérationnelle dans l'armée de terre a chuté de 24 % en 2015, passant de 84 jours à 64 jours. Dans la marine, la génération des pilotes opérationnels est pénalisée par le déploiement des pilotes instructeurs et les tensions sur la disponibilité de certaines flottes d'hélicoptères. L'armée de l'air est confrontée aux mêmes problématiques ainsi qu'aux difficultés liées à l'hétérogénéité de son parc d'aéronefs. Ainsi, un nombre très significatif d'avions ne répond pas aux normes Opex. Le surcoût des Opex ne prend pas en compte cette dépréciation du capital humain et matériel, et plusieurs personnes entendues en audition ont indiqué que cette situation revenait dans une large mesure à hypothéquer l'avenir et à diminuer notre potentiel.
Le dépassement systématique de la provision inscrite en loi de finances au titre du surcoût Opex témoigne-t-il d'une insincérité budgétaire ? Par définition, il est difficile d'anticiper sur des engagements militaires, qui ne se décident pas en même temps que le vote du budget. La notion de prévision a donc tout son sens. Encore faut-il que cette prévision soit crédible et donc résulte d'une analyse objective de la situation.
Le surcoût Opex fait l'objet d'un triple financement. D'abord, une provision est inscrite dans le budget de la défense. Nous recevons aussi les remboursements des organismes internationaux. Enfin, la différence est compensée par la solidarité interministérielle via un décret d'avance pris en fin d'année. Le montant de la provision inscrite en loi de finances chaque année, déterminé dans la loi de programmation militaire, s'élève à 450 millions d'euros. Pourquoi ? Il a été établi à partir du coût des dépenses observées sur les années antérieures, déduction faite du désengagement en Afghanistan.
Le problème est que cette prévision était obsolète avant même l'entrée en vigueur de la loi de programmation militaire, l'opération Serval au Mali n'ayant pas été prise en compte dans le calcul.
La question est donc la suivante : peut-on affirmer que l'engagement de la France à l'extérieur et à l'intérieur s'inscrit dans la durée et ne pas en tirer les conséquences ? Le ministre des affaires étrangères a indiqué devant le Sénat la semaine dernière que le combat contre le djihadisme serait long. Lors du vote du budget 2014, nous savions que le surcoût des Opex serait proche d'un milliard d'euros. Il en va de même pour 2015 et probablement pour 2016. On ne peut plus parler d'une dépense possible : il s'agit bien d'une dépense certaine et connue de tous.
Cette situation, contraire au principe de sincérité budgétaire posé par l'article 32 de la Lolf, ne concerne pas uniquement le budget de la défense mais bien le budget de l'État dans son ensemble, dans la mesure où la plupart des ministères sont appelés à contribuer au financement du surcoût Opex. Le principe du financement d'une partie du surcoût Opex par la solidarité interministérielle est un moindre mal pour le ministère de la défense, qui est ainsi assuré de ne pas supporter seul l'intégralité de la dépense, mais cette technique n'est satisfaisante ni sur le plan de la transparence ni sur celui de la sincérité budgétaire. Cela vient de nous être rappelé par la Cour des comptes.
Elle n'est en outre pas sans risque. En 2014, la contribution du ministère de la défense au financement interministériel, essentiellement portée par le programme 146 « Équipement des forces », a été supérieure à son poids dans le budget de l'État. En 2015, la situation s'est avérée moins défavorable, mais 590 millions d'euros ont été gelés au titre du respect de la norme de dépense. Reportés en 2016, ces crédits ont fait l'objet d'un gel immédiat. Si ces crédits n'étaient pas dégelés suffisamment tôt, cela se traduirait, au mieux, par une augmentation des intérêts moratoires et, au pire, par le report ou l'étalement de certains programmes. Il y a là un effet de ciseau dangereux avec, d'une part, un capital qui s'use et, d'autre part, des matériels livrés avec retard et dans des volumes potentiellement insuffisants.
Aussi faut-il inscrire en loi de finances initiale une provision plus juste, dont le montant pourrait être établi par référence aux niveaux de dépenses constatés au cours des cinq dernières années. Le surcroît de dépense aurait vocation, comme c'est le cas actuellement, à faire l'objet d'un financement par la solidarité interministérielle. Il pourrait également être envisagé de créer, comme au Royaume-Uni, une réserve distincte du budget de la défense, également abondée par un financement interministériel. L'augmentation de la provision Opex ne se traduira pas pour autant par une dégradation du solde budgétaire de l'État. Simplement, la solidarité interministérielle n'interviendrait plus ex post mais ex ante. Une telle solution améliorerait en outre la visibilité des gestionnaires des autres ministères.
Dans quelle mesure les opérations intérieures constituent-elles un facteur de perturbation du fonctionnement de nos armées ? Les termes d'opérations intérieures font essentiellement référence à l'opération « Sentinelle » déployée au lendemain des attentats de janvier 2015 - également après le vote de la loi de programmation militaire, donc. Le maintien de ce dispositif pose deux questions : celle de son efficacité dans la lutte contre le terrorisme et celle des conséquences dans le temps d'un tel emploi des forces armées.
Sur le premier point, je rappellerai que la mobilisation des forces armées se fait sur la base d'une réquisition par le ministre de l'intérieur. Les personnels sont donc placés sous l'autorité du ministre de l'intérieur. Ainsi, l'intervention des forces de l'ordre ne peut se faire que sous le régime de la légitime défense. Si une telle situation peut se justifier dans l'urgence et de manière ponctuelle, il semble plus problématique de l'inscrire sous ce format dans la durée.
Sur le second point, l'écueil consisterait à assigner à nos soldats des missions en plus de leurs tâches habituelles au risque d'affaiblir notre potentiel de défense. Par exemple, jusqu'à 8 % des effectifs de sous-officiers projetables affectés à l'entretien des avions peuvent être mobilisés dans le cadre de missions supplémentaires. Un tel niveau de mobilisation peut déstabiliser les calendriers de maintenance et la préparation des hommes, alors que ceux-ci sont déjà tendus du fait des Opex.
Quelles conclusions tirer pour l'actuelle et la future lois de programmation militaire ? Le contexte international diplomatique, sécuritaire, militaire a profondément évolué et pose la question de l'outil même et de sa finalité.
L'actualisation de la loi de programmation militaire en juillet 2015 a pris en compte l'augmentation de la force opérationnelle terrestre de 66 000 à 77 000 hommes. Elle n'intègre cependant pas les conséquences de l'objectif annoncé par le président de la République, au lendemain des attentats du 13 novembre 2015, d'une stabilité des effectifs après l'augmentation prévue en 2016.
Un effort en faveur des matériels a été prévu avec 1,5 milliard d'euros d'acquisitions sur la période 2016-2019 et 500 millions d'euros de crédits supplémentaires pour l'entretien des équipements. Il est toutefois insuffisant car il n'intègre pas réellement l'usure du capital, qui constitue un passif en accumulation. À défaut d'une nouvelle actualisation de l'actuelle loi de programmation militaire, il est à craindre que la prochaine loi de programmation militaire ait d'abord comme contrainte de remettre à niveau notre potentiel de défense en mettant l'accent sur le maintien en condition opérationnelle avant d'envisager une nouvelle programmation proprement dite qui traduirait une stratégie nouvelle.
Cette loi de programmation militaire ne pourra pas, pour des raisons budgétaires comme opérationnelles, s'affranchir d'une réflexion européenne. L'engagement de nos forces armées est l'expression de notre souveraineté nationale et d'une ambition qui s'inscrit dans la tradition française. Pour autant, la France ne peut plus être seule à porter un défi qui dépasse ses frontières et qui concerne toute l'Europe.
La qualité des hommes et une gestion à l'extrême des matériels ont permis de faire face à la suractivité et à la surintensité. Mais la Nation tout entière doit comprendre que l'heure de vérité a sonné. Il s'agit de choisir entre revoir nos ambitions pour les mettre en conformité avec nos moyens, ou revoir nos moyens pour atteindre nos ambitions. Les 2 % du PIB consacrés à la défense ne sont plus un objectif mais un impératif si nous entendons maintenir nos engagements.
Depuis plusieurs années, et surtout pendant la durée d'exécution de la présente loi de programmation militaire, les ambitions légitimes du pays n'ont pas fait l'objet d'une traduction budgétaire adaptée. Il en résulte, au-delà du coût affiché des Opex, une perte en capital de nos moyens d'intervention et une fragilité dans la transmission de nos savoirs.
Général Gilles Lillo, chef de la division « Plans, programmation et évaluation ». - L'état-major des armées se retrouve dans vos propos, monsieur le rapporteur spécial. Contrairement à la légende, nous nous entendons bien avec la direction du budget. Avec l'aide technique de la Cour des comptes, nous travaillons ensemble de manière constructive. En témoigne le fait que la méthode de calcul des surcoûts est partagée et ne pose pas de problème d'application entre le ministère de la défense et la direction du budget.
Oui, certaines dépenses ne sont pas prises en compte. Mais il est toujours possible de changer les règles du jeu ! Il est vrai que le quotidien est affecté par la mobilisation massive que nous connaissons. Nos plus anciens avions de transport, je le rappelle, datent de l'époque de la Caravelle... Après plus de cinquante années de service, ils participent toujours à des missions stratégiques. Combien de Français accepteraient de voyager dans une Caravelle ? Leur entretien est épuisant. Quoi qu'il en soit, quand des avions affectés aux liaisons Antilles-Guyane sont envoyés en Opex, nous faisons appel, pour les remplacer sur place, à un prestataire privé. Le coût de ce remplacement n'est pas comptabilisé dans les surcoûts des Opex. Et de tels exemples sont nombreux.
Le terme de « sincérité » me met mal à l'aise : je ne souhaite pas être pris dans un jeu politique. Lorsque la provision « Opex » a été définie par la loi de programmation militaire, la fixation de son montant a été l'un des nombreux paris collectifs que comportait cette loi, comme l'était l'export du Rafale ou les ressources exceptionnelles. Nous nous désengagions d'Afghanistan, l'opération Serval débutait... Mais l'immédiateté des opérations contraste avec la durée de leur processus de financement. L'opération Sentinelle a vu la projection de 10 000 hommes en trois jours. Quelle entreprise serait capable de réaliser cet exploit ? Les moyens n'étaient pas au rendez-vous, mais l'enthousiasme des personnels, et leur sens de la mission, ont compensé.
L'actualisation du montant de la dotation pour les Opex s'impose donc. En revanche, pourquoi raisonner dans le cadre de la loi de finances ? Notre référentiel, c'est la loi de programmation militaire, dont les lois de finances ne sont que des déclinaisons. La dotation du budget opérationnel de programme Opex implique de facto des décisions sur les allocations de ressources du programme 146. On ne peut remettre en cause ces décisions structurantes tous les ans à cause de la dotation Opex. Par ailleurs, l'idée de calculer le bon niveau sur la base des cinq précédentes années me paraît bonne.
Le chef d'état-major des armées a déclaré récemment devant les députés que, si le choix de l'emploi de la force relève des plus hautes instances politiques, il était tout de même délicat d'expliquer à nos concitoyens que les militaires n'avaient pas vocation à protéger les Français sur notre territoire. C'est tout de même leur métier : tout militaire a, de par son statut, vocation à porter une arme. Notre fonction principale est, avant tout, la mission.
Sur le plan budgétaire, faute d'instructions précises, nous nous rapprochons, dans la comptabilité des opérations intérieures, de celle des Opex, grâce à la bienveillance de la direction du budget. Oui, la vraie question est l'adaptation des moyens aux ambitions du pays. Nous n'avons plus le temps de reporter les décisions à des jours meilleurs. Toutes les ficelles qui ont permis de tenir - avions de 50 ans, blindés de 40 ans, bateaux envahis par la rouille, sans parler des hommes... - ont déjà été utilisées.