La réunion est ouverte à 17 h 30
Enfin, la commission entend une communication de M. Dominique de Legge, rapporteur spécial, et procède à une audition pour suite à donner à l'enquête de la Cour des comptes transmise en application de l'article 58-2° de la loi organique relative aux lois de finances, sur les opérations extérieures du ministère de la défense (OPEX).
Une semaine après avoir entendu et débattu en séance publique d'une déclaration du Gouvernement sur les opérations extérieures (Opex) de la France, nous évoquons à nouveau cette question. En février dernier, le rapporteur spécial de la mission « Défense », Dominique de Legge, a engagé un contrôle budgétaire sur leur financement. Il est ensuite apparu que la Cour des comptes pourrait apporter un éclairage complémentaire sur cette question. C'est pourquoi notre commission des finances, conformément à l'article 58-2° de la loi organique relative aux lois de finances (Lolf), l'a chargée de réaliser une enquête sur les opérations extérieures de la France entre 2012 et 2015.
Nous avons donc le plaisir de recevoir Guy Piolé, président de la deuxième chambre de la Cour des comptes, qui nous présentera les principales conclusions de cette enquête. Puis nous entendrons la communication de Dominique de Legge sur les résultats des investigations qu'il a menées en sa qualité de rapporteur spécial. Pour réagir à ces travaux et répondre aux questions du rapporteur spécial Dominique de Legge, et de tous les sénateurs qui le souhaiteront, nous accueillons également le général de division Gilles Lillo, chef de la division « Plans, programmation et évaluation », qui représente l'état-major des armées ; l'ingénieur général de l'armement Yves Colin, sous-directeur de la conduite des opérations d'armement à la direction générale de l'armement ; et Vincent Moreau, sous-directeur de la cinquième sous-direction de la direction du budget.
La question des Opex fait l'objet d'un suivi attentif de la part de notre assemblée. Nos travaux complètent ceux de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat, qui a rendu public en juillet dernier un rapport intitulé : « Interventions extérieures de la France : renforcer l'efficacité militaire par une approche globale coordonnée ». Les auteurs de ce rapport ont été conviés à notre réunion et j'ai le plaisir d'accueillir à ce titre Daniel Reiner.
Je représente les autres auteurs : Jacques Gautier, Jean-Marie Bockel, Jeanny Lorgeoux, Cédric Perrin et Gilbert Roger.
C'est en février dernier que votre commission des finances a émis le souhait que la Cour des comptes participe à une enquête sur les Opex. Notre Premier Président a donné en mars une réponse favorable à votre demande, et nous voilà en octobre : c'est dire si nous avons travaillé dans des délais contraints, d'autant que nos procédures contradictoires, qui imposent des délais de réponse, ont été respectées. En lien avec votre rapporteur spécial, nous avons organisé notre travail autour de deux axes : les coûts et les moyens budgétaires, d'une part, et la question de la pertinence des moyens et de leur soutenabilité, de l'autre.
Son premier message est que les surcoûts des Opex sont imparfaitement appréhendés dans les lois de finances. L'idéal serait de connaître ex ante les coûts réels de chaque Opex, mais le ministère de la défense ne dispose pas de l'appareillage technique nécessaire à leur évaluation précise, et le créer nécessiterait un effort considérable. Il faut donc raisonner en termes de surcoûts. De 1,1 milliard d'euros en 2015, les surcoûts passeront à 1,2 milliard d'euros cette année. En moyenne, depuis 2012, ils avoisinent le milliard d'euros. La Cour des comptes a pris acte de cette approche par surcoûts, qui est d'ailleurs semblable à celle des Britanniques.
Le surcoût par homme projeté a doublé depuis le début des années 2000, passant de 56 800 euros à 125 900 euros. Certes, les Opex ne se ressemblent pas entre elles, et varient par leur intensité, leurs conditions géographiques ou le type d'engagement. Mais le coût des télécommunications, notamment satellitaires, et celui du soutien à l'homme sont en hausse constante. Comme le nombre de combattants projetés a diminué, le coût unitaire augmente.
Si l'approche par surcoûts correspond bien à l'objectif comptable de procurer l'information nécessaire à la décision budgétaire, la Cour des comptes regrette que ces surcoûts ne soient pas complètement évalués et sincèrement prévus dans le budget. Leur traitement dérogatoire a pour conséquence une budgétisation annuelle très insuffisante : le montant figurant en loi de finances est passé de 630 millions d'euros à 450 millions d'euros. Ces montants se fondent sur la loi de programmation militaire (LPM), socle qui a tendance à déterminer la prévision budgétaire.
Pourtant, le ministère de la défense a une connaissance assez fine de ce que coûtent les Opex. Il tient une liste des dépenses occasionnées, selon une méthode toutefois ancienne, puisqu'elle date de 1984. Cette méthode a été adaptée en 2010, sans être pour autant avalisée par la direction du budget. L'explication de l'écart entre le montant prévu en loi de finances et celui des surcoûts ne s'explique donc pas par la difficulté à faire des prévisions.
Le bouclage s'effectue grâce au financement interministériel, par un décret d'avance. Le ministère de la défense y participe lui-même. Son programme 146 « Équipement des forces » est victime de ces ajustements.
La Cour des comptes a examiné l'exhaustivité de l'inventaire des composantes des surcoûts. L'une des principales est constituée des frais de personnel. L'indemnité de sujétions spéciales à l'étranger (ISSE) coûte un peu moins de 300 millions d'euros par an. Ce chiffre correspond-il à la réalité ? Il y a des incertitudes, bien naturelles à ce niveau d'agrégation. Les mêmes difficultés peuvent être constatées avec les sommes retenues pour les dépenses de fonctionnement, en raison de l'instabilité de leur périmètre. Quant aux dépenses d'intervention, elles correspondent aux contributions versées par la France pour le financement des opérations militaires des alliances permanentes auxquelles elle participe, et sont distinctes du coût réel de l'engagement de ses propres moyens.
En sus des surcoûts déclarés, certaines charges devraient être imputées aux Opex, comme par exemple les coûts de structures, qu'en comptabilité analytique on qualifierait de coûts indirects. S'y ajoutent les facteurs de charges, comme le suramortissement des matériels lié à leur surutilisation en environnement d'Opex, ou l'incidence des Opex sur certains coûts de ressources humaines. Ces limites méthodologiques sont liées à l'absence d'un appareillage comptable exhaustif, qui serait très coûteux à mettre en place. La principale recommandation est de procéder à une évaluation sincère en loi de finances des sommes nécessaires au financement des Opex.
Les forces sont engagées à un niveau excédant celui de leur contrat opérationnel. Si on se situe par rapport aux référentiels que constituent le Livre Blanc et les contrats opérationnels, on constate que les engagements touchent la limite du plafond capacitaire défini par le livre blanc. Certes, la Cour des comptes n'est pas seule à le dire. Le quart des forces engagées le sont en Opex, ce qui est considérable. La préparation du personnel et du matériel en souffre, et des choix d'affectation parfois difficiles doivent être effectués. Autre fragilité : la France a de plus en plus recours à l'assistance de ses alliés. La Cour des comptes recommande donc d'évaluer, pour la prochaine loi de programmation militaire, les moyens d'une préparation opérationnelle suffisante. L'actualisation de la loi de programmation militaire a déjà fixé des priorités correctrices, qui devraient commencer à faire sentir leurs effets en 2018 et 2019.
Le soutien aux forces a surmonté certaines difficultés de coordination, mais il présente encore des tensions préoccupantes. Santé, carburant, maintenance, munitions : autant d'éléments indispensables à la réussite des Opex. Le soutien comporte une dizaine de sous-fonctions assurées par diverses entités dans une logique interarmées, ce qui pose des problèmes d'articulation complexes. Après 2014, la coordination a fortement progressé grâce à la montée en puissance du centre du soutien des opérations et des acheminements (CSOA). Des améliorations restent souhaitables dans le soutien de l'homme, sous la responsabilité du service du commissariat des armées, ou la maintenance de matériels anciens, pourtant très robustes. Pour maintenir un taux de disponibilité suffisant en Opex, les prélèvements se multiplient sur les matériels en métropole, ce qui a des conséquences sur la préparation des forces.
Des insuffisances capacitaires ont été constatées dans le renseignement - notamment un manque de drones - et le transport aérien, où la régénération des matériels anciens entraîne des coûts croissants. Pour résoudre la quadrature du cercle, les armées externalisent le soutien, en faisant appel aux alliés ou à des prestataires privés. Cette externalisation pourrait être optimisée en calibrant mieux le soutien.
- Présidence de M. Richard Yung, vice-président -
Je remercie la Cour des comptes pour le rapport très fourni qu'elle vient de nous présenter en application de l'article 58-2° de la Lolf. Ses conclusions sont très largement convergentes avec celles de mon contrôle budgétaire. Quatre questions reviennent régulièrement lorsque nous examinons le budget des armées et son volet Opex. Le surcoût Opex prend-il en compte l'intégralité des dépenses ? Le dépassement systématique de la provision inscrite en loi de finances témoigne-t-il d'une insincérité budgétaire ? Dans quelle mesure les opérations intérieures constituent-elles un facteur de perturbation du fonctionnement de nos armées ? Quelles conclusions tirer pour la future loi de programmation militaire - et pour l'actuelle ?
Le surcoût Opex doit être mis en perspective avec le budget global de 32 milliards d'euros alloué à la défense. Quels sont les éléments pris en compte dans son calcul ? Il ne représente pas l'intégralité du coût des opérations, mais uniquement deux types de dépenses supplémentaires liées aux Opex : celles retracées sur le budget opérationnel de programme (BOP Opex), qui concernent les frais de personnel, de fonctionnement courant, de transport stratégique, et celles comptabilisées sur les BOP organiques, qui concernent les dépenses dites ex post - entretien programmé du matériel et du personnel, équipement d'accompagnement, carburant et munitions. La méthode de calcul a tout d'abord été fixée par une instruction de 1984, remplacée par une lettre du 1er décembre 2010 adressée par le directeur des affaires financières du ministère de la défense au directeur du budget.
En 2015, le surcoût Opex s'est élevé à 1,1 milliard d'euros. Notons que, depuis 2011, il n'y a pas de contestation majeure entre le ministère de la défense et celui du budget sur ce point précis. La question n'est donc pas celle de la méthodologie employée mais bien celle du champ de dépenses prises en compte. Certaines dépenses, actuellement non comptabilisées, pourraient probablement être intégrées. C'est le cas des achats de matériel en urgence opérationnelle, de certains affrètements ou de certains dispositifs d'action sociale. Cette recommandation est d'ailleurs partagée par la Cour des comptes.
Mais le plus préoccupant est que l'utilisation du matériel en Opex se traduit par une usure accélérée du capital de nos armées. Les pertes, destructions et cessions gratuites de matériel aux armées étrangères engagées au sein des théâtres d'opération ne sont pas comptabilisées. Elles font l'objet d'une dépréciation, en principe retracée dans le compte général de l'État. Celui-ci ne distingue cependant pas les dépréciations liées à ces événements des autres facteurs de dépréciation. Il est donc impossible d'en connaître le montant exact. Il y a là, certainement, une piste d'amélioration.
Le matériel utilisé en Opex est en outre soumis à deux phénomènes : la suractivité - c'est-à-dire l'utilisation au-delà du potentiel alloué - et la surintensité, qui caractérise les conséquences sur le matériel des conditions d'emploi en Opex, plus agressives qu'en métropole. Le surcoût lié à ces phénomènes n'est compensé qu'au titre des dépenses supplémentaires liées à l'entretien des matériels, mais il n'intègre pas le renouvellement plus rapide de ces derniers. Par exemple, si un aéronef est conçu pour effectuer 5 000 heures en vingt ans, soit 250 heures par an et que, dans la pratique, son nombre d'heures de vol atteint 1 000 heures par an, le surcoût lié à un rythme d'entretien accéléré est bien compensé mais pas la diminution de son espérance de vie, qui n'est plus de vingt ans mais de cinq.
L'augmentation du rythme des opérations a aussi un effet sur les hommes. La durée de projection moyenne est de quatre à six mois, selon le théâtre d'opération, ce qui a évidemment des conséquences sur la vie personnelle des soldats. L'entraînement de nos armées souffre de la conjonction de deux phénomènes : d'une part, une accélération du rythme de leur déploiement, qui s'effectue au détriment de leur préparation, et d'autre part, un transfert de l'indisponibilité des matériels vers la métropole, qui ne leur permet pas de s'entraîner dans de bonnes conditions. Ainsi le nombre de journées de préparation opérationnelle dans l'armée de terre a chuté de 24 % en 2015, passant de 84 jours à 64 jours. Dans la marine, la génération des pilotes opérationnels est pénalisée par le déploiement des pilotes instructeurs et les tensions sur la disponibilité de certaines flottes d'hélicoptères. L'armée de l'air est confrontée aux mêmes problématiques ainsi qu'aux difficultés liées à l'hétérogénéité de son parc d'aéronefs. Ainsi, un nombre très significatif d'avions ne répond pas aux normes Opex. Le surcoût des Opex ne prend pas en compte cette dépréciation du capital humain et matériel, et plusieurs personnes entendues en audition ont indiqué que cette situation revenait dans une large mesure à hypothéquer l'avenir et à diminuer notre potentiel.
Le dépassement systématique de la provision inscrite en loi de finances au titre du surcoût Opex témoigne-t-il d'une insincérité budgétaire ? Par définition, il est difficile d'anticiper sur des engagements militaires, qui ne se décident pas en même temps que le vote du budget. La notion de prévision a donc tout son sens. Encore faut-il que cette prévision soit crédible et donc résulte d'une analyse objective de la situation.
Le surcoût Opex fait l'objet d'un triple financement. D'abord, une provision est inscrite dans le budget de la défense. Nous recevons aussi les remboursements des organismes internationaux. Enfin, la différence est compensée par la solidarité interministérielle via un décret d'avance pris en fin d'année. Le montant de la provision inscrite en loi de finances chaque année, déterminé dans la loi de programmation militaire, s'élève à 450 millions d'euros. Pourquoi ? Il a été établi à partir du coût des dépenses observées sur les années antérieures, déduction faite du désengagement en Afghanistan.
Le problème est que cette prévision était obsolète avant même l'entrée en vigueur de la loi de programmation militaire, l'opération Serval au Mali n'ayant pas été prise en compte dans le calcul.
La question est donc la suivante : peut-on affirmer que l'engagement de la France à l'extérieur et à l'intérieur s'inscrit dans la durée et ne pas en tirer les conséquences ? Le ministre des affaires étrangères a indiqué devant le Sénat la semaine dernière que le combat contre le djihadisme serait long. Lors du vote du budget 2014, nous savions que le surcoût des Opex serait proche d'un milliard d'euros. Il en va de même pour 2015 et probablement pour 2016. On ne peut plus parler d'une dépense possible : il s'agit bien d'une dépense certaine et connue de tous.
Cette situation, contraire au principe de sincérité budgétaire posé par l'article 32 de la Lolf, ne concerne pas uniquement le budget de la défense mais bien le budget de l'État dans son ensemble, dans la mesure où la plupart des ministères sont appelés à contribuer au financement du surcoût Opex. Le principe du financement d'une partie du surcoût Opex par la solidarité interministérielle est un moindre mal pour le ministère de la défense, qui est ainsi assuré de ne pas supporter seul l'intégralité de la dépense, mais cette technique n'est satisfaisante ni sur le plan de la transparence ni sur celui de la sincérité budgétaire. Cela vient de nous être rappelé par la Cour des comptes.
Elle n'est en outre pas sans risque. En 2014, la contribution du ministère de la défense au financement interministériel, essentiellement portée par le programme 146 « Équipement des forces », a été supérieure à son poids dans le budget de l'État. En 2015, la situation s'est avérée moins défavorable, mais 590 millions d'euros ont été gelés au titre du respect de la norme de dépense. Reportés en 2016, ces crédits ont fait l'objet d'un gel immédiat. Si ces crédits n'étaient pas dégelés suffisamment tôt, cela se traduirait, au mieux, par une augmentation des intérêts moratoires et, au pire, par le report ou l'étalement de certains programmes. Il y a là un effet de ciseau dangereux avec, d'une part, un capital qui s'use et, d'autre part, des matériels livrés avec retard et dans des volumes potentiellement insuffisants.
Aussi faut-il inscrire en loi de finances initiale une provision plus juste, dont le montant pourrait être établi par référence aux niveaux de dépenses constatés au cours des cinq dernières années. Le surcroît de dépense aurait vocation, comme c'est le cas actuellement, à faire l'objet d'un financement par la solidarité interministérielle. Il pourrait également être envisagé de créer, comme au Royaume-Uni, une réserve distincte du budget de la défense, également abondée par un financement interministériel. L'augmentation de la provision Opex ne se traduira pas pour autant par une dégradation du solde budgétaire de l'État. Simplement, la solidarité interministérielle n'interviendrait plus ex post mais ex ante. Une telle solution améliorerait en outre la visibilité des gestionnaires des autres ministères.
Dans quelle mesure les opérations intérieures constituent-elles un facteur de perturbation du fonctionnement de nos armées ? Les termes d'opérations intérieures font essentiellement référence à l'opération « Sentinelle » déployée au lendemain des attentats de janvier 2015 - également après le vote de la loi de programmation militaire, donc. Le maintien de ce dispositif pose deux questions : celle de son efficacité dans la lutte contre le terrorisme et celle des conséquences dans le temps d'un tel emploi des forces armées.
Sur le premier point, je rappellerai que la mobilisation des forces armées se fait sur la base d'une réquisition par le ministre de l'intérieur. Les personnels sont donc placés sous l'autorité du ministre de l'intérieur. Ainsi, l'intervention des forces de l'ordre ne peut se faire que sous le régime de la légitime défense. Si une telle situation peut se justifier dans l'urgence et de manière ponctuelle, il semble plus problématique de l'inscrire sous ce format dans la durée.
Sur le second point, l'écueil consisterait à assigner à nos soldats des missions en plus de leurs tâches habituelles au risque d'affaiblir notre potentiel de défense. Par exemple, jusqu'à 8 % des effectifs de sous-officiers projetables affectés à l'entretien des avions peuvent être mobilisés dans le cadre de missions supplémentaires. Un tel niveau de mobilisation peut déstabiliser les calendriers de maintenance et la préparation des hommes, alors que ceux-ci sont déjà tendus du fait des Opex.
Quelles conclusions tirer pour l'actuelle et la future lois de programmation militaire ? Le contexte international diplomatique, sécuritaire, militaire a profondément évolué et pose la question de l'outil même et de sa finalité.
L'actualisation de la loi de programmation militaire en juillet 2015 a pris en compte l'augmentation de la force opérationnelle terrestre de 66 000 à 77 000 hommes. Elle n'intègre cependant pas les conséquences de l'objectif annoncé par le président de la République, au lendemain des attentats du 13 novembre 2015, d'une stabilité des effectifs après l'augmentation prévue en 2016.
Un effort en faveur des matériels a été prévu avec 1,5 milliard d'euros d'acquisitions sur la période 2016-2019 et 500 millions d'euros de crédits supplémentaires pour l'entretien des équipements. Il est toutefois insuffisant car il n'intègre pas réellement l'usure du capital, qui constitue un passif en accumulation. À défaut d'une nouvelle actualisation de l'actuelle loi de programmation militaire, il est à craindre que la prochaine loi de programmation militaire ait d'abord comme contrainte de remettre à niveau notre potentiel de défense en mettant l'accent sur le maintien en condition opérationnelle avant d'envisager une nouvelle programmation proprement dite qui traduirait une stratégie nouvelle.
Cette loi de programmation militaire ne pourra pas, pour des raisons budgétaires comme opérationnelles, s'affranchir d'une réflexion européenne. L'engagement de nos forces armées est l'expression de notre souveraineté nationale et d'une ambition qui s'inscrit dans la tradition française. Pour autant, la France ne peut plus être seule à porter un défi qui dépasse ses frontières et qui concerne toute l'Europe.
La qualité des hommes et une gestion à l'extrême des matériels ont permis de faire face à la suractivité et à la surintensité. Mais la Nation tout entière doit comprendre que l'heure de vérité a sonné. Il s'agit de choisir entre revoir nos ambitions pour les mettre en conformité avec nos moyens, ou revoir nos moyens pour atteindre nos ambitions. Les 2 % du PIB consacrés à la défense ne sont plus un objectif mais un impératif si nous entendons maintenir nos engagements.
Depuis plusieurs années, et surtout pendant la durée d'exécution de la présente loi de programmation militaire, les ambitions légitimes du pays n'ont pas fait l'objet d'une traduction budgétaire adaptée. Il en résulte, au-delà du coût affiché des Opex, une perte en capital de nos moyens d'intervention et une fragilité dans la transmission de nos savoirs.
Général Gilles Lillo, chef de la division « Plans, programmation et évaluation ». - L'état-major des armées se retrouve dans vos propos, monsieur le rapporteur spécial. Contrairement à la légende, nous nous entendons bien avec la direction du budget. Avec l'aide technique de la Cour des comptes, nous travaillons ensemble de manière constructive. En témoigne le fait que la méthode de calcul des surcoûts est partagée et ne pose pas de problème d'application entre le ministère de la défense et la direction du budget.
Oui, certaines dépenses ne sont pas prises en compte. Mais il est toujours possible de changer les règles du jeu ! Il est vrai que le quotidien est affecté par la mobilisation massive que nous connaissons. Nos plus anciens avions de transport, je le rappelle, datent de l'époque de la Caravelle... Après plus de cinquante années de service, ils participent toujours à des missions stratégiques. Combien de Français accepteraient de voyager dans une Caravelle ? Leur entretien est épuisant. Quoi qu'il en soit, quand des avions affectés aux liaisons Antilles-Guyane sont envoyés en Opex, nous faisons appel, pour les remplacer sur place, à un prestataire privé. Le coût de ce remplacement n'est pas comptabilisé dans les surcoûts des Opex. Et de tels exemples sont nombreux.
Le terme de « sincérité » me met mal à l'aise : je ne souhaite pas être pris dans un jeu politique. Lorsque la provision « Opex » a été définie par la loi de programmation militaire, la fixation de son montant a été l'un des nombreux paris collectifs que comportait cette loi, comme l'était l'export du Rafale ou les ressources exceptionnelles. Nous nous désengagions d'Afghanistan, l'opération Serval débutait... Mais l'immédiateté des opérations contraste avec la durée de leur processus de financement. L'opération Sentinelle a vu la projection de 10 000 hommes en trois jours. Quelle entreprise serait capable de réaliser cet exploit ? Les moyens n'étaient pas au rendez-vous, mais l'enthousiasme des personnels, et leur sens de la mission, ont compensé.
L'actualisation du montant de la dotation pour les Opex s'impose donc. En revanche, pourquoi raisonner dans le cadre de la loi de finances ? Notre référentiel, c'est la loi de programmation militaire, dont les lois de finances ne sont que des déclinaisons. La dotation du budget opérationnel de programme Opex implique de facto des décisions sur les allocations de ressources du programme 146. On ne peut remettre en cause ces décisions structurantes tous les ans à cause de la dotation Opex. Par ailleurs, l'idée de calculer le bon niveau sur la base des cinq précédentes années me paraît bonne.
Le chef d'état-major des armées a déclaré récemment devant les députés que, si le choix de l'emploi de la force relève des plus hautes instances politiques, il était tout de même délicat d'expliquer à nos concitoyens que les militaires n'avaient pas vocation à protéger les Français sur notre territoire. C'est tout de même leur métier : tout militaire a, de par son statut, vocation à porter une arme. Notre fonction principale est, avant tout, la mission.
Sur le plan budgétaire, faute d'instructions précises, nous nous rapprochons, dans la comptabilité des opérations intérieures, de celle des Opex, grâce à la bienveillance de la direction du budget. Oui, la vraie question est l'adaptation des moyens aux ambitions du pays. Nous n'avons plus le temps de reporter les décisions à des jours meilleurs. Toutes les ficelles qui ont permis de tenir - avions de 50 ans, blindés de 40 ans, bateaux envahis par la rouille, sans parler des hommes... - ont déjà été utilisées.
La direction générale de l'armement s'associe aux constats que vous avez présentés. Le recours au financement interministériel a un impact sur le programme 146. Sa situation est tendue : au-delà des 590 millions d'euros évoqués, d'autres gels ont été décidés en 2016, ce qui aboutit à un total de 1,9 milliard d'euros. Il est prévu que le report de charge en fin de programmation soit contenu à 2,8 milliards d'euros. Pour tenir cet objectif, nous ne devons pas excéder les 2 milliards d'euros cette année. Outre le coût des intérêts moratoires, la direction générale de l'armement voit sa capacité à notifier certains contrats diminuée. L'impact opérationnel n'est pas immédiat - quand des matériels sont commandés, ils ne sont pas livrés instantanément -, mais il n'en est pas moins réel. Les annulations de crédits sur le programme 146 ne sont donc pas indolores même si l'impact opérationnel ne sera constaté que sur le long terme.
La suractivité et la surintensité sont des réalités. Une solution consiste à accroître la rotation des matériels. Mais certains ne sont pas mis à niveau, et ne peuvent donc pas participer à cette rotation. La qualité du maintien en condition opérationnelle est fondamentale pour que le taux de disponibilité des matériels en Opex soit suffisant. C'est pourquoi la direction générale de l'armement cherche une optimisation globale du dispositif de soutien, depuis l'instruction 125/EMA-1516/DGA sur la conduite des programmes d'armement de 2010. Un matériel d'armement implique une organisation de soutien qu'il convient de penser en amont.
Nous partageons l'ensemble des constats énoncés. Nous ne contestons pas la méthodologie actuelle de calcul des surcoûts des Opex, non plus que celle de calcul des surcoûts des opérations intérieures. Pour clarifier les incertitudes relevées par la Cour des comptes, le Gouvernement a missionné l'inspection générale des finances et le contrôle général des armées le 31 mai dernier.
Le mieux est l'ennemi du bien. Nous avons besoin d'une méthode assez stable, robuste et simple pour être bien appliquée. Nous n'arriverons jamais à appréhender parfaitement le surcoût des Opex. Évitons trop de raffinement, un travail de Sisyphe sans grand intérêt pour les acteurs du ministère de la défense. Trouvons une rédaction simple et « approchante », plutôt qu'une méthode parfaite mais complexe. Le travail de la mission conduira à une approche partagée.
Nous partageons le constat de la Cour des comptes et du rapporteur spécial sur la budgétisation initiale insuffisante. Au-delà du montant des provisions initiales, il faut se demander quel impact auront les Opex sur le modèle d'armée et le bon dimensionnement de notre outil de défense.
Lorsqu'on définit une programmation pour l'achat de nouveaux matériels, on intègre la perte d'une partie de ce matériel sur le terrain mais il faut aussi intégrer le fait que l'engagement des forces est durablement élevé. Ajustons le financement au bon niveau et tirons-en les conséquences dans le prochain livre blanc ou dans la prochaine loi de programmation militaire. La position du ministère du budget est constante : ayons des moyens à la hauteur des ambitions des politiques publiques, et évitons la sous-budgétisation. Cela nécessite des choix - difficiles à faire quel que soit le Gouvernement - car la ressource est contrainte. La France est l'un des pays européens dont le déficit nominal est le plus élevé. Les ajustements budgétaires devront être poursuivis.
La commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat a publié un rapport d'information sur les Opex, qui ne traite pas de ce sujet sous le même angle. En quoi les Opex appartiennent-elles à la politique étrangère ? Leur niveau garantit-il leur efficacité ? Voilà les questions sur lesquelles nous nous sommes penchés, alors que nous n'évoquons leur financement qu'à la marge.
Selon les commissions de la défense de l'Assemblée nationale et du Sénat, la situation actuelle des Opex n'est pas satisfaisante. Ne pas prévoir le milliard d'euros suffisant en loi de finances pose problème. Le risque existait déjà au moment de la rédaction du livre blanc sur la défense, à laquelle j'ai participé. On en est resté à la situation antérieure. Moins on pénalise le budget de la défense dans les Opex, plus la répartition interministérielle serait importante... Les 450 millions d'euros dans la loi de programmation militaire sont la reconduction des dépenses de 2012, déduction faite des opérations en Afghanistan. Les Opex relèvent de la politique générale du Gouvernement et non du seul ministère de la défense, mais il pourrait en être autrement. Nous sommes ouverts à une évolution, mais ne la faisons pas peser à périmètre constant sur le ministère de la défense. Je comprends que la Cour des comptes s'interroge, mais on fait autrement dans d'autres pays - par exemple en ouvrant des crédits supplémentaires contre le terrorisme.
Je partage l'avis du ministère du budget : ne raffinons pas trop. Nous conduisons des Opex pour tenir notre rôle. Nous avons décidé de le faire et y consentons bien politiquement mais mal financièrement... Faisons mieux sur le plan financier. Notre outil de défense est construit pour disposer d'une armée de projection. Le monde entier, les États-Unis, l'Europe attendent cela de nous. Nous sommes une grande nation, ne boudons pas cette reconnaissance.
Pour le soutien, nous avons introduit dans le livre blanc le nouveau concept de différenciation, afin de concentrer l'effort sur les équipements et les moyens humains projetés. Cette différenciation existe, même si elle n'a pas été totalement affinée, y compris dans les équipements futurs de la direction générale de l'armement. Tous nos pilotes ne font par leurs heures, mais ceux qui sont déployés en Opex les font très largement ! L'effort total des Opex s'élève entre 0,2 % et 0,3 % des dépenses totales de l'État - un chiffre non colossal ! Pour ce coût très raisonnable, l'action conduite à l'extérieur est d'une redoutable efficacité. Félicitons-nous en !
Concernant l'opération Sentinelle, la commission de la défense sait bien que l'armée a une mission de protection de nos concitoyens, à l'intérieur et pas seulement à l'extérieur du territoire français. Cette nouveauté conceptuelle ne l'était pas au moment de la guerre froide. Si nous avons été surpris par les attentats, nous nous sommes adaptés très vite : en trois jours, 10 000 hommes ont été déployés sur le terrain. Depuis, les conditions de mise en oeuvre de cette mission s'améliorent.
Certes, les formats devront être révisés. L'actualisation de la loi - réalisée l'année dernière, et qui sera faite après les élections - permet de réviser les contrats opérationnels, raisonnablement et avec le souci de mener convenablement des Opex.
Notre commission est d'accord pour améliorer l'écriture financière des Opex. Le coût des Opex et très raisonnable et correspond aux ambitions du livre blanc. Nous nous accordons pour améliorer encore le dispositif ; nous sommes sur la bonne voie et avons déjà effectué des réajustements.
-Présidence de Mme Michèle André, présidente-
Sans avoir les compétences des spécialistes de la défense, mais admiratif des missions des forces françaises compte tenu de leurs contraintes et du vieillissement de leur équipement, j'ai un peu d'expertise et de mémoire sur les Opex en ayant présidé durant dix ans à l'Assemblée nationale la mission d'information relative à la mise en oeuvre de la loi organique relative aux lois de finances. Si l'inscription - même insuffisante - des Opex dans le budget existe depuis 2005, c'est grâce à la Lolf. Je partage l'analyse de la Cour des comptes ainsi que celle de Daniel Reiner. Les inscriptions budgétaires ne peuvent être durablement déconnectées de la réalité. Cela ne relève ni de l'équipement de la défense, ni du budget ordinaire de la défense au-delà d'un certain seuil. Depuis de nombreuses années, nous sommes toujours restés au-dessus du seuil de 700 à 800 millions d'euros. Or on inscrit une somme sans jamais s'interroger sur l'opportunité de la réviser. Nous aurions pu la réviser à mi-parcours de la loi de programmation militaire. Les Opex pèsent sur le budget de la défense. Une somme plus réaliste doit être inscrite dès le début de l'année, sur la base de la somme dépensée l'année précédente, pour plus de sincérité et pour éviter des décrets d'avance - à défaut de collectifs budgétaires - pesant sauvagement et bouleversant l'équilibre budgétaire : on met davantage de crédits en réserve en début d'année, on remonte progressivement le taux de mise en réserve, revenant ainsi à des dérives qui existaient avant l'application de la Lolf.
Repensons aussi les contributions étrangères ou issues des organisations internationales. Nous sommes là pour faire de la politique. La France ne peut pas jouer le rôle d'un bouclier de défense pour tous nos partenaires européens, sans qu'ils contribuent autrement que symboliquement... Ils ne paient que 27 à 31 millions d'euros sur le milliard d'euros d'actions que nous menons dans le cadre des Nations unies. Certes, nos partenaires nous fournissent 65 millions de dollars de contribution logistique par leur appui au transport aérien. Mettons ce sujet sur la table des négociations européennes. L'Union européenne dépense des sommes folles pour la politique agricole commune afin de garantir son indépendance alimentaire, mais là nous parlons de sa défense et de son indépendance stricto sensu !
Au-delà de l'usure des matériels, nous sommes dans une véritable impasse pour l'aéronavale : notre porte-avion à temps partiel doit régulièrement aller au carénage. Que se passera-t-il lorsqu'on en aura besoin et qu'il sera immobilisé ?
La sincérité n'a rien de politique ; c'est un terme financier. Le niveau de provision a été réduit pour ne constituer plus que 40 % des surcoûts. Revenons à 100 % du montant, et donc au milliard d'euros.
Il serait normal que tous les ministères participent à l'effort de défense, compte tenu de l'importance de la défense pour la nation. Mais dans la même logique, une partie du budget du ministère des transports devrait être pris en charge par celui du tourisme, qui profite de la politique des transports, et ainsi de suite... On ne s'y retrouverait plus. Votons un chiffre plus proche de la réalité - nous l'avons.
La sincérité vise la réalité des chiffres et non celle des personnes. Les Opex coûtent 1,2 milliard d'euros par an ; 450 millions d'euros sont provisionnés, 500 millions d'euros avec les remboursements de l'Union européenne et de l'Organisation des Nations unies. Restent 700 à 800 millions d'euros à trouver. Ils le sont souvent sur la masse d'autres ministères. Mieux vaut le savoir plutôt que de le constater après le vote du budget. Cela faciliterait aussi la gestion du programme 146.
Je ne suis pas opposé à la protection du territoire national par les militaires : cela entre dans le champ de leurs missions. Voyez les documents très bien écrits du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale et du ministère de la défense : les conditions d'emploi dans les armées, lorsqu'elles interviennent sur le territoire national, « doivent être reprécisées ». Nous les repréciserons. N'ayons pas de malentendu entre nous. Je vous remercie de vos observations, et rejoins la commission de la défense, la Cour des comptes et le ministère du budget, sur la même longueur d'ondes que nous. Sensibilisons l'opinion publique. Tendons vers l'objectif d'un budget de la défense atteignant 2 % du PIB, sinon nous perdrons notre capacité opérationnelle. Si nous voulons que la France tienne sa place, faisons tous ensemble un effort budgétaire en ce sens.
Merci d'avoir pris connaissance de nos travaux et d'avoir salué le travail de la Cour des comptes. Celle-ci ne souhaite pas proposer une usine à gaz comptable au ministère de la défense pour calculer le prix de revient exact. Elle prend acte de la méthode de financement par surcoûts. La sincérité est un concept comptable et n'est pas une appréciation morale -même si, par exemple, certains maires protestent de leur sincérité personnelle lorsqu'ils reçoivent un avis de leur chambre régionale des comptes pointant sur l'insincérité de leurs prévisions budgétaires ...
La Cour des comptes n'a pas à participer au débat budgétaire qui est l'affaire du Parlement. Dans la loi de finances, faut-il prévoir un acompte ou une provision ? La Cour des comptes a déjà dit ce qu'elle avait à dire.
La commission donne acte de sa communication à M. Dominique de Legge, rapporteur spécial, et en autorise la publication sous la forme d'un rapport d'information. Elle autorise la publication de l'enquête de la Cour des comptes en annexe à ce rapport d'information.
La réunion est levée à 19 h 00.