Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, les membres du groupe communiste, républicain et citoyen et des sénateurs du Parti de Gauche ont souhaité, en effet, déposer une motion d’irrecevabilité sur le présent texte.
Force est de constater que le projet de loi portant nouvelle organisation du marché de l’électricité présente des dispositions manifestement contraires au droit national comme au droit communautaire. Pour autant, et je vous le dis d’emblée, l’inconstitutionnalité de ce projet de loi n’est pas le pire de ses défauts.
Si nous avons fait le choix de ce moyen de procédure, c’est pour mettre en lumière les contradictions de ce gouvernement au regard des directives européennes, voire ses errements en matière de politique énergétique, et la mise en cause des principes de justice et de solidarité régissant notre République.
En effet, depuis plusieurs décennies, l’Europe et ses institutions se sont fixé pour but ultime la construction d’un espace totalement libéralisé, au sein duquel la concurrence libre et non faussée est le prisme de toute politique publique, et ce dans tous les domaines d’activités humaines, qu’ils relèvent de l’intérêt général ou du simple commerce.
Il en est ainsi du secteur de l’énergie : les directives successives de 1996, 2003 et 2009 ont permis d’instaurer un marché de l’énergie européen, cassant les monopoles publics et le caractère intégré de l’offre, et favorisant l’apparition de nouveaux acteurs privés, appelés à profiter des bénéfices que pouvait engendrer ce marché.
Cette organisation qui, dans le mirage capitaliste, était censée apporter une amélioration de l’offre pour les consommateurs, s’est révélée particulièrement inopérante, puisque ceux qui ont fait le choix d’entrer dans ce marché libre ont vu les tarifs exploser sans que la qualité de l’offre soit améliorée.
Pourtant, ce projet de loi permet d’aller encore plus loin pour stimuler le marché énergétique, quitte à fausser la concurrence pour faire émerger artificiellement de nouveaux opérateurs. Vous avez la mémoire bien courte ! Avez-vous oublié le désastre californien, ou encore le scandale d’Enron ?
Alors que la pertinence d’un marché libéralisé par la multiplication des acteurs est, chaque jour, réfutée par les faits, vous nous demandez aujourd’hui de soutenir une aide d’État aux opérateurs privés du secteur énergétique. Une nouvelle fois, vous mettez l’argent public au service d’intérêts privés.
Je vous rappelle que toute aide d’État est prohibée par les traités, et notamment par l’article 107, paragraphe 1, du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Une aide d’État désigne, en effet, l’intervention d’une autorité publique par le biais de ressources publiques, pour soutenir certaines entreprises ou productions. Il me semble que nous nous situons exactement dans ce cas de figure.
Pour illustrer mon propos, je vous propose d’établir un parallèle intéressant.
Comme vous le savez, la Commission européenne a engagé un recours en manquement contre la France en 2006, au motif que le TARTAM mis en place par la loi de privatisation de GDF constituerait une aide d’État pour les consommateurs en bénéficiant. Or le présent projet de loi tend à mettre en place l’ARENH, dont la tarification devrait se rapprocher de celle du TARTAM, puisqu’il est clairement stipulé que « le prix de l’ARENH est fixé initialement en cohérence avec le tarif visé à l’article 30-1 de la loi du 9 août 2004 ».
Certes, les bénéficiaires ne sont pas les mêmes : d’un côté, le TARTAM bénéficiait essentiellement aux professionnels afin de préserver la compétitivité économique des entreprises françaises, tandis que l’ARENH bénéficiera aux opérateurs alternatifs d’électricité. Cependant, les mécanismes sont les mêmes, ce qui laisse craindre que l’ARENH ne soit également qualifiée d’aide d’État, et ce sans la justification d’intérêt général que portait le TARTAM.
Disons-le tout net : vous souhaitez contraindre EDF, société anonyme détenue à majorité par des capitaux publics, à céder à ses concurrents, quasiment à prix coûtant, l’électricité d’origine nucléaire qu’elle produit. Nous n’avons jamais vu, dans l’histoire, de procédé aussi contraignant à l’égard d’une entreprise, qu’elle soit publique ou privée. Vous maltraitez ainsi le principe de la liberté d’entreprendre qui, vous le savez, n’est pas l’une de nos références préférées.
Il s’agit du choix délibéré de mettre la société EDF en difficulté afin de faire partager ses bénéfices, alors même que les entreprises qui achèteront de l’énergie nucléaire ne seront soumises à aucune contrainte réelle en termes d’obligations de service public, qu’elles concernent les tarifs ou la sécurité d’approvisionnement, malgré le dispositif mis en place à l’article 2 de ce projet de loi.
De plus, si la concurrence libre et non faussée repose sur une multiplication des offres, ce projet de loi ne permet que de renforcer les intermédiaires, la production nucléaire restant, pour sa part – et c’est heureux ! –, monopole d’EDF, notamment au regard des enjeux de sécurité, celle des installations comme celle des personnels.
Aujourd’hui, vous organisez une concurrence faussée en spoliant EDF au profit de ses concurrents. Notons que cela revient à spolier les Français, puisque ce sont eux qui ont permis, en acquittant leur facture énergétique, la réalisation d’investissements lourds, nécessaires à cette activité particulière qu’est la production d’énergie nucléaire.
De plus, ce projet de loi est contraire à notre pacte républicain. Le préambule de la Constitution de 1946, composante du « bloc de constitutionnalité » qui rassemble l’ensemble des valeurs constitutionnelles de notre République, dispose, comme l’a rappelé Jacques Mézard, que « tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité ».
Cette qualification est notamment permise pour EDF, grâce au monopole d’exploitation de l’énergie nucléaire dont elle dispose. Or cette propriété publique d’EDF, justifiée par l’exercice d’un service public national, ne peut être utilisée par l’État pour nourrir les autres opérateurs au détriment de son outil public. Nous trouvons cette utilisation d’un service public national doté d’une mission de service public particulièrement troublante, puisque sa finalité serait de répondre non pas à l’intérêt général, mais aux intérêts privés de Suez, POWEO et autres Direct Energie.
Fondamentalement, les Français perçoivent EDF non pas comme une entreprise autonome opérant avec sa propre ambition sur un marché mondial, mais comme un service public dont la mission unique est de pourvoir à leurs besoins au moindre coût. Ainsi, 96 % des Français sont restés fidèles aux tarifs réglementés de leur opérateur historique, EDF.
Venons-en au deuxième point, qui me semble particulièrement contestable du point de vue de la constitutionnalité. Il s’agit de la fameuse clause de destination, évoquée par Roland Courteau, et prévue à l’article 1er du texte.
J’ai bien compris que, s’agissant de cette clause, les analyses divergeaient.
Voici ce que le député Jean-Claude Lenoir note dans son rapport : « Si la clause de destination n’est pas explicitement édictée dans le projet de loi, plusieurs dispositions techniques du projet de loi indiquent qu’est garanti le fait que l’ARENH bénéficiera in fine aux seuls consommateurs situés sur le territoire national ». Cette affirmation entre absolument en contradiction avec le courrier, daté du 15 septembre 2009, adressé par François Fillon, Premier ministre du Gouvernement français, à la commissaire européenne à la concurrence : « Le dispositif ne limiterait en aucune manière le potentiel d’exportation d’électricité puisque les fournisseurs qui auront acquis des volumes d’électricité de base à prix régulés resteront libres de les revendre à des clients finals en France, comme sur d’autres marchés ».
Que devons-nous penser de ces contradictions ?
Comme le note très justement le député Lenoir, cette « clause de destination peut apparaître comme une restriction injustifiée des exportations, incompatible avec le droit communautaire ». D’ailleurs, la Commission a condamné GDF-Suez et E.ON, le 8 juillet 2009, au motif qu’ils avaient conclu un accord similaire avec Gazprom.
Au final, ce projet de loi, censé répondre aux injonctions de la Commission et mettre le droit français en conformité avec le droit communautaire, aura pour conséquence de nous mettre une nouvelle fois en infraction avec celui-ci. Si d’aventure un recours était formé auprès de la Cour de justice des Communautés européennes, il y a fort à parier que cette clause serait déclarée incompatible avec le principe de libre circulation des biens et des marchandises, et avec la prohibition de tout obstacle aux frontières.
Pourtant, la suppression de cette clause entraînerait sûrement le marché de l’électricité nucléaire, aujourd’hui préservé, sur la pente redoutable de la spéculation financière. Nous sommes alors en droit de nous interroger : monsieur le secrétaire d’État, le Gouvernement a-t-il pris la mesure de la crise économique et sociale que nous traversons ?
Je souhaite également revenir sur la question des tarifs, essentielle pour les sénateurs de mon groupe, car elle concerne l’accès de tous à ce bien de première nécessité.
La première justification de ce projet de loi, selon le Gouvernement, est d’apporter des réponses aux actions engagées par la Commission européenne, qui poursuit la France, depuis le 15 décembre 2006, pour non-transposition de directive européenne. Ainsi a-t-elle engagé contre notre pays deux procédures d’infraction, l’une pour défaut de transposition de la directive de 2003 et visant les tarifs réglementés, l’autre plus récente, ouverte le 13 juin 2007 au motif que le TARTAM constituerait une aide d’État.
Or, sur ces questions, rien n’est encore réglé de manière définitive.
Certes, le TARTAM a vocation à disparaître : il sera éteint dès le 31 décembre de cette année et les tarifs réglementés dits « vert » et « jaune » seront supprimés en 2015. Cependant, le choix, que nous approuvons, de maintenir provisoirement les tarifs réglementés liés aux particuliers correspond, de fait, à une infraction au droit communautaire.
Par ailleurs, le Conseil constitutionnel a été très clair dans sa décision du 30 novembre 2006 : « Le maintien sans limite de temps des tarifs réglementés impose aux opérateurs historiques du secteur de l’énergie, et à eux seuls, des obligations tarifaires permanentes, générales et étrangères à la poursuite d’objectifs de service public ». Il considère que cette disposition méconnaît, par là même, le principe d’ouverture des marchés concurrentiels de l’électricité et du gaz naturel fixé par les directives.
Le Conseil constitutionnel met ainsi en cause, notamment, le caractère général de cette tarification, qui aurait dû être limitée aux seuls contrats en cours au moment de la libéralisation, c’est-à-dire ceux qui ont été passés avec des consommateurs n’ayant pas déménagé ou changé de situation personnelle.
Or les mécanismes créés par cette loi méconnaissent une nouvelle fois ces principes, ce qui expose le texte à une censure du Conseil constitutionnel.
Force est donc de constater que, en voulant satisfaire avec zèle à vos obligations, non seulement vous soulevez de nombreux problèmes juridiques nouveaux, comme je vous l’ai montré, mais encore vous ne répondez pas à l’injonction européenne !
Ce projet de loi ressemble donc à un arrangement entre amis, un arrangement juridiquement précaire mais qui a tout de même pour vous l’avantage de faire sauter le tabou de l’exploitation monopoliste de l’énergie nucléaire par EDF.