Intervention de Olivier Véran

Réunion du 4 mai 2020 à 14h30
Prorogation de l'état d'urgence sanitaire — Discussion générale

Olivier Véran :

Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, depuis un mois et demi, notre pays fait face à l’impensable. L’impensable, c’est la mise en suspens de la vie sociale et de la vie économique, c’est-à-dire finalement la mise en suspens de toutes les évidences du quotidien. Affronter une crise sanitaire de l’envergure de celle provoquée par le Covid-19 était devenu un impensé, l’impensé d’un monde où le progrès technique et technologique nous protégeait de bien des périls, d’un monde où le sens collectif du tragique avait presque entièrement disparu.

Pourtant, en seulement quelques semaines, ce monde a trébuché, faisant trébucher avec lui bien des dogmes et des certitudes. Aujourd’hui, la moitié de l’humanité vit confinée. Partout dans le monde, c’est l’appel à rester chez soi qui a été lancé. Rester chez soi, limiter ses déplacements, renoncer à voir des parents ou des amis : autant de sacrifices consentis pour freiner la propagation du virus et protéger les plus fragiles.

Avant toute chose, je veux évidemment saluer les soignants, dont chacun mesure l’engagement et qui, chaque jour, se démènent au péril, parfois même au prix de leur vie. La Nation tout entière les regarde avec fierté, parce que rien n’est plus beau que de consacrer sa vie à sauver celle des autres.

Je salue de la même manière toutes celles et tous ceux qui permettent à la France de tenir bon et de surmonter cette épreuve. Grâce à eux, notre pays n’a pas sombré dans le chaos, et l’angoisse légitime n’a jamais pris la forme d’une panique collective.

Je veux aussi saluer les parlementaires, c’est-à-dire vous, mesdames, messieurs les sénateurs. Dans des conditions souvent difficiles, chacun, sur ces travées ou depuis chez soi, a poursuivi son activité, parce que, même quand la vie du pays semble s’arrêter, la démocratie, elle, ne s’arrête jamais.

J’entends vos critiques sur les délais extrêmement contraints dans lesquels vous avez été amenés à examiner le projet de loi que je vous présente aujourd’hui. Bien sûr, nous aurions souhaité que vous disposiez de davantage de temps. Bien sûr, nous respectons la vie démocratique et la vie parlementaire de ce pays. C’est pourquoi, semaine après semaine, le Premier ministre et les membres du Gouvernement sont présents dans cet hémicycle, comme à l’Assemblée nationale : la continuité du fonctionnement de nos institutions n’a jamais fait défaut.

Quand on se compare, on se console, dit-on. Mesdames, messieurs les sénateurs, je vous invite à me dire quel autre pays que la France a soumis au vote de son Parlement un plan de déconfinement et des mesures similaires à celles que nous vous présentons aujourd’hui. La démocratie importe énormément à la France. Encore une fois, je suis désolé pour les délais d’examen, mais constatez comment les choses se déroulent en France et comment elles se passent ailleurs.

Je salue aussi, à travers vous, l’engagement remarquable des élus locaux, qui, dans tous les territoires, ont pris des initiatives, ont inventé et ont joué un rôle décisif dans la protection des populations.

Le quotidien de notre pays a été bouleversé. Il le fallait pour éviter le pire. Nul ne peut s’en réjouir et tout le monde s’en serait volontiers passé. Les décisions prises jusqu’à présent dans ce contexte n’ont rien d’anodin et le Gouvernement en a parfaitement conscience.

Le Gouvernement sait que le texte qui vous est proposé et qui est destiné à proroger l’état d’urgence sanitaire n’est pas un blanc-seing. Bien au contraire, le Gouvernement mesure la responsabilité immense, la responsabilité historique qui est la sienne aujourd’hui.

L’état d’urgence sanitaire n’a qu’une seule vocation : permettre la lutte la plus rapide et la plus efficace possible contre l’épidémie qui frappe. Ce projet de loi visant à proroger l’état d’urgence sanitaire jusqu’au 24 juillet prochain est, conformément à l’avis unanime du comité de scientifiques, une nécessité. En effet, à l’unanimité, le conseil scientifique a considéré que l’ensemble des dispositifs de lutte contre l’épidémie de Covid-19 incluant ceux qui ont été prévus par la loi sur l’état d’urgence sanitaire restent nécessaires dans la situation sanitaire actuelle et pour les semaines, voire les mois à venir.

Je profite de mon intervention pour vous donner l’état des lieux aujourd’hui dans notre pays vis-à-vis de l’épidémie ; chacun pourra ainsi se rendre compte de la situation à laquelle nous faisons face. Ce soir, 131 863 patients ont été diagnostiqués et confirmés par test PCR pour le coronavirus ; ce sont 576 patients de plus au cours des vingt-quatre dernières heures. On dénombre 51 371 patients guéris parmi tous les patients hospitalisés, mais 25 548 patients restent hospitalisés ce soir. Certes, c’est une réduction de 267 patients par rapport à hier, mais cela représente précisément 699 admissions supplémentaires de patients à l’hôpital au cours des vingt-quatre dernières heures. La France déplore 25 201 décès, soit 306 décès de plus sur les vingt-quatre dernières heures.

Enfin, notre pays compte encore ce soir 6 455 patients dans les services de réanimation, dont 3 696 patients atteints du coronavirus. Ce sont, certes, 123 lits occupés de moins par des patients atteints du Covid-19, mais 84 admissions supplémentaires.

Mesdames, messieurs les sénateurs, ces chiffres, vous y êtes habitués ; je vous en donne la primeur ce soir à l’occasion de mon intervention. Derrière ces chiffres, il y a une situation hospitalière qui reste tendue, difficile ; il y a une épidémie que nous avons combattue avec succès grâce au confinement et grâce à l’action des Français depuis de nombreuses semaines, mais que nous n’avons pas totalement vaincue, tant s’en faut.

C’est pourquoi le Gouvernement sollicite la prorogation de l’état d’urgence sanitaire. Il a aussi semblé que, après six semaines au cours desquelles le pays tout entier a appris à vivre autrement, il convenait de proposer quelques modifications ciblées du régime de l’état d’urgence sanitaire afin d’en conforter le cadre juridique.

Je l’ai dit à Philippe Bas, président de la commission des lois : je me réjouis des débats à venir. Je sais l’action qui a été menée par la commission des lois, mais également par la commission des affaires sociales, sous l’égide de son président, Alain Milon. Je sais votre action déterminante, mesdames, messieurs les sénateurs. C’est pourquoi je me réjouis de pouvoir débattre avec vous afin que nous puissions avancer ensemble pour enrichir ce texte, le consolider et le conforter partout où cela sera nécessaire.

C’est surtout la perspective du déconfinement qui a amené à accélérer l’examen de ce projet de loi, compte tenu des adaptations législatives qu’il implique, et à prévoir un examen parlementaire compatible avec une entrée en vigueur du déconfinement le 11 mai prochain. Le déconfinement qui s’opérera peu à peu à partir de cette date ne sera pas un retour pur, simple et immédiat à la vie d’avant ; le Premier ministre l’a dit : il va falloir vivre avec le virus.

Penser que le déconfinement puisse être un arrêt brutal de toutes les mesures ayant permis jusqu’à maintenant d’éviter le pire et marquer un retour à la normale serait une grave erreur, que les Français ne commettront pas. J’ai souvent comparé ce que nous vivions à une course de fond : le 11 mai correspondra au premier ravitaillement de cette course de fond, mais le chemin sera encore long avant de franchir la ligne d’arrivée. Des vies sont en jeu ; la bataille n’est pas encore gagnée, loin de là.

Comme je viens de le dire, il est indispensable de sécuriser et d’élargir le cadre juridique de l’état d’urgence sanitaire afin d’y intégrer les enjeux du déconfinement. Je pense en particulier à la réglementation dans les transports ou les établissements recevant du public. Il s’agit non plus d’interdire ou de restreindre, mais de réglementer les déplacements, par exemple en imposant dans certains cas le port d’un masque.

Au fond, je me rends compte que nous parlons le plus souvent du déconfinement sous l’angle des interdictions qui vont rester. C’est peut-être une façon de signifier que le retour à la vie d’avant n’est pas pour tout de suite. Cependant, je veux le dire aux Français, le déconfinement marquera aussi le retour de libertés qu’ils ont perdues pendant un temps. Ce sera la possibilité d’emmener ses enfants à l’école, de prendre les transports en commun pour aller sur son lieu de travail et rentrer le soir chez soi, voire de se réunir avec quelques amis ou membres de sa famille, mais pas à plus de dix au total. Ce sont quand même des activités que les Français ont perdu de vue depuis plusieurs semaines et qui seront de nouveau possibles à partir du 11 mai.

Le projet de loi permet de mieux encadrer les possibilités de placement en quarantaine ou à l’isolement. Il renforce les garanties, notamment juridictionnelles, qui s’y rapportent. Les conditions générales seront définies par décret, après avis du comité de scientifiques. Je pense en particulier à la durée de ces mesures, aux lieux dans lesquelles elles pourront s’appliquer, au suivi médical qui les accompagnera, ainsi qu’aux déplacements que les personnes concernées pourront, le cas échéant, effectuer ou, à défaut, les moyens par lesquels un accès aux biens et services de première nécessité leur sera garanti.

J’y insiste, les mesures individuelles prises sur ce fondement ne pourront viser que ceux qui entrent sur le territoire national ou qui arrivent dans un territoire ultramarin ou en Corse, ou en provenance de l’un de ces territoires. Le Gouvernement n’a pas retenu la possibilité d’appliquer ces mesures aux personnes affectées par le Covid-19 qui auraient refusé de manière réitérée des prescriptions médicales prophylactiques et créeraient par leur comportement un risque de contamination pour d’autres personnes. Notre volonté, comme j’ai eu l’occasion de le dire au président Milon, est avant tout de faire confiance et de responsabiliser.

Les mesures individuelles seront prononcées sur décision motivée du représentant de l’État, sur proposition du directeur général de l’Agence régionale de santé et sur constatation médicale de l’infection en cas de placement à l’isolement. Bien évidemment, et c’est heureux, les mesures individuelles interdisant toute sortie pourront faire l’objet d’un recours, à tout moment, devant le juge des libertés et de la détention et ne pourront dépasser quatorze jours sans décision de ce même juge, sauf consentement de la personne concernée. J’ai noté avec satisfaction que la commission des lois a souhaité apporter un certain nombre de garanties, de précisions, dont nous pourrons débattre dans quelques minutes. Enfin, les mesures en cause ne pourront en aucun cas se prolonger au-delà de trente jours.

J’en viens à la création d’un système d’information.

Le système de tracing représente un outil essentiel pour maîtriser les chaînes de contamination. Tout ce qui peut aider à lutter contre ce virus doit être exploité, pas n’importe comment, bien sûr, mais en veillant scrupuleusement au respect des principes auxquels nous sommes toutes et tous attachés. J’y reviendrai.

Avec ce système d’information, il s’agit de collecter un grand nombre de données d’ordre médical et non médical pour les porter à la connaissance de différents intervenants, avec cinq étapes distinctes.

Première étape : le recueil des résultats positifs des tests par les laboratoires.

Deuxième étape : le tracing de niveau 1, qui est exercé par les professionnels de santé de premier recours, c’est-à-dire les infirmiers, les médecins, en ville ou à l’hôpital, pour définir le cercle des cas contacts.

Troisième étape : le tracing de niveau 2, qui est réalisé par les plateformes de l’assurance maladie pour enrichir la liste des cas contacts au-delà de ce premier cercle et vérifier qu’aucun cas positif n’a échappé au tracing de niveau 1 avant de donner toutes les consignes aux intéressés.

Quatrième étape : le tracing de niveau 3, qui est exercé par les agences régionales de santé. Ce niveau, que vous connaissez, puisque nous l’avons déjà expérimenté, vise à diligenter les enquêtes de terrain là où il y a une circulation encore plus active et concentrée du virus sur un territoire donné, de manière à casser, à briser les chaînes de contamination et à éviter des flambées épidémiques.

Enfin, cinquième étape : la surveillance épidémiologique locale et nationale effectuée par Santé publique France et la direction générale de la santé.

Je veux être très clair : ce système d’information est destiné à identifier des personnes infectées ou susceptibles de l’être, à collecter des informations nécessaires pour déterminer les personnes ayant été en contact avec ces dernières, à organiser des examens de biologie médicale de dépistage et à réaliser toutes choses utiles dans la lutte contre la propagation du virus.

Si nous avons besoin de la loi, c’est pour lever des obstacles. Certains s’inquiètent du respect du secret médical ou de l’intervention de nouveaux acteurs. En dehors de toute épidémie, il faut savoir que l’assurance maladie dispose de plusieurs sites sur lesquels elle centralise un certain nombre de données de santé, telles que les déclarations d’arrêt de travail ou les déclarations d’affection de longue durée. Ces systèmes d’information existent depuis des années et même des décennies. Y ont accès aussi bien des médecins, des pharmaciens que des salariés de l’assurance maladie, qui ne sont pas forcément médecins.

Ce qui est nouveau, avec ce dispositif, c’est que l’accès aux données va concerner, par définition, non pas seulement des personnes malades, mais également, potentiellement, des personnes non malades, qui sont ce qu’on appelle des cas contacts, plus ou moins proches, des personnes malades. Comme il n’a jamais été envisagé de donner accès aux mêmes acteurs de l’assurance maladie, aux mêmes médecins, aux mêmes soignants à des fichiers de personnes qui ne sont pas forcément malades, nous avons besoin de recourir à la loi. C’est tout l’intérêt de cette disposition législative.

Je veux aussi couper court à toute suspicion et à toute polémique. Les données concernées ne seront pas récoltées pour nourrir une application. Les systèmes d’information dont nous parlons sont juridiquement et techniquement totalement indépendants de tout système numérisé de tracing du type StopCovid. Le Premier ministre a bien rappelé qu’une telle mise en place nécessiterait l’organisation d’un débat ad hoc au Parlement.

Je fais vraiment la distinction entre les deux systèmes. Avec notre texte, il s’agit de créer un système d’information nouveau pour acheminer des résultats de tests positifs du laboratoire vers les intervenants du tracing, selon le rôle de chacun dans le dispositif. Par exemple, si vous avez des symptômes, vous allez vous rendre sur le parking d’un laboratoire qui a installé un drive. Un technicien va procéder à un prélèvement par écouvillonnage. À partir de ce moment-là, un numéro potentiellement identifiant va vous être affecté et il sera placé dans une base de données qu’on appelle Sidep. Ensuite, le prélèvement va être envoyé au laboratoire, où vont être réalisés les examens du type PCR.

Vous imaginez bien que le numéro est très utile pour que l’échantillon ne soit pas perdu. Si, manque de bol, le test est positif, et que vous êtes malade, il faut bien que votre médecin soit au courant, pour qu’il puisse vous appeler afin de vous prescrire des soins, de vous demander de vous isoler, de vous mettre à l’abri en quarantaine. Il doit aussi s’enquérir de l’identité des personnes de votre premier cercle que vous avez pu contaminer malgré vous. Il est donc indispensable que le numéro soit identifiant.

Dans le cadre du tracing de niveau 2, c’est l’assurance maladie qui prend le relais pour vous appeler et faire le tour de toutes les personnes que vous avez croisées dans les quarante-huit heures avant les premiers symptômes pour vérifier que personne n’a été exposé sans qu’on puisse le prévenir. Là encore, il y a un besoin de traçabilité, que remplit ce numéro.

Cette non-anonymisation est un moyen de ne pas passer à côté de personnes à risque. Vous comprenez bien que les agences régionales de santé et Santé publique France ont aussi besoin d’avoir accès à ces informations. En fait, tout ce que l’on vous demande, c’est de nous permettre, du début à la fin, c’est-à-dire du prélèvement jusqu’au moment où l’on va identifier toutes les personnes potentiellement malades pour les protéger, d’avoir accès à un seul système d’information où vont pouvoir interagir des médecins, des infirmiers, des biologistes et des salariés de l’assurance maladie.

La mise en œuvre de ces mesures supposera un décret en Conseil d’État, pris après un avis de la CNIL, qui sera rendu public, et qui est d’ores et déjà en préparation.

Mesdames, messieurs les sénateurs, je n’ai pas manqué de saluer voilà quelques instants, à travers vous, tous les élus locaux de notre pays. Si l’on peut trouver une seule vertu à la crise sans précédent que nous traversons, c’est bien de révéler l’engagement et le sens des responsabilités des uns et des autres ; c’est de mettre à l’épreuve un système de décision en le confrontant à ses atouts, certains, comme à ses limites, tout aussi certaines.

Personne n’oubliera que, face au péril, les élus locaux, qu’ils soient maires, élus régionaux ou départementaux, ont été pleinement mobilisés pour organiser le combat contre le virus. Je pourrais en dresser la liste, mais cela prendrait beaucoup trop de temps et elle serait sans doute non exhaustive. Je voudrais remercier tous ces élus de différentes collectivités et de tous bords politiques, avec qui j’ai été amené à discuter, à échanger, à travailler, toujours dans la concorde, dans un seul et même objectif d’intérêt général. La période de déconfinement qui s’annonce verra les territoires jouer encore, forcément, un rôle très actif.

Le texte que le Gouvernement présente aujourd’hui est équilibré, gage d’efficacité dans le combat contre le virus, respectueux de principes avec lesquels nous ne transigerons jamais. Il permettra à chacun de servir l’intérêt de tous.

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