Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, à l’issue de bientôt deux mois de confinement, et alors que nous nous réunissons aujourd’hui pour la première fois depuis l’adoption de la première loi d’urgence, je ne peux entamer mon propos sans vous faire part d’une grande satisfaction, dont la période qui s’achève s’est pourtant montrée particulièrement avare : pendant que le pays, dépourvu à ce jour de toute certitude sur son avenir, est engagé dans un moment de son histoire dont il gardera pour longtemps la mémoire et les marques, le Parlement, en particulier le Sénat, n’a pas un instant cessé d’exercer, dans la tempête sanitaire qui nous secoue violemment, la vigilance essentielle et indispensable à tout état d’exception.
Sur le texte soumis aujourd’hui à notre examen, par lequel le Gouvernement nous demande de proroger l’état d’urgence sanitaire jusqu’au 23 juillet, la commission des affaires sociales s’est saisie pour avis de trois articles et a adopté six amendements, dont cinq ont été retenus par la commission des lois. Un point divise donc nos deux commissions. À mon sens, il résume à lui seul les conditions de la réussite que l’on est en droit, non pas seulement d’espérer, mais d’exiger de la levée du confinement.
Lors de sa déclaration devant l’Assemblée nationale, le Premier ministre a érigé le point saillant de sa stratégie en un triptyque, dont la célébrité a presque immédiatement concurrencé celle de notre devise républicaine : protéger, tester isoler ; des mots vibrant et généreux, dont le succès ne pourra cependant dépendre d’une simple incantation.
Après la levée progressive du confinement, dont on ne peut qu’accueillir la nouvelle avec soulagement, vous entendez désormais, monsieur le ministre, faire supporter la lutte contre l’épidémie, fort loin d’être remportée, sur la seule responsabilisation citoyenne des personnes, y compris celles qui continueront d’être atteintes par le virus et celles qui, par leurs contacts, seront susceptibles de l’être. J’entends bien l’obligation politique d’emprunter désormais des voies décisionnelles, qui, après deux mois d’enfermement imposé à nos concitoyens, privilégient l’incitation à la contrainte.
Les professionnels de santé auditionnés par la commission des affaires sociales et engagés dans les premières formes de suivi sanitaire à domicile des patients atteints nous ont rappelé cette condition première et fondamentale, que vous connaissez en tant que praticien, et à laquelle tout soignant se doit de toujours soumettre son action : le consentement et l’adhésion de son patient. Je ne souhaite pas, bien évidemment, remettre en cause ce principe, mais que sait-on vraiment, mes chers collègues, de l’horizon maintenant tout proche que la levée du confinement dessine ? Victimes de l’enthousiasme bien légitime qui nous prend au moment où nous annonçons à nos concitoyens que leur liberté d’aller et venir sera bientôt recouvrée, n’oublierions-nous pas un peu vite que le matin du 11 mai ne rangera pas magiquement les ravages de cette épidémie dans les épisodes malheureux, mais clos, de notre histoire ?
Le risque d’un sursaut de la maladie, avec la cohorte tragique d’hospitalisations qui l’a accompagnée, est aussi réel et présent qu’à ses premiers jours. La seule différence entre hier et aujourd’hui tient dans la capacité de notre système hospitalier, qui, exemplaire dans la prise en charge de la première vague, ne manquerait pas d’être irrémédiablement submergé par la seconde. Inciter à un changement réel des comportements individuels est nécessaire, mais quel poids accorder au premier mot lancé par le Premier ministre – « protéger » – si on lui refuse l’appui du troisième, à savoir « isoler » ?
Le texte du Gouvernement réserve les quarantaines et isolements aux seuls mouvements de population transfrontaliers ou interinsulaires. Ce n’est pas seulement insuffisant, c’est dangereux. Par cette qualification des seuls cas d’isolement prophylactique contraint, monsieur le ministre, vous faites courir à nos concitoyens le risque d’une insouciance périlleuse, qui considérerait le danger écarté tant que l’on reste à l’intérieur de nos frontières.
L’histoire nous prouve que ces craintes ne sont pas infondées et que les appels les plus renouvelés à la responsabilité citoyenne peuvent se montrer cruellement insuffisants. Les épidémiologistes ont tous en mémoire le triste exemple de Mary Mallon, porteuse saine de la fièvre typhoïde au début du XXe siècle, qui avait accepté une première période volontaire de quarantaine, mais refusa une seconde période et essaima sa maladie. L’État de New York l’obligea ensuite à deux quarantaines d’affilée, afin d’éviter qu’elle ne contamine d’autres personnes.
À ceux qui me rappelleront justement que l’on ne pourra pas reconstruire notre société et notre économie durement éprouvées en substituant la diffusion du soupçon à celle du virus, je répondrai que la confiance ne se conçoit pas sans précaution. J’aurai l’occasion de vous l’exposer tout à l’heure, mes chers collègues, par la présentation d’un amendement, qui vise à étendre la possibilité de quarantaine et d’isolement au cas du refus réitéré d’un confinement prophylactique. C’est en conscience que je vous demanderai alors de me rejoindre dans l’adoption de cette mesure, à mes yeux indispensable au succès des prochains jours.