Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, il y a six semaines, nous débattions de la mise en œuvre d’un état d’urgence sanitaire spécifiquement créé pour lutter contre le Covid-19. Notre groupe avait alors émis de nombreux doutes sur ce régime d’exception. Nous avions mis en garde sur l’effacement du contrôle parlementaire et, plus généralement, sur les garanties démocratiques données aux Français et à leurs élus.
Aujourd’hui, le déconfinement progressif du pays est envisagé pour le 11 mai dans une grande confusion. D’ailleurs, le Sénat vient d’émettre un avis défavorable sur le plan de déconfinement du Gouvernement. Le même jour, monsieur le ministre, vous nous demandez de prolonger l’état d’urgence de deux mois et d’en étendre les dispositions, comme si la méthode actuelle ne devait pas être réévaluée et modifiée.
Cette loi d’urgence a habilité le Premier ministre, mais aussi les préfets, à prendre des mesures qui touchent en de nombreux domaines à la restriction des droits et libertés individuelles et collectives. Si personne ne réfute l’urgence sanitaire, une telle situation nécessite une grande concertation, laquelle a largement fait défaut, comme on peut le constater pour l’école.
La Commission nationale consultative des droits de l’homme, après avoir mis en place son propre observatoire de l’état d’urgence, s’interroge dans son avis du 28 avril sur la pertinence de la création d’un état d’urgence sanitaire au regard des textes existants, ainsi que sur son impact sur le fonctionnement des institutions et de la vie démocratique.
L’expérience de l’état d’urgence prévu par la loi du 3 avril 1955, maintes fois prorogé à la suite des attentats de 2015, a montré que le risque de contamination du droit commun par des dispositifs d’exception est réel. La prolongation de deux mois qui nous est demandée, sans qu’une durée finale soit prévue, renforce incontestablement ce danger.
À cet égard, permettez-moi de rappeler l’avis du Syndicat de la magistrature, qui attire l’attention sur le « risque de voir ce régime d’exception devenir un laboratoire de dispositifs acceptés en raison de la peur engendrée par le risque sanitaire dont la normalisation par l’effet du temps et de l’accoutumance va masquer leur caractère intrinsèquement attentatoire aux droits fondamentaux ». Malheureusement, les articles de ce projet de loi en témoignent. Ainsi, les articles 2 et 5 ne sont pas présentés comme des dérogations : ils semblent amender, sans durée limitée, les dispositions du code de la santé publique.
D’autres mesures coercitives nouvelles posent problème. Dans les transports, alors que vous ne répondez ni aux alertes des opérateurs de transport public sur le déconfinement ni à l’appel à un soutien public massif à la SNCF, vous proposez l’extension des pouvoirs de police visant à verbaliser les usagers des transports à tous les agents des transports publics, ce que ne demandent ni les entreprises concernées ni leurs salariés. Les pouvoirs de police doivent rester du domaine des forces de police, la confusion ne pouvant que nuire à la réussite du déconfinement.
De la même manière, les modalités de mise en quarantaine et d’isolement des personnes posent problème. Sur le dispositif restant en discussion, la Cour européenne des droits de l’homme considère que la mise en quarantaine doit constituer le moyen de dernier recours pour empêcher la prolongation d’une maladie. Par conséquent, d’autres mesures moins sévères doivent, selon la Cour européenne, avoir déjà été envisagées et jugées insuffisantes. Or, sur ce point, le projet de loi est flou.
Il y a donc un risque à envisager de nouvelles mesures coercitives de cette nature, dans le cadre d’un contrôle parlementaire et juridictionnel aussi réduit et mis en œuvre dans des temps trop limités.
J’ajoute que, en matière d’accompagnement économique et social, la prolongation demandée n’envisage aucune correction du dispositif voté en mars. C’est la raison pour laquelle nous avons redéposé des amendements visant à mieux protéger les salariés : gratuité des masques dans les transports et prolongation de l’interdiction des expulsions locatives.
Enfin, dernière mesure phare proposée par le Gouvernement, la mise en place d’un large système d’information doit contribuer à identifier les chaînes de contamination. Si le texte législatif évoque ce point, c’est parce que le dispositif proposé oblige notamment – malgré vos explications, monsieur le ministre – à lever le secret médical, en autorisant l’accès à des données médicales par des personnes non médecins.
Les commissions des lois et des affaires sociales ont souhaité apporter plusieurs garanties, ce qui est une bonne chose. Néanmoins, selon nous, cela reste insuffisant. La notion de recueil volontaire des données ne figure pas dans le projet de loi et l’anonymat n’est pas garanti. Plus globalement, sur cet article 6, il ne nous paraît pas acceptable de proposer au législateur d’adopter un dispositif aussi important et aussi flou, en laissant aux décrets d’application toute latitude quant au champ précis du système et à sa mise en œuvre.
Je veux ajouter un mot sur la responsabilité juridique. Les apports de la commission des lois s’agissant de la responsabilité des maires vont dans le bon sens, nous y reviendrons sans doute abondamment au cours de l’examen des articles. En revanche, la déresponsabilisation des chefs d’entreprise, que certains veulent mettre en parallèle, n’est pas acceptable. Toute entreprise se doit de mettre en œuvre les conditions suffisantes pour assurer la sécurité de ses employés. Après les entorses et les dérogations déjà apportées au droit du travail par l’état d’urgence, de telles mesures ouvriraient la porte à tous les abus, pour pousser au retour au travail dans n’importe quelles conditions.
Voilà pourquoi c’est en toute responsabilité que nous voterons contre ce projet de loi. La nécessité d’agir ne doit en aucun cas affaiblir notre regard exigeant de législateur, surtout pas en ces temps d’urgence.