Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, c’est une démarche inhabituelle qu’a engagée le Gouvernement, dans des circonstances qui le sont tout autant. Tout compte fait, je ne lui reprocherai pas d’avoir convoqué les électeurs pour le 28 juin le jour même où il décidait, en conseil des ministres, de saisir le Parlement d’un projet de loi portant annulation des mêmes élections. Je pourrais le faire, car c’est étonnant…
En revanche, je lui reprocherai de nous faire débattre de ce texte sans attendre que la situation se soit éclaircie, alors qu’il avait tout le temps, précisément, d’attendre, étant rompu à l’exercice de faire délibérer le Parlement sous trois jours quand les circonstances le justifient, et alors même que nous l’acceptons dans ce contexte. En effet, monsieur le ministre – vous y attachez vous-même beaucoup d’importance, je le sais –, le Parlement n’a pas pour habitude de légiférer à blanc, en fonction de circonstances hypothétiques, alors qu’il pourrait fort bien intervenir utilement si ces circonstances se réalisaient.
Le mois dernier, nous avons compté un million de chômeurs de plus à cause de la crise provoquée par cette terrible épidémie. Les difficultés des entreprises induisent des difficultés sociales majeures, et nous devrions, nous, consacrer beaucoup de temps à reporter des élections municipales dont tout indique qu’elles vont vraiment se tenir le 28 juin ? Garder au frais, au cas où, un texte adopté par le conseil des ministres, nul ne vous en aurait fait le reproche. Mais que vous ayez fait légiférer l’Assemblée nationale qui, sans mot dire, dans tous les sens du terme, a adopté ce texte, cela m’inspire à son égard, je dois le dire, beaucoup de commisération. Et je ne voudrais pas que le Sénat soit induit à faire la même chose.
Je vous suggère, puisqu’il faudra bien que vous débranchiez ce processus législatif à un moment ou à un autre, d’accepter ce que nous allons faire. Et si jamais la situation sanitaire se dégradait, ce que personne ne prévoit actuellement, il serait toujours temps de changer de pied. Ce que nous allons faire, disais-je, c’est-à-dire purger ce texte de tout ce qui est contradictoire avec la convocation maintenue des électeurs, pour qu’il ne traite pas de questions virtuelles, mais, en revanche, maintenir dans ce texte les questions dont nous sommes certains qu’il faut les trancher.
C’est le cas pour l’élection des conseillers consulaires, les représentants de nos concitoyens de l’étranger : en l’espèce, nous sommes absolument certains qu’on ne peut pas les élire à l’échéance prévue ; on ne s’est d’ailleurs pas préparé à le faire : à la différence de ce qui se passe pour les élections municipales, aucun décret n’a été pris pour convoquer les électeurs aux élections consulaires. Sur ce sujet, nous organiserons le report en bonne intelligence avec vous.
Nous sommes certains également – et nous aimerions que vous partagiez plus encore que vous ne le faites ce point de vue – qu’il faut sécuriser, pour les électeurs, mais aussi pour les membres des bureaux de vote et les candidats, le déroulement du scrutin du 28 juin. Il est assez difficile de prendre des mesures pour sécuriser ce scrutin et en même temps de l’annuler, évidemment…
Nous allons par conséquent vous proposer d’amplifier le régime des procurations – nous discuterons des procurations données à des membres de la famille ; j’ai compris que vous étiez en désaccord avec nous sur ce point. C’est vraiment important : c’est un problème certain – tranchons les problèmes certains !
En revanche, ne créons pas de confusion dans l’esprit des élus locaux de France, qui pourraient ne pas comprendre que l’on se mette à décider ce qui se passerait, pendant la période qui s’ouvrirait si les élections n’avaient pas lieu, dans les communes de moins de 1 000 habitants où huit conseillers municipaux ont été élus et où il reste plusieurs sièges à pourvoir : élira-t-on un maire provisoire en attendant que le conseil municipal soit complété ? Quid, si les élections sont annulées, des communautés de communes dont le conseil municipal d’une ou plusieurs communes membres n’est pas complet ? Quelle confusion nous créons dans l’esprit public ! Cette confusion ne contribue d’ailleurs pas à motiver nos concitoyens à aller voter le 28 juin. Que feront-ils à force d’entendre dire que cette élection va être annulée et de voir qu’une institution réputée sérieuse – j’espère qu’elle l’est ! –, le Parlement, adopte des dispositions pour annuler un scrutin pour lequel les électeurs sont convoqués ?
Soyons attentifs, vraiment, à sortir de cette période de contradiction dans laquelle nous sommes entrés. Si je peux me permettre, en me hissant très nettement au-dessus de ma condition, de faire une recommandation, gelons le processus pendant quelque temps, si l’hypothèse que le scrutin ne puisse finalement pas se tenir vous inquiète.
En tout cas, je suis heureux que le président du Sénat ait écrit au Premier ministre, la semaine dernière, pour qu’au moins pendant ce débat nous ayons à notre disposition un avis du conseil scientifique. Il nous est parvenu avant-hier soir ; c’est très bien : nous avons pu le prendre en compte. Il n’ajoute rien au précédent avis. Et le Premier ministre, qui a satisfait avec beaucoup d’empressement à la demande du président du Sénat, est allé au-delà de nos attentes en demandant un deuxième avis pour le 14 juin. Nous serons très heureux, le moment venu, si les circonstances devaient changer, de pouvoir le vérifier pas à pas.
Et si vous laissez ouvert ce texte le plus longtemps possible, nous pourrons, le cas échéant, reprendre le processus législatif sur les dispositions que je vais proposer au Sénat de faire disparaître de ce projet de loi, puisque ces dispositions sont purement virtuelles.
J’ai remarqué que l’Assemblée nationale avait tout de même compris qu’il était difficile d’exposer le Président de la République à la promulgation d’une loi qui aurait été adoptée en termes identiques par les deux assemblées et qui, alors, devrait s’appliquer bien que le décret de convocation des électeurs soit resté en vigueur. Eh oui, c’est vrai : il y a un grand danger à mettre le Président de la République dans l’embarras en l’obligeant, devant un texte annulant les élections, à demander au Parlement, au titre de l’article 10 de la Constitution, une nouvelle délibération. Je ne voudrais pas que le chef de l’État se trouve dans une telle situation ! C’est une des raisons pour lesquelles, de toute façon, il ne fallait pas que le Sénat adopte conforme le texte de l’Assemblée nationale.
Mais l’Assemblée nationale a compris les choses ; elle a donc dit – je restitue son discours : « Il faut que j’adopte ce texte, mais qu’en même temps il n’entre pas en vigueur. Je vais donc adopter une disposition permettant de mettre un petit peu de conditionnel dans tout cela, et prévoir qu’un décret pourra permettre au texte de ne pas entrer en vigueur. » C’est la première fois qu’une loi pourrait ne pas entrer en vigueur sur décision du Gouvernement !