Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, depuis de nombreuses semaines, notre assemblée travaille dans des conditions rendues difficiles par les mesures sanitaires qui s’imposent, mais aussi par la profusion de textes que le Gouvernement nous demande d’examiner dans des conditions d’urgence, voire de précipitation. Nous examinerons par exemple, demain, des projets de loi relatifs aux élections sénatoriales, législatives et municipales. Nous aurons prochainement à nous prononcer sur la gestion de la dette sociale et sur la création d’une cinquième branche de la sécurité sociale, et nous attendons un troisième projet de loi de finances rectificative.
De votre côté, madame la ministre, je sais que vous êtes, avec vos services, fortement mobilisée dans un contexte de forte hausse du chômage et de grandes difficultés pour de nombreuses entreprises et de nombreux travailleurs.
C’est dans ce contexte que le Gouvernement a inscrit à l’ordre du jour de cet après-midi une proposition de loi de notre collègue député Christophe Blanchet, sur laquelle il a décidé d’engager la procédure accélérée, signe de l’importance qu’il lui accorde.
J’ai donc été surprise à la découverte du contenu du texte qui nous a été transmis par l’Assemblée nationale. Si l’exposé des motifs revendique l’ambition de « rendre possible l’impossible », la portée du texte est en effet bien plus modeste, même s’il s’agit d’une contribution à la citoyenneté, thématique chère à bon nombre d’entre nous.
Il s’agit de permettre aux salariés qui le souhaitent de renoncer, avec l’accord de leur employeur, à un ou plusieurs jours de congé non pris, en vue de leur monétisation. La valeur de ces jours de congé devrait ensuite être versée aux personnels soignants sous forme de chèques-vacances, afin d’allier geste de reconnaissance et soutien au secteur touristique.
L’idée paraît généreuse et intéressante. Plusieurs parlementaires de différents groupes ont d’ailleurs porté des propositions en ce sens – je pense notamment à notre collègue Édouard Courtial. Pourtant, une lecture plus attentive du texte soulève de nombreuses questions auxquelles les discussions qui ont eu lieu à l’Assemblée nationale n’ont pas permis d’apporter de réponses.
Il est ainsi prévu que la liste des bénéficiaires et les modalités de répartition entre eux des chèques-vacances soient précisées ultérieurement par décret, une fois connue la somme disponible. Encore fallait-il que le dispositif soit borné dans le temps, pour qu’on sache quand arrêter les compteurs, ce qui n’était pas le cas – vous l’avez dit, madame la ministre. J’ignore ce qu’il faut y voir ; toujours est-il que voter un texte à l’aveugle ne me paraît pas satisfaisant.
La commission des affaires sociales a par ailleurs eu des doutes sur le mécanisme proposé.
Premièrement, pour donner des jours de repos, encore faut-il en disposer. Or tous les salariés n’ont pas de jours de RTT ou de jours de repos conventionnels, et ils en ont d’autant moins que les employeurs ont pu, pendant le confinement, imposer à leurs salariés la prise de ces jours.
Deuxièmement, le mécanisme de monétisation me semble faire peser le coût de la solidarité au moins autant sur l’employeur que sur le salarié, d’autant plus lorsque le dispositif s’adresse aux agents publics. En effet, un salarié qui travaille une journée supplémentaire ne crée pas nécessairement pour l’entreprise une richesse correspondant à un jour de travail. Il en va bien ainsi dans certaines structures, mais ce n’est pas forcément le cas lorsque la charge de travail est organisée sur l’année ou partagée au sein d’une équipe. C’est encore moins vrai dans le secteur public où, je le rappelle, les congés ne sont pas provisionnés. En tout état de cause, dans le public comme dans le privé, il sera nécessaire que les employeurs soient en mesure de décaisser les sommes correspondant à la rémunération de leurs salariés qui souhaitent travailler un jour de plus ou se reposer un jour de moins.
Si je ne mets pas en doute l’esprit de solidarité qui anime une grande partie des employeurs de France, tous ne pourront pas supporter le coût de la solidarité souhaitée par leurs salariés. Je note d’ailleurs que le financement de la prise en charge de la dépendance, malgré le symbole que constitue la journée de solidarité, repose bien en réalité sur un prélèvement obligatoire, la CSA, acquitté par les employeurs.
La commission s’est également interrogée sur la nécessité de cette proposition de loi. Les moyens pour les citoyens et pour les entreprises de se montrer solidaires ne manquent pas au point qu’un dispositif aussi flou que complexe doive être imaginé.
En outre, si les soignants ont rempli leur rôle avec abnégation et dans des conditions parfois dantesques pendant le pic de l’épidémie, d’autres travailleurs ont également contribué à assurer la continuité de la vie de notre pays. Je pense aux caissières des supermarchés, aux pompiers, aux forces de l’ordre, mais la liste est longue.
En outre, d’autres de nos concitoyens auraient certainement aimé travailler pendant la crise et voudraient aujourd’hui travailler, mais ont perdu leur emploi. Discuter des moyens d’allouer des chèques-vacances de quelques dizaines d’euros aux seuls personnels soignants, dans ce contexte, peut donc sembler dérisoire. Les soignants eux-mêmes ne semblent pas enchantés par cette proposition. Certains y voient même l’expression d’une charité maladroite, en décalage avec leurs aspirations, avec leurs attentes et avec leurs besoins.
La commission a donc sérieusement songé à rejeter purement et simplement cette proposition de loi. Néanmoins, un rejet du texte par le Sénat aurait sans doute conduit le Gouvernement, après l’échec probable d’une commission mixte paritaire, à donner le dernier mot à l’Assemblée nationale, et nous n’aurions pas joué pleinement notre rôle de législateur en laissant passer sans tenter de l’amender un texte comme celui-là. Certains auraient également pu y voir un désintérêt du Sénat pour la solidarité citoyenne, mais aussi un manque de clairvoyance concernant les collectivités, qui, par ce texte, seront contraintes à un double paiement.
La commission des affaires sociales a donc adopté ma proposition de réécriture.
Dans le texte que nous examinons cette semaine, il n’est plus question d’un mécanisme, intéressant sur le papier mais largement fictif, de don de jours de repos, mais d’un dispositif de don concret d’une partie de rémunération. Pour les salariés qui disposent de jours de repos et qui peuvent les monétiser, ce don financier pourra correspondre à une journée de travail supplémentaire.
Soucieux en même temps de soutenir le secteur touristique, les concepteurs du dispositif l’ont appuyé sur l’Agence nationale pour les chèques-vacances : des sommes correspondant aux dons seront versées sur un compte dédié. Ce fonds pourra également être abondé par les employeurs qui le souhaiteront, ou alimenté par des dons volontaires effectués par toute personne physique ou morale.
L’ANCV aura pour tâche de verser les sommes collectées aux établissements et services sanitaires, médico-sociaux et d’aide à domicile désignés par arrêté, au prorata de leur masse salariale. La répartition serait effectuée par les établissements et services, car c’est à cette échelle que peut s’apprécier l’investissement réel de chacun pendant l’épidémie. Il est toutefois précisé que les personnels concernés devront avoir travaillé pendant la période de confinement et percevoir une rémunération inférieure à trois fois le SMIC.
Le dispositif serait borné dans le temps, car c’est la condition pour que la somme à répartir soit connue. La commission a retenu la date du 31 août 2020, qui peut être débattue, mais qui permet de ne pas trop déconnecter ce mécanisme de la situation à laquelle il s’agit de répondre.
La mise en œuvre de ce dispositif suppose la publication rapide des décrets d’application. Toutefois, dans la mesure où il nous est demandé de statuer en urgence, je ne doute pas, madame la ministre, que le pouvoir exécutif aura à cœur de faire le nécessaire. J’ai néanmoins une pensée pour les services de l’État auxquels cette proposition de loi imposera une charge de travail supplémentaire alors qu’ils ont par ailleurs d’autres sujets, sans doute au moins aussi importants, à traiter.