Intervention de Rémi Pellet

Commission des affaires sociales — Réunion du 18 juin 2020 : 1ère réunion
Projet de loi organique relatif à la dette sociale et à l'autonomie — Projet de loi relatif à la dette sociale et à l'autonomie - Audition de M. Rémi Pellet professeur à l'université de paris et à sciences po paris spécialiste en droit financier public et social en téléconférence

Rémi Pellet, professeur à l'Université de Paris et à Sciences Po Paris, spécialiste en droit financier public et social :

J'examinerai, comme vous me le demandez, la spécificité de la dette sociale d'un point de vue universitaire, mais aussi en tenant compte de l'expérience qui fut la mienne à l'Agence centrale des organismes de sécurité sociale (Acoss) et à la Cour des comptes.

Partons d'un constat : la Cades n'a pas d'équivalent dans le monde. Au Royaume-Uni et dans les pays où c'est l'État qui prend en charge directement le financement de la sécurité sociale, selon le modèle beveridgien, il est logique qu'il n'y ait pas de dette sociale à côté de la dette publique gérée par l'État, et qu'il y ait unité de gestion. En Allemagne, où les organismes de sécurité sociale ont une personnalité morale propre, il n'y a pas de Cades parce qu'il n'y a pas de dette, les régimes étant à l'équilibre. La France ayant adopté un système d'inspiration bismarckienne, mais ses caisses de sécurité sociale ayant accumulé une importante dette, elle s'est dotée d'une Cades, distincte de l'Agence France Trésor chargée de la gestion de la dette de l'État.

Bien qu'elle soit née un mois avant les lois de financement de la sécurité sociale, par l'ordonnance du 24 janvier 1996, la Cades peut trouver sa justification juridique dans la réforme constitutionnelle du 22 février 1996. La création des lois de financement de la sécurité sociale a en effet consacré au plus haut niveau de notre droit interne, le droit constitutionnel, la spécificité des finances sociales par rapport aux finances de l'État. Partant, il devenait logique de distinguer la dette sociale du reste de la dette publique.

Fondamentalement, qu'est-ce qui fait la spécificité des finances de la sécurité sociale par rapport à celles de l'État ? On pourrait, pour répondre à cette question, recourir à des arguments économiques, en considérant que les dépenses de la sécurité sociale ne sont que des dépenses de transfert, alors que l'État prend en charge des dépenses d'investissement et de fonctionnement. Mais il me semble important de faire valoir d'abord un argument juridique.

Dans le système budgétaire de l'État s'applique le principe d'universalité, qui se traduit par le principe de non-affectation d'une recette particulière à une dépense particulière parce qu'il n'y a pas de lien de nature entre un impôt spécifique et une dépense spécifique. Or la sécurité sociale est fondée sur le principe exactement inverse d'affectation d'une recette à une dépense, inspiré du droit des assurances : une cotisation ou une prime particulière doit servir à financer la couverture d'un risque particulier. Comme il existe plusieurs risques de nature différente, ceux que l'on a historiquement distingués, vieillesse, maladie, accidents du travail, famille, auxquels on propose aujourd'hui d'ajouter un cinquième, il existait autant de cotisations différentes. Et le produit de chacune de ces cotisations est affecté au financement d'un risque particulier. C'est ce principe qui est désigné sous le terme de « branches », introduit tardivement dans le code de la sécurité sociale par imitation du code des assurances.

Or, point capital, ce principe d'affectation a été appliqué lorsque le législateur a fiscalisé la sécurité sociale. Ainsi, le produit de la contribution sociale généralisée (CSG), qui, selon le Conseil constitutionnel, appartient à la catégorie des impositions de toutes natures visée à l'article 34 de la Constitution, a été affecté à certaines branches particulières choisies pour leur caractère de solidarité nationale. Le même principe a été appliqué à la Cades, puisque la CRDS lui a été affectée, alors qu'il n'existe aucun impôt directement affecté au financement de la dette de l'État.

Autre point capital : la fiscalisation de la sécurité sociale a été sélective, fondée sur une distinction opérée au sein des dépenses de sécurité sociale selon leur nature. Les prestations, pensions de retraite, indemnités journalières (IJ) de l'assurance maladie, qui représentent une forme de salaire différé auraient dû rester financées par des cotisations sociales assises sur le revenu professionnel et proportionnelles à ce revenu ; tel était le cas jusqu'aux dernières - funestes - réformes. En revanche, les dépenses sociales qui sont devenues des prestations de solidarité, par exemple le remboursement des soins de l'assurance maladie, doivent être financées par des impôts frappant tous les revenus, car il est socialement injuste de ne faire peser que sur les salaires la charge de prestations sans rapport avec eux. Cette distinction a été opérée successivement au sein de l'assurance chômage, de l'assurance vieillesse et de la branche maladie, les IJ devant à l'origine rester financées par une cotisation sociale de 0,75 % des salaires, tandis que les prestations en nature devaient l'être par la CSG. Quant aux prestations familiales, elles furent aussi fiscalisées, leur conception évoluant. Conçues à l'origine comme une forme de sursalaire à la charge des employeurs, elles sont devenues un instrument de redistribution des revenus dans une logique de solidarité nationale, ce qui justifiait qu'elles fussent elles aussi financées par l'impôt plutôt que par des cotisations.

Or ce principe a été également appliqué à la Cades lors de sa création. En 1996, la Cades a repris à sa charge une dette qui provenait essentiellement de la branche maladie de la sécurité sociale, dont 95 % des dépenses sont des remboursements de soins. Il était donc logique qu'un excès de dépenses maladie « de solidarité » fût refinancé par la CRDS, impôt de solidarité conçu comme la CSG, avec simplement, à l'origine, une assiette un peu plus large.

Reste une question : pourquoi l'État n'a-t-il pas pris à sa charge le remboursement de la dette sociale, puisqu'il finance lui aussi des dépenses de solidarité, le revenu de solidarité active (RSA) par exemple ? L'idée qui a prévalu à l'époque repose sur une distinction économique : les dépenses d'investissement peuvent être financées par l'emprunt, car elles se traduisent par un enrichissement du patrimoine public, qu'il est normal que les générations futures contribuent à financer, puisqu'elles en bénéficieront elles aussi. En revanche, la dette sociale originelle, celle de l'assurance maladie, résultait, elle, d'un excès de dépenses de transfert qui ne bénéficiait qu'aux générations de l'époque. Il ne fallait donc pas transmettre la charge de cette dette aux générations futures, qui auraient, elles aussi, à financer leurs propres soins. C'est pourquoi il fallait amortir la dette sociale, c'est-à-dire rembourser non seulement les intérêts, mais aussi le capital, pour éteindre définitivement cette dette.

La dette de l'État est gérée tout différemment : il n'y a pas d'impôt affecté à son remboursement, et il n'y a pas amortissement, car elle est traitée comme si elle était éternelle. Pourquoi cette distinction de traitement ? Parce qu'en France - tel n'est pas le cas en Allemagne -, on considère qu'il n'est pas possible de distinguer au sein du budget de l'État entre les dépenses d'investissement, finançables par l'emprunt, et les dépenses de transfert et de fonctionnement, qui ne doivent être financées que par des recettes définitives, non remboursables. Au soutien de cette logique franco-française, on donne toujours l'exemple des dépenses de l'éducation nationale : sur le plan économique, le traitement des professeurs doit être considéré comme une dépense d'investissement, et non de fonctionnement ; l'éducation permet en effet d'accroître le capital intellectuel de la Nation, et il est normal que les jeunes qui en bénéficient paient la dette publique qui a servi à les former. Ainsi, selon ce type de raisonnement, la dette de l'État n'a pas à être amortie : elle doit être gérée comme si elle était éternelle. Au sein du budget de l'État, on n'inscrit donc que la charge des intérêts, car ils représentent, eux, des dépenses définitives sans contrepartie.

En répondant à vos questions, j'aurai peut-être l'occasion d'expliquer pourquoi je pense que ces beaux principes économiques et juridiques ont été remis en cause ces dernières années au point de rendre totalement incohérent le système de financement de la protection sociale.

Mais, pour conclure ce propos introductif, je m'en tiendrai à la seule question de la gestion de la dette sociale par l'Acoss et la Cades.

Les pouvoirs publics ont autorisé de longue date l'Acoss à emprunter pour couvrir non pas des besoins de trésorerie, mais des besoins de financement. Cette pratique viole les statuts de l'agence, dont je rappelle que l'article L. 225-1 du code de la sécurité sociale lui assigne une mission particulière, celle « d'assurer la gestion commune de la trésorerie des différentes branches du régime général », et non pas la gestion d'un déficit de financement.

Par ailleurs, il y eut aussi violation de la loi organique relative aux lois de financement de la sécurité sociale, qui dispose que « la loi de financement de la sécurité sociale adoptée tous les ans arrête la liste des régimes obligatoires de base et des organismes concourant à leur financement habilités à recourir à des ressources non permanentes, ainsi que les limites dans lesquelles leurs besoins de trésorerie peuvent être couverts par de telles ressources » - il est bien question de « besoins de trésorerie », et non de besoins de financement.

Malheureusement, le Conseil constitutionnel n'a pas censuré les lois de financement de la sécurité sociale qui autorisaient l'Acoss à emprunter pour couvrir non pas des besoins de trésorerie, c'est-à-dire des déficits infra-annuels, mais des déficits de financement, c'est-à-dire structurels. La Cour des comptes n'a dénoncé le procédé que tardivement, en 2014, réitérant cette critique en 2017 ; je l'avais, pour ma part, formulée publiquement dès 1999, lorsque j'étais encore rapporteur à la Cour des comptes.

L'accumulation d'emprunts à long terme au niveau de l'Acoss ne pouvant pas durer, la Cades a été rouverte plusieurs fois : le législateur lui a transféré de la dette en allongeant la durée de perception de la CRDS. Puis, lorsque ce procédé a été interdit à la suite de la réforme voulue par le Premier ministre Raffarin, le transfert de dette s'est accompagné d'un transfert de recettes ; mais ces recettes provenaient d'organismes de la sécurité sociale, en particulier le Fonds de solidarité vieillesse (FSV), qui ont pâti à leur tour d'un manque de recettes et, par conséquent, d'un déficit - nouvel avatar de la politique du sapeur Camember. La Cades se retrouve ainsi avec deux recettes : la CRDS, d'une part, et, d'autre part, un morceau de CSG.

Ces procédés sont évidemment contraires à l'objectif du constituant de 1996. Cette année, du fait de la crise économique née de la pandémie et de sa gestion par les pouvoirs publics, autrement dit le confinement, les recettes de la sécurité sociale se sont effondrées. En conséquence, par décret du 20 mai 2020, l'Acoss a été autorisée à emprunter jusqu'à 90 milliards d'euros. Ces sommes doivent être évidemment transférées, l'Acoss ne pouvant durablement les porter. Précisément, le projet de loi sur lequel vous me consultez prévoit le transfert de cette dette à la Cades, la période d'amortissement étant prolongée jusqu'en 2033, ce qui rend nécessaire la modification de la loi organique, et donc la dénaturation de la Cades.

Pourquoi les pouvoirs publics ne choisissent-ils pas de transférer la dette à l'État, alors qu'un tel choix serait source d'économies, l'Agence France Trésor pouvant emprunter à un taux plus faible que la Cades - l'écart de taux varie, selon un député de l'opposition, énarque de formation, entre 0,1 et 0,3 point ? Ce même député explique que le Gouvernement refuse de transférer cette « dette Covid » à la charge de l'État parce qu'il souhaite « réduire les marges de manoeuvre de la sécurité sociale » : la stratégie du Gouvernement consisterait à pousser à une baisse des dépenses sociales en faisant ressortir l'importance de la dette mise à la charge des générations futures.

Pour ma part, j'avancerai une hypothèse différente : le ministère des finances souhaite que la Cades perdure afin que la CRDS soit maintenue. Si la dette sociale n'était pas alourdie de la dette Covid, le reliquat serait remboursé rapidement et la CRDS devrait alors être supprimée, car elle ne pourrait pas être réorientée, en application du principe de nécessité de l'impôt. La CRDS ayant été créée pour amortir la dette sociale, à défaut d'une telle dette, il n'y aurait plus besoin d'impôt. Or il me semble que Bercy n'aimerait pas voir disparaître cet impôt qui possède, à ses yeux, toutes les vertus : une assiette très large et un taux faible et proportionnel, c'est-à-dire, très exactement, le contraire de l'impôt sur le revenu. La disparition d'un tel impôt serait une catastrophe pour Bercy, qui aurait beaucoup de mal, par la suite, à justifier sa recréation s'il fallait financer à nouveau une dette sociale. Si le Gouvernement ne souhaite pas transférer la dette Covid à l'État, c'est donc parce qu'il veut faire perdurer la CRDS comme un impôt éternel, alors même que cette contribution avait été conçue comme un impôt provisoire destiné à amortir, c'est-à-dire à éteindre définitivement, la dette sociale mise à la charge d'un établissement ad hoc, la Cades.

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