Intervention de Rémi Pellet

Commission des affaires sociales — Réunion du 18 juin 2020 : 1ère réunion
Projet de loi organique relatif à la dette sociale et à l'autonomie — Projet de loi relatif à la dette sociale et à l'autonomie - Audition de M. Rémi Pellet professeur à l'université de paris et à sciences po paris spécialiste en droit financier public et social en téléconférence

Rémi Pellet, professeur à l'Université de Paris et à Sciences Po Paris, spécialiste en droit financier public et social :

Avant de vous répondre, je tiens à préciser que je n'ai aucun engagement politique. Mes propos sont inspirés par le souci de l'intérêt général et par l'analyse que je fais des finances sociales depuis trente ans, et non par une quelconque préoccupation politique. Mes réponses sont donc des réponses de conviction, les réponses d'un technicien : elles ne sont pas orientées.

Vous avez raison, la dette hospitalière a servi à financer des investissements ; or la Cades n'a pas été conçue pour cela, mais pour amortir les déficits de financement de la branche maladie, les dépenses de l'assurance maladie étant des dépenses de transfert. La mise à la charge de la Cades de ces sommes aurait pour effet de modifier la nature de cette caisse ; elle est donc critiquable.

Je la critiquerai aussi, pour ma part, d'un autre point de vue. En 1945 a été posé le principe suivant : l'assurance maladie devait prendre en charge les dépenses de santé de ville et les dépenses hospitalières. Elle a été dotée d'un pouvoir de négociation avec les syndicats des professions libérales de santé pour convenir des tarifs ; certes, ces conventions font l'objet d'un agrément ministériel, mais au moins l'assurance maladie a-t-elle, en la matière, une marge de manoeuvre. Le financement des hôpitaux, en revanche, lui échappe complètement. Depuis 1945, les hôpitaux sont des établissements publics dont les agents sont des agents publics, des fonctionnaires pour la plupart et, pour ce qui est des praticiens, des contractuels de droit public régis par un statut particulier. Comme plus de 70 % de la dépense hospitalière est de la dépense de personnel, l'assurance maladie n'a donc pas son mot à dire.

Et la situation a été aggravée avec la création des agences régionales de santé (ARS) : c'est le directeur de l'ARS - le préfet sanitaire -, révocable ad nutum en conseil des ministres, qui est en charge de l'attribution des crédits aux hôpitaux, l'assurance maladie n'ayant qu'un droit de consultation pour faire valoir son point de vue. Comme, derechef, l'assurance maladie n'a pas son mot à dire dans la gestion de ces crédits, je ne vois pas pour quelle raison on attribuerait à la Cades la responsabilité du remboursement de la dette des hôpitaux. Il pourrait en être autrement si l'on appliquait une réforme pour laquelle je milite depuis longtemps, c'est-à-dire si l'assurance maladie avait, comme avec les professions libérales de santé, un droit de négociation direct avec les hôpitaux. Cette réforme serait justifiée puisque l'assurance maladie prend en charge plus de 90 % de la dépense hospitalière.

Si l'assurance maladie avait un tel pouvoir de négociation direct avec les hôpitaux, on pourrait comprendre qu'un excès de dépenses d'investissement soit repris dans le cadre de la Cades. Comme c'est l'État qui décide de tout, c'est à lui de reprendre la dette des hôpitaux, dont je rappelle qu'ils ont leur compte ouvert au Trésor public, alors même que la sécurité sociale a un circuit financier propre, la Caisse des dépôts et consignations lui servant de banquier, et l'Acoss de trésorier. J'avais constaté, il y a quelques années, que les hôpitaux, malgré leur déficit, avaient un encours moyen de trésorerie de plusieurs milliards d'euros. Je trouvais un peu bizarre un tel excédent déposé dans les comptes de l'État alors que cet excédent vient, pour l'essentiel, de l'assurance maladie. Je préconise donc que les hôpitaux soient raccordés à la même banque que celle de l'assurance maladie, la Caisse des dépôts et consignations. Je signale au passage que la Cour des comptes avait repris cette proposition et que le ministre des finances de l'époque, Dominique Strauss-Kahn, avait validé une telle réforme.

Vous m'interrogez sur la création d'une cinquième branche et sur le mode de financement d'une telle assurance contre le risque dépendance. Il est prévu une nouvelle opération du sapeur Camember : après qu'on a alimenté la Cades par un peu de CSG prise au FSV, qui s'est trouvé en déficit, on lui retirerait ce bout de CSG pour l'affecter au financement de la dépendance ; la Cades se trouvant alors en déficit de recettes, on allongerait la durée d'amortissement de la dette. Cette opération conduirait à remettre en cause le principe vertueux qui avait été consacré au moment de la réforme voulue par le Premier ministre Raffarin. Cette idée me paraît néfaste ; sa concrétisation reviendrait à rendre éternelle une dette qui était censée être amortie rapidement.

Cette cinquième branche me semble en effet poser un problème de financement ; ce problème ne peut être réglé que par un impôt national permettant une mutualisation des risques. Les départements pourraient conserver une fonction de gestion des crédits, mais il faut en finir avec le système actuel, qui est baroque et financièrement absurde : une caisse nationale, la Caisse nationale de solidarité pour l'autonomie (CNSA), reçoit une partie des fonds ; les départements complètent ces fonds par des ressources propres pour financer des prestations qui sont déterminées sur le plan national. Cette situation me paraît abracadabrantesque, comme aurait dit un Président de la République ; il faut un financement national qui permette une mutualisation et une péréquation.

D'où viendraient ces fonds ? Cela justifierait-il la création d'une nouvelle branche ? Pour ma part, je n'en vois pas la raison, sinon d'affichage politique. En réalité, ce risque est essentiellement pris en charge par l'assurance maladie : les dépenses de dépendance sont en grande partie des dépenses de soins. Quant aux crédits correspondant aux dépenses d'accompagnement et d'hébergement, ils pourraient très bien être transférés de la branche vieillesse ou de la branche famille vers l'assurance maladie. Je ne vois donc pas la nécessité de créer une nouvelle branche. Je vois bien, en revanche, quel est l'intérêt de ceux qui gèrent la CNSA à faire perdurer cet établissement - c'est humain. Je suis, pour ma part, pour supprimer la CNSA et laisser les départements, en collaboration avec l'assurance maladie, gérer l'attribution des fonds.

Pour répondre à la troisième question relative aux effets économiques de la crise : faut-il adopter une règle d'or ? Assurément ! En réalité, cette règle d'or existe : c'est la loi organique du 22 juillet 1996 relative aux lois de financement de la sécurité sociale, modifiée par la loi organique du 2 août 2005 relative aux lois de financement de la sécurité sociale. Ce texte prévoit que le législateur peut autoriser un régime à recourir à des ressources non permanentes - l'emprunt -, mais uniquement pour satisfaire des besoins de trésorerie, non pour couvrir des besoins de financement. Un besoin de trésorerie est lié au décalage, dans une même année, entre le rythme des recettes et celui des dépenses ; il s'agit donc d'une simple avance de trésorerie, le régime doit être à l'équilibre à la fin de l'année.

Cette disposition a été violée, parce qu'on a autorisé l'Acoss à recourir à des montants allant au-delà de ses besoins de trésorerie pour couvrir des besoins de financement ; quand ces emprunts deviennent trop importants, l'Acoss ne peut plus les porter, il faut les transférer à la Cades.

J'en reviens donc à mon point de vue de 1999, repris en 2014 puis en 2017 par la Cour des comptes : n'autorisons l'Acoss à recourir à l'emprunt que pour satisfaire des besoins de trésorerie.

Cela posé, quelle règle de gestion adopter en cas de crise exceptionnelle, comme celle que nous vivons ? Le confinement a conduit à l'arrêt de l'activité ; le déficit de la sécurité sociale de 52 milliards d'euros est lié, non à un excès de dépenses de santé - le surcroît de dépenses hospitalières liées au coronavirus a été compensé par les économies de dépenses pour la médecine de ville -, mais à un déficit de recettes. Or, à l'origine de ce déficit, se trouve l'État - je ne lui en fais pas grief -, donc c'est à lui de prendre en charge cette dette.

Sans doute, pour continuer de verser les cotisations sociales, on pouvait autoriser l'Acoss à emprunter 52 milliards d'euros, mais c'était dangereux, car les marchés auraient pu s'inquiéter d'un emprunt de ce montant de la part d'un établissement public. L'État aurait pu emprunter à sa place, car l'Agence France Trésor (AFT) emprunte à des conditions très favorables, pour des montants très importants.

Par conséquent, la règle d'or pour la sécurité sociale, oui, mais elle existe déjà ; appliquons-la donc strictement, selon les recommandations réitérées de la Cour des comptes.

Quatrième et dernier point : le choc de simplification ; vous ne pouviez pas me faire plus plaisir qu'avec cette question. J'ai proposé une simplification ; je vais tenter de vous l'expliquer aussi clairement que possible.

La sécurité sociale a été conçue comme une assurance du revenu professionnel : on cotisait en proportion de son revenu pour financer un salaire différé. Le meilleur exemple réside dans les cotisations d'assurance vieillesse : on cotise, pendant sa période d'activité, en proportion de son revenu et, si l'on est vivant à l'âge auquel on ne peut plus travailler, l'assurance vieillesse nous verse un substitut de salaire proportionné au salaire perdu.

Les autres branches ont été conçues comme l'assurance vieillesse. On concevait, à l'origine, l'assurance maladie comme une assurance du revenu professionnel que l'on risquait de perdre à cause de la maladie ; quand on tombe malade, on cesse de travailler et l'on perd son revenu. D'où la nécessité d'un revenu de substitution : les indemnités journalières. Le financement de l'assurance maladie repose donc sur des cotisations assises sur le revenu professionnel, qui donnent droit à des prestations proportionnées à ce revenu. Il y a un autre type de dépenses de santé, le paiement des soins, mais, initialement, ces soins étaient pris en charge gratuitement par les hôpitaux ou, pour les plus riches, par leur propre revenu. Surtout, on a considéré qu'il s'agissait également de dépenses du revenu professionnel : quand je paie pour mes soins, je dépense une partie de mon revenu professionnel. Ainsi, en 1945, il y avait un financement exclusif de l'assurance maladie par des cotisations assises sur le revenu professionnel.

Or la nature des risques a changé ; l'assurance maladie n'est plus, aujourd'hui, pour l'essentiel, une assurance du revenu professionnel, car 95 % des dépenses d'assurance maladie sont des remboursements de soins. Il a donc paru injuste de financer ces soins sur le seul revenu professionnel, alors que le coût des soins varie non pas selon le revenu de la personne, mais selon son état de santé. Par conséquent, on a fiscalisé l'assurance maladie, comme on l'avait fait pour la branche famille.

On a opéré pareille distinction pour la branche vieillesse : ceux qui peuvent travailler sans être affectés par le chômage paient des cotisations et touchent une pension proportionnée au revenu d'activité ; pour ceux dont la carrière est heurtée parce qu'ils connaissent le chômage, il faut un minimum vieillesse, financé par la solidarité nationale. Ainsi, le gouvernement d'Édouard Balladur a instauré la CSG, destinée à financer le FSV, qui prend en charge ce minimum vieillesse. On a également appliqué cette distinction dans la protection contre le chômage : c'est une assurance du revenu professionnel, puis, en fin de droits, s'y substituent une prestation forfaitaire puis une prestation de solidarité nationale, le RSA.

Cette distinction entre l'assurance du revenu professionnel et la solidarité nationale a guidé le législateur pendant trente ans, quelle que soit la majorité, et c'était très heureux, mais elle a été remise en cause par des réformes récentes. Ainsi, le Président de la République a voulu que l'assurance chômage fût financée par la CSG. On aboutit à une situation aberrante, dans laquelle des prestations proportionnées au revenu professionnel, qui peuvent dépasser 4 500 euros par mois, sont financées par la CSG, qui pèse également sur les retraités à partir de 1 000 euros de revenu. Cela me paraît abracadabrantesque ; on ne peut financer une prestation proportionnée au revenu professionnel par un impôt de solidarité nationale, la CSG.

On a commis la même erreur pour les cotisations salariales de maladie, servant en principe à financer les indemnités journalières. Pour le financement de l'assurance maladie, on avait voulu qu'un impôt de solidarité nationale finance les dépenses de prestations de soins - c'était tout à fait logique, c'était l'objet de la réforme Jospin, tout à fait bienvenue - et on avait donc maintenu une cotisation de 0,75 % sur les salaires destinée à financer les indemnités journalières. Cette distinction a été remise en cause par la suppression de cette cotisation de 0,75 %. Désormais, les prestations de l'assurance maladie réservées aux salariés - les indemnités journalières - sont financées non plus par les cotisations salariales, mais par de la CSG et de la TVA, des prélèvements de solidarité nationale. C'est aberrant.

Pour mettre un terme à cette aberration et pour simplifier la tuyauterie incompréhensible pour les parlementaires - on ne peut pas comprendre ces bricolages successifs si l'on n'est pas spécialiste et, même quand on le devient, on perd parfois pied -, il faudrait adopter le principe suivant : remettre en cause le principe d'affectation de la recette à la dépense pour les dépenses sociales de solidarité nationale et ne le conserver que pour les dépenses sociales d'assurance du revenu professionnel.

Ainsi, l'assurance vieillesse de base et complémentaire - prestations proportionnées au revenu professionnel - doit être financée par des cotisations exclusivement assises sur le revenu professionnel. De même, les indemnités journalières doivent être financées par des cotisations proportionnées au salaire. Il en va de même avec l'assurance chômage : les prestations réservées aux salariés qui se retrouvent au chômage doivent être financées par des cotisations proportionnelles au revenu professionnel. La logique de l'affectation de la recette à la dépense garde, dans ce cas, toute sa pertinence et il faut la conserver.

En revanche, les prestations de solidarité nationale - minimum vieillesse, financé par le FSV, dépenses en nature de l'assurance maladie, prestations familiales, qui sont forfaitaires et autres prestations de solidarité nationale - doivent être financées par l'impôt, avec une assiette la plus large possible, sans affecter un morceau d'un impôt particulier à une branche en particulier. Il faut globaliser les dépenses de solidarité nationale, puis affecter les crédits, comme dans le budget de l'État, aux différentes dépenses de solidarité nationale.

En effet, il faut appliquer le principe de non-affectation, qui s'applique pour l'État, à la protection sociale, sans quoi perdurera ce système absurde d'affectation de morceaux d'impôt - TVA, CSG ou autres - à des dépenses de solidarité. Ces réaffectations n'ont aucun sens ; il faut globaliser les crédits. Vous, parlementaires, devez choisir les impôts de solidarité que vous souhaitez, faire masse de cette somme puis décider comment les attribuer aux branches. Cela permettrait de conserver le système des objectifs nationaux de dépenses, comme l'objectif national de dépenses d'assurance maladie (Ondam) ; on pourrait tout à fait en imaginer un pour la vieillesse et pour la famille.

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