Intervention de Jacqueline Eustache-Brinio

Commission d'enquête Combattre la radicalisation islamiste — Réunion du 7 juillet 2020 à 14h35
Examen du projet de rapport

Photo de Jacqueline Eustache-BrinioJacqueline Eustache-Brinio, rapporteure :

Je remercie Nathalie Delattre pour notre travail constructif, ainsi que chacun des membres de la commission d'enquête. Certains étaient peut-être inquiets au début, mais nous avons réfléchi et avancé ensemble. Merci d'avoir contribué à une réflexion riche même si, bien sûr, nous n'avons pas toujours été d'accord.

Ce rapport a trois objectifs. Le premier est d'établir un constat commun sur une situation dont la réalité et la gravité sont parfois encore niées, celle de la poussée du radicalisme islamiste sur certains points de notre territoire.

Le deuxième objectif, tel qu'il est inscrit dans la résolution qui sert de base à nos travaux, est d'évaluer la réponse publique à ce phénomène. La parole du Président de la République sur le séparatisme, deux mois après le début de nos travaux, marque une prise de conscience bienvenue, mais pour l'instant inaboutie.

Troisième objectif, sur la base du constat dressé et de l'analyse de la réponse des pouvoirs publics : il faut que nous puissions formuler des propositions concrètes et opérationnelles pour informer et donner aux acteurs de terrain les moyens de lutter contre l'islamisme radical, et en particulier de protéger les enfants et les jeunes.

Notre réunion constitutive avait été pour nous l'occasion d'un échange sur les mots. Nous sommes convenus qu'à partir des termes de la résolution présentée par le groupe LR, nos travaux devraient servir à donner une définition des mots « radicalisme islamiste » qui puisse nous être commune.

Nous sommes aussi convenus d'emblée de ne pas recommencer de précédents travaux, notamment ceux de Nathalie Goulet, André Reichardt, Jean-Marie Bockel, Catherine Troendlé et Sylvie Goy-Chavent, auxquels nombre d'entre nous ont participé.

Je vous propose de considérer que le radicalisme islamiste n'est pas uniquement la question du terrorisme et du passage à l'action violente, mais qu'il implique aussi des comportements qui peuvent être pacifiques et qui ne mènent pas à la violence, et qu'il est le fait de groupes qui prônent le repli identitaire ou l'entrisme dans le monde associatif et politique.

Je vous propose une définition : le radicalisme islamiste est la volonté de faire prévaloir dans certaines parties du territoire une norme prétendue religieuse sur les lois de la République.

Le radicalisme islamiste est porté par un projet politique dont l'existence est établie depuis longtemps. Depuis les années 1970, on le nomme « islamisme ». Que les groupes qui le portent historiquement, comme les Frères musulmans, soient actifs en France et qu'ils cherchent à imposer leurs vues par des réseaux d'associations, par la recherche de la reconnaissance par les pouvoirs publics et par l'entrisme sur les listes présentées aux élections - celles de 2020 nous l'ont montré -, nous a été confirmé lors de nos auditions.

Tous ont souligné que ce radicalisme n'était pas uniquement le fait de ces groupes, mais aussi d'individus ou de groupuscules qui participent à l'essor d'une religiosité rigoriste qui touche les musulmans de par le monde depuis les années 2000 - la France n'est pas la seule à faire face à ce problème. Ils cherchent à peser sur la vie quotidienne et le rapport aux autres des Français de confession musulmane et des musulmans étrangers résidant en France, pour leur imposer une orthopraxie, des pratiques vestimentaires, alimentaires, rituelles, mais surtout une norme de comportement et de rapport entre les hommes et les femmes, afin de les séparer du reste de la population française. On voit sur nos territoires la construction de ces écosystèmes.

La France est intégratrice et la volonté de vivre ensemble sous la protection de la République est très largement majoritaire dans notre pays. Les islamistes, bien sûr, ne peuvent pas prendre le pouvoir en France, mais ils cherchent à déstabiliser notre société et à se faire reconnaître le droit de régenter la vie des personnes de confession musulmane pour les isoler.

Dans le droit fil du rapport de nos collègues Nathalie Goulet et André Reichardt, le rapport considère qu'il n'est pas bon que l'État tente de peser sur l'organisation du culte musulman, voire de l'organiser lui-même. Cette question concerne les croyants, pas les pouvoirs publics. L'État n'a pas à s'immiscer dans l'organisation des religions.

Le projet de rapport commence par ces éléments issus de nos auditions et fait part des différents points de vue, parfois antagonistes.

Je le rappelle, il n'existe pas de communauté musulmane unifiée, pas plus qu'il n'existe un islam. Ce sont au contraire les tenants de l'islam politique qui voudraient imposer ces deux idées. À plus forte raison, on ne peut que dénoncer ceux qui confondent croyance et origine géographique. Cette confusion ressort de ce que l'une des personnes auditionnées a appelé la « folklorisation de l'islam » : un mélange d'attitude condescendante de la part de ceux qui considèrent qu'une partie de la population ne serait pas en état de vivre selon les lois de la République et d'instrumentalisation par ceux qui voudraient faire de comportements religieux parfois très récemment créés des normes culturelles auxquelles il serait discriminatoire de s'opposer.

Le rapport souligne aussi les erreurs des gouvernements successifs, en regroupant des populations économiques fragiles et de même origine géographique dans certains quartiers. Cette absence de mixité tient en échec notre politique de la ville. Ce sentiment d'exclusion, voire d'abandon, ressenti par une partie des Français peut nourrir ce que le Président de la République a appelé « le séparatisme ».

Quelles que soient les origines de l'islam radical, sa réalité est établie. Il ne s'agit pas, comme le sociologue envoyé par le CCIF a pu nous le dire, d'un fantasme créé par l'État pour se désigner un ennemi et mener une politique de répression. On le trouve dans l'adhésion croissante à une nouvelle orthopraxie musulmane rigoriste d'une partie de la population, qui remet en cause les valeurs de la République et va, pour un peu plus d'un quart des croyants, jusqu'à l'idée que la charia doit s'imposer par rapport aux lois de la République.

L'islam radical est à l'oeuvre dans les méthodes de recrutement et d'endoctrinement de la jeunesse au travers de quatre secteurs : l'enseignement hors contrat, dont les recteurs d'Île-de-France nous ont dit que certains établissements échappaient au contrôle en organisant une mise en scène devant les inspecteurs, ainsi que l'enseignement à domicile qui augmente tous les ans, même si le pourcentage reste faible ; le monde économique, au travers de librairies radicales et de commerces halal qui promeuvent un mode de consommation se distinguant le plus possible de celui du reste de la population ; le monde associatif, certaines associations diffusant un islam radical sous couvert d'action sociale ou éducative et empêchant toute critique des comportements séparatistes par une stratégie de victimisation permanente ; le sport, où l'attrait des jeunes pour la pratique sportive et la compétition se trouve détourné pour imposer un cadre et des pratiques religieuses.

Ces mouvements tendent à la création d'écosystèmes clos sur certaines parties du territoire.

Nous avons, après plusieurs demandes, obtenu la liste des quinze quartiers identifiés par le Gouvernement pour lancer sa politique de lutte contre la radicalisation. Elle montre que, à l'exception du nord-ouest de la France, tout le territoire métropolitain est touché.

Il faut refuser l'idée selon laquelle le radicalisme islamiste ne serait qu'une réaction vis-à-vis de ce que certains appellent l'islamophobie. Ce relativisme empêche de voir la réalité en face. La République doit lutter contre tous les extrêmes.

Quelle a été la réaction de l'État face à ce phénomène ? Depuis 1995, les pouvoirs publics se sont concentrés sur la menace terroriste et l'entrave à l'action violente. Cette préoccupation a abouti à la mise en place d'un arsenal juridique complet et à la structuration des services de sécurité intérieure. Mais le problème auquel nous faisons face est différent et a pu sembler négligeable et inexistant. Pourtant, deux mois après le lancement de nos travaux, le Président de la République a annoncé qu'il entendait faire de la lutte contre le séparatisme une priorité. Cette reconnaissance est nécessaire et l'impulsion qui vient du sommet de l'État bienvenue, même si elle a été tardive et demeure incomplète. Pour l'instant, ce ne sont que des mots.

L'engagement du ministre de l'éducation nationale, de son ex-secrétaire d'État chargé de la jeunesse et de la vie associative et de l'ex-ministre de l'intérieur a paru réel et ils ont même eu des discours inattendus de clarté, montrant notamment une prise de conscience de l'existence de l'islam radical au sein du monde associatif.

Pour le sport, nous avons estimé qu'il fallait s'inspirer de l'article 50 de la charte olympique. La ministre des sports considère, elle, la présence de signes religieux ou politiques comme un fait accompli aux jeux Olympiques de Paris en 2024. Je lui ai répondu que nous n'étions pas obligés de subir cela quatre ans avant.

Pour donner aux acteurs de terrain les moyens de lutter contre le radicalisme islamiste, le rapport énonce quarante propositions. Les douze premières visent à renforcer la connaissance et le suivi de ce phénomène par les services de renseignement, et la coordination de l'action de l'État. Tout d'abord, la structuration de nos services de renseignement en la matière, affaiblie par la disparition des renseignements généraux, doit être renforcée. Il est essentiel de mieux associer et accompagner les élus locaux sur cette question pour qu'ils prennent toute leur place.

Il s'agit aussi de mieux faire appliquer la loi, notamment en ayant davantage recours à la judiciarisation, et en ne nous reposant pas uniquement sur la police administrative. Je ne pense pas qu'il y ait besoin de créer de nouvelles lois. Nous devons d'abord garantir que tous nos concitoyens bénéficient de la protection des lois de la République. La loi de 1905, qui définit les relations entre l'État et les cultes, est moderne ; certains de ses aspects ont peut-être été négligés. Protéger ceux qui vivent en France du radicalisme islamiste ne relève pas uniquement de la laïcité. Cela implique aussi l'application des lois contre les appels à la haine et à la discrimination en raison de l'appartenance ou de la non-appartenance supposée à une religion ; l'application de l'égalité entre hommes et femmes ; l'application du code civil en matière de mariage et de consentement.

Un outil existe : la police des cultes, créée en 1905, toujours en application, mais tombée en désuétude par absence d'actualisation. Je rappelle que le législateur de 1905 a souhaité réprimer les réunions publiques au sein des lieux de culte ; l'exercice contraint du culte et le fait de porter atteinte à la liberté de conscience ; l'outrage ou la diffamation d'un citoyen chargé d'un service public par un ministre du culte ; la provocation directe, par un ministre du culte, à résister à l'exécution des lois ou aux actes légaux de l'autorité publique. Quelque 115 ans après leur édiction, ces infractions me paraissent pleinement pertinentes pour faire face aux enjeux actuels. Mais certaines, malgré leur gravité, ne sont passibles que d'amendes, et doivent être réexaminées pour une application au monde d'aujourd'hui.

La plupart des personnes auditionnées ont également insisté sur la nécessité d'assurer une plus grande transparence du financement des associations. Vous trouverez dans le rapport la proposition, qui me paraît efficace et proportionnée.

L'action à conduire contre le radicalisme n'est pas seulement répressive. Elle est aussi politique. S'agissant de l'éducation et du sport, il est essentiel de garantir la protection des enfants et de la jeunesse. Le projet de rapport compte 28 propositions sur l'enseignement, le monde associatif et le monde sportif, pour garantir un meilleur suivi des enfants. Il est de notre responsabilité de les protéger et d'en faire des citoyens de la République, par une prise en charge en dehors du temps scolaire qui ne les expose pas au radicalisme, en mettant fin à l'immixtion du religieux dans le sport.

Dans mes quarante propositions, j'ai voulu aller au plus concret, au plus précis et à ce qui peut faire consensus entre nous. Face à un phénomène dont l'existence ne peut plus être niée, il convient de nous réunir et de lutter en évitant les fantasmes pour l'ensemble de nos concitoyens, quelles que soient leurs croyances ou leur absence de croyances.

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