Merci pour cet échange passionnant. Ce sont de tels échanges, et non des monologues assénés à une assemblée, qui font progresser.
Nous avons découvert, au fil des auditions, que des alertes avaient été lancées dès le mois de janvier, y compris par la ministre de la Santé elle-même. En reconstituant la chronologie des évènements, on a l'impression que le mois de février n'a pas été très actif. Le Professeur Flahault a proposé une grille d'explication intéressante, en parlant de défaut de volonté. Il est sûr que si on ne veut pas, on ne peut pas... Le Professeur Chauvin, lui, nous dit que notre dispositif est fonctionnel. Il faut aller plus loin. Pourquoi n'a-t-on pas voulu ? Il nous manque une clé d'explication.
Si le dispositif était fonctionnel, pourquoi le chef de l'État a-t-il voulu un conseil scientifique ? Le Professeur Delfraissy a estimé hier que nous n'étions pas prêts, en termes logistiques et dans l'appréhension même de la crise sanitaire. Nous sommes bien obligés de poursuivre cette réflexion. Tous les pays n'ont pas vécu la même situation ; certains ont bien réagi, ayant appris du retour d'expérience. La France, elle, n'avait pas rencontré d'épidémie - depuis 1995, le VIH, traité, n'est plus perçu comme tel -, c'était donc un phénomène nouveau. Il n'y a pas de honte à constater que nous n'avions pas le dispositif adéquat.
Le pilotage fonctionne, nous dit le Professeur Chauvin : c'est la cellule de crise. Pour nous, le pilotage relève du conseil de défense... Il faut une articulation entre le politique, qui doit prendre et assumer les décisions, et l'analyse scientifique qui élabore la politique de lutte contre l'épidémie. Or manifestement, notre fonctionnement n'a pas donné les meilleurs résultats...
Comment expliquez-vous les difficultés persistantes dans les Ehpad ? L'épidémie se caractérise par sa violence pour les personnes âgées et le risque que représentent les formes d'habitat regroupé. Or l'Ehpad conjugue ces deux facteurs de risque ! Pourquoi tant de retard à se pencher sur la situation des Ehpad ? Est-ce dû à la lenteur de l'avancée des connaissances, ou, plus structurellement, à une mauvaise prise en compte des personnes âgées dans un pays qui, à entendre des voix autorisées, pratique l'âgisme ? Quel est votre avis ?
J'apprends avec étonnement que la Conférence nationale de santé, sommet de la démocratie sanitaire, n'a pas fonctionné pendant un an ; c'est un dysfonctionnement majeur ! Vous nous apprenez en outre qu'elle n'a toujours pas été saisie pour donner un avis sur la lutte contre l'épidémie...
Professeur Flahault, vous publiez beaucoup de données internationales passionnantes. Certains considèrent que les régimes autoritaires répondraient mieux à l'épidémie que les démocraties. Qu'en pensez-vous ?
Pr Antoine Flahault. - Merci de ces questions et de ces échanges. Il ne faut pas faire d'anachronismes, mais poser la question du pourquoi. Les démocraties d'Asie - Singapour, Taïwan, Hong Kong, Japon, Corée du Sud -, mais aussi l'Australie et la Nouvelle-Zélande, ont été extrêmement vigilantes et s'étaient préparées à l'émergence d'un virus venu de Chine continentale ou d'Asie du Sud-Est. Ces pays avaient des informations via le renseignement et ont pris très au sérieux l'alerte de Wuhan. Pour eux, point de débat picrocholin sur une « petite grippe » ; ils ont déroulé un plan qu'ils avaient dans les cartons - testing, tracing - avant même les premiers cas sur leur territoire. Au 1er février, quand Pékin annonçait 12 000 cas, Hong Kong, qui n'était pas dupe, estimait la réalité à 75 000, au vu des modélisations mathématiques. Imperial College est parvenu à des estimations proches.
L'Europe, l'Occident n'imaginaient plus qu'une pandémie pouvait émerger. Les pays voisins de la Chine, eux, se rappelaient le SRAS, les grippes aviaires ; la grippe H1N1 leur a servi de terrain d'exercice. Singapour a freiné le virus sans jamais confiner, du moins jusqu'en avril, quand des clusters se sont développés dans des cités-dortoirs - preuve que la vulnérabilité sociale est toujours un maillon faible de la chaîne. Le niveau de vigilance, d'alerte et de préparation n'était pas le même en Asie et en Europe.
J'en viens au sujet du pilotage. Vous avez été étonnés que la cellule de crise ait piloté. C'est une vision très française ! En Suède, ce n'est pas le politique qui gère la pandémie, mais l'Agence de santé publique ; Anders Tegnell n'est pas ministre de la Santé. Il faut une étanchéité entre le rôle du politique et celui du scientifique, ai-je entendu. En Suède, il y a plutôt consanguinité - pour autant, sa culture de santé publique est l'une des meilleures au monde, ses indicateurs de santé sont excellents, son école de santé publique, avec l'Institut Karolinska, est une voix que l'on écoute.
En Suède, point de décret ni de loi pour gérer la pandémie, mais un auto-confinement et une responsabilisation des Suédois, avec une pédagogie pour obtenir le consensus autour des mesures à mettre en oeuvre à titre personnel. Certes, la ministre de la Santé est intervenue quand il s'est agi de fermer les collèges, lycées et universités, ou de limiter les rassemblements à 50 personnes, mais pas pour promouvoir le télétravail ou inciter les gens à rester chez eux ; si les commerces non-essentiels ont fermé, c'était faute de clients. C'est bien le scientifique, via les agences, qui gère la situation.
Mais si l'on veut une vision autoritaire, pilotée par le Gouvernement, qui empiète sur nos libertés, c'est au politique de reprendre les rênes.
Les régimes autoritaires sont-ils plus efficaces ? Le fondement scientifique du confinement est de faire baisser le taux de reproduction, qui découle de trois paramètres : la probabilité de transmission, le nombre de contacts et la durée de contagion. Faute de médicament, on ne peut faire bouger ce dernier paramètre ; il faut donc jouer sur les deux premiers. Réduire la probabilité de transmission, c'est pratiquer les gestes barrières : cela ne relève pas du politique, sinon pour rendre le masque obligatoire dans les transports publics ou les lieux clos. Pour réduire le nombre de contacts, on peut opter pour un confinement strict et autoritaire, qui nécessite alors une décision du pouvoir politique.
C'est le pouvoir autoritaire de Chine qui a inventé le confinement strict - option que n'envisage, à ma connaissance, aucun manuel d'épidémiologie ! Les confinements aux États-Unis en 1918 n'étaient pas décidés au niveau fédéral, mais par les États ; les confinements plus stricts se sont révélés plus efficaces que les confinements plus souples.
Pour réduire le nombre de contacts et faire baisser le R0, les Chinois ont été extrêmement stricts, violents, isolant les gens chez eux en scellant les portes ! Je ne dis pas que la France, l'Italie ou l'Espagne ont fait pareil, mais elles ont adopté, sur la recommandation de l'OMS, dans l'urgence, un confinement strict qui nécessitait un pilotage au plus haut niveau de l'État. La Suisse, l'Allemagne, l'Autriche ont opté pour un semi-confinement bien moins strict : les gens pouvaient se déplacer sans autorisation administrative, mais ne l'ont pas fait, ils suivaient les recommandations des scientifiques. En Suède, on a observé un retrait du pouvoir politique au profit de l'auto-confinement et de la responsabilisation individuelle ; on a laissé les agences et les experts scientifiques expliquer à la population pourquoi il fallait rester chez soi. Cela fonctionne très bien dans un pays façonné par la responsabilité individuelle dans le champ de la santé publique. Le grand tort de la Suède, à mon avis, a été de ne pas avoir protégé ses Ehpad, et de ne pas promouvoir le port du masque - cela dit, nous ne sommes pas là pour évaluer les différents modèles, mais pour en tirer les leçons.
Un régime très autoritaire peut certes fait baisser le R0 grâce à un confinement très strict, mais faut-il pour autant perdre notre âme ? Il n'y a pas que la covid dans la vie ! Une récente étude de Zürich montre qu'un confinement moins strict est aussi efficace contre la pandémie ; il n'est pas forcément nécessaire de confiner l'économie.
Pr Franck Chauvin. - J'adhère à l'analyse du Professeur Flahault pratiquement en tout point. La santé publique s'inscrit dans la culture et le système politique d'un pays. Le modèle suédois est très intéressant - mais la part des dépenses hospitalières dans les dépenses de santé y est très loin de ce qu'elle est en France. La Suède a développé un modèle de santé, pas un modèle hospitalier.
Je prendrai pour ma part l'exemple britannique, avec l'agence Public Health England : c'est l'irruption du politique dans la décision en santé publique qui a singulièrement compliqué les choses, et pesé sur les résultats.
De mon point de vue, le modèle français, tel qu'il est organisé, a fonctionné comme il était dit qu'il fonctionnait. Est-ce le meilleur modèle de santé publique ? La discussion, complexe, mériterait d'avoir lieu. En France, la Direction générale de la santé est une direction du ministère de la Santé ; d'autres pays ont une autre organisation. Les relations, telles que je les ai vécues, entre l'instance d'expertise que je préside et le ministère de la Santé qui gérait la cellule de crise, ont été fluides. Le ministre a pu disposer d'expertises répondant à la charte de l'expertise sanitaire, fixée par décret.
La relation entre l'expertise et le politique est complexe. En France, c'est le politique qui décide, non l'expert, qui se borne à faire des recommandations. En France, il faut un décret au Journal officiel pour fixer le fonctionnement d'un certain nombre d'institutions. Ai-je répondu à votre question ?
Merci. Il n'y a pas de hiatus dans les constats. Il ne s'agit pas de dire que nous aurions tout fait mal, et notre édifice de santé publique s'est beaucoup perfectionné ces dernières années. Sans doute faut-il faire la part des raisons d'ordre mémoriel, ou de proximité avec la source du virus, et celles, structurelles, d'organisation de la santé publique. Vos contributions nous permettent d'avancer dans notre réflexion sur l'amélioration de la gouvernance de la santé publique.
Pr Franck Chauvin. - Il faut mener une réflexion sur la faiblesse de la culture de santé publique dans notre pays. La population française a dû apprendre un certain nombre de notions qui, dans d'autres pays, sont acquises très tôt. Nos collégiens et lycéens reçoivent un enseignement en génétique, mais pas en santé publique...