Faut-il rappeler combien le Sénat a été loué pour la sagesse et la créativité de ses apports à l’occasion des discussions parlementaires sur le projet de loi relatif à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine, dite LCAP, et sur le projet de loi « Notre-Dame », qui ont permis de contrebalancer les excès que comportaient les projets initiaux ?
C’est la même ambition qui a, une fois encore, animé notre commission. Le texte que nous avons adopté la semaine dernière n’a nullement remis en cause le principe du retour des objets. Aucun amendement n’avait même été déposé en ce sens.
En revanche, nous jugeons indispensable de garantir, dans le futur, un surcroît de méthode, celle-ci ayant partiellement fait défaut cette fois-ci.
Nous sentons tous que l’enjeu de ce projet de loi va bien au-delà de son simple objet. Certains seront déçus qu’il n’ait pas été l’occasion de poser un cadre général ; d’autres, au contraire, craignent l’effet d’entraînement qu’il pourrait avoir. Ces points de vue contradictoires révèlent toute la complexité du sujet. Ils démontrent aussi combien nous sommes conscients de l’ampleur que sont appelées à prendre les questions de restitution dans les années à venir, eu égard aux revendications toujours plus nombreuses que l’on observe dans le cadre de l’Unesco ou d’autres enceintes internationales.
En même temps, nos débats en commission ont révélé notre profond attachement au principe d’inaliénabilité des collections, véritable « colonne vertébrale » de nos musées. D’où la nécessité de définir une procédure qui permette à la fois de préserver ce principe et d’engager un nécessaire travail approfondi de connaissance des œuvres de nos collections, propre à les mettre en lumière dans toute la vérité de leur histoire. Il s’agit de combler le retard accumulé par notre pays en la matière et de lui permettre de sortir de son isolement.
La position défensive adoptée aujourd’hui par la France au niveau international lui est en effet de plus en plus préjudiciable – j’ai reçu de nombreux témoignages en ce sens de l’Unesco. Notre pays a trop à perdre à esquiver plus longtemps un débat que le Sénat l’avait pourtant invité à engager dès 2002, à l’occasion de l’examen de la loi Musées de et de la loi de restitution de la dépouille mortelle de la « Vénus hottentote », puis en 2010, lors de la discussion de la loi de restitution des têtes maories. Désormais, c’est le concept même de musée universel qui est contesté, sa mise en œuvre ayant échoué à donner des gages suffisants tant de réciprocité que de partage.
À nos yeux, la création d’un conseil national de réflexion sur le sujet permettrait de répondre à ce double enjeu.
Consulté sur les demandes de restitution présentées par des États étrangers avant qu’une réponse officielle y soit apportée, il permettrait, premièrement, de garantir qu’un temps soit réservé à l’examen scientifique des demandes, avant toute intervention politique et diplomatique. Le conseil agirait comme une protection face au risque que les intérêts politiques et activistes prennent le dessus sur toute autre forme de considération.
Cet outil protégerait du même coup les autorités politiques des pressions dont elles peuvent faire l’objet – on le comprend –, lesdites autorités ne prenant leur décision, désormais, qu’une fois cet éclairage scientifique recueilli.
Madame la ministre, nous ne pensons pas, bien au contraire, que le conseil soit incompatible avec un traitement au cas par cas des demandes : même si les membres du conseil ne seront pas toujours experts des biens qu’ils auront à examiner, ils auront tout loisir d’entendre des spécialistes avant de rendre leur avis, comme le font les commissions parlementaires. Un tel conseil pourrait en revanche garantir la formation progressive d’une doctrine scientifique en matière de restitution, susceptible de mettre un frein aux demandes tous azimuts. Sa mission ne pourra ainsi se résumer à observer s’il existe un intérêt public attaché à la conservation d’un bien dans les collections ; il s’agira plutôt de mettre en balance cet intérêt public avec l’intérêt scientifique, éthique et politique que présenterait le retour du bien dans son pays d’origine.
Le second intérêt de la création de ce conseil serait d’inciter le ministère de la culture, celui de la recherche et les scientifiques à engager vraiment, cette fois, une réflexion en matière de gestion éthique des collections et de permettre aux autorités françaises de reprendre la main sur le débat relatif aux restitutions. Il est indispensable de clarifier la position française, tant celle-ci est aujourd’hui brouillée par le rapport Sarr-Savoy, qui constitue à ce stade le seul document de référence que brandissent les États étrangers.
Je regrette que nous ayons perdu dix ans, car toutes ces missions auraient pu être menées à bien par la Commission scientifique nationale des collections (CSNC) si l’intention exprimée à l’unanimité par le législateur en 2010 avait été fidèlement et correctement traduite. Le Gouvernement a fait le choix de supprimer cette commission, en se gardant bien d’expliquer les raisons à l’origine de ses dysfonctionnements. Dont acte ; nous en tirons les leçons, et aussi le bilan – car bilan il y a ; nous aurons l’occasion d’en reparler –, en proposant la création de ce conseil national – le mot « conseil » est essentiel – spécifiquement consacré aux questions de restitution et de réflexion sur les collections.
Vous le voyez, madame la ministre : le Sénat attache beaucoup d’importance à ces questions de circulation et de retour des œuvres lorsque cela apparaît justifié. Il est soucieux, pour autant, de l’authenticité et de la rigueur de la démarche afférente.
C’est la raison pour laquelle notre commission est attachée à la création de cet outil garantissant une pérennité de la réflexion bien au-delà des gouvernements qui passent et des ministres qui changent. Enfin, cela permet d’engager enfin la réflexion vers l’avenir, ainsi que de l’élargir à d’autres continents. C’est l’auteure de la loi de restitution de têtes maories qui vous le dit : quoique nous soyons intimement liés au continent africain, nous avons bien d’autres liens et contacts à travers le monde avec nos anciennes colonies.