Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, le projet de loi qui nous réunit ce jour vise à sortir des collections nationales vingt-sept biens culturels, afin d’ouvrir la voie à leur restitution à deux pays africains, le Bénin et le Sénégal.
Il concerne, en son article 1er, le trésor de Béhanzin, vingt-six œuvres conservées au musée du quai Branly-Jacques Chirac et revendiquées par la République du Bénin depuis septembre 2016 et, en son article 2, le sabre, attribué à El Hadj Omar Tall, inscrit à l’inventaire des collections du musée de l’Armée, officiellement réclamé par le Sénégal depuis juillet 2019 et exposé au musée des civilisations noires de Dakar depuis son inauguration en décembre 2018, dans le cadre d’une convention de dépôt entre la France et le Sénégal.
L’ensemble de ces œuvres constitue des prises de guerre. Les vingt-six objets béninois, issus du palais des rois d’Abomey, ont été emportés en 1892 par le général Dodds, commandant des armées coloniales françaises, dans le cadre de la guerre du Dahomey qui l’opposait au roi Béhanzin. Le sabre attribué à El Hadj Omar Tall aurait, quant à lui, été confisqué à Ahmadou Tall, son fils, par le général Archinard après la prise de Bandiagara en 1893.
Ce texte est une nouvelle étape au sein d’une réflexion de plus grande ampleur : d’une part, celle du Président de la République, Emmanuel Macron, relative au patrimoine africain présent en France et, d’autre part, celle qui est liée à l’universalisme culturel, voulant que les œuvres culturelles appartiennent, au-delà des frontières des pays d’origine ou d’accueil, au patrimoine de l’humanité.
Lors de la remise du rapport Savoy-Sarr en novembre 2018, le Président de la République a annoncé cette nouvelle étape, qui nous réunit aujourd’hui : la restitution au Bénin des vingt-six œuvres ayant appartenu aux rois d’Abomey et le sabre attribué à El Hadj Omar Tall au Sénégal.
Le retour de ces objets tend à atteindre un double objectif : le premier est de permettre à la jeunesse, mais aussi à l’ensemble de la population africaine d’avoir accès en Afrique à son propre patrimoine ; le second est de consolider le partenariat, ici dans sa dimension culturelle, entre la France et le continent africain – il s’agit donc d’un objectif diplomatique et de coopération.
Le groupe Union Centriste est favorable à ces motifs, mais cet accord de fond ne doit pas occulter les réserves sur la forme et la méthode que nous souhaitons émettre.
La première réserve est liée au fait que notre intervention ici, en tant que législateurs, est aujourd’hui moins démocratiquement souhaitée que juridiquement requise.
Les objets concernés sont des prises de guerre, non des biens volés. Ils n’entrent donc pas dans le champ d’application de la convention de l’Unesco de 1970. Dès lors, c’est le droit français qui s’applique.
Dans ce cadre, un principe prévaut : celui de l’inaliénabilité des collections publiques, consacré par la loi et s’opposant à ce que la propriété d’un bien conservé dans les collections publiques puisse être transférée. Le législateur doit donc intervenir pour poser des exceptions : c’est la raison de ce texte.
Le principe de la restitution des œuvres béninoises a été acté par le Président de la République en novembre 2018. Le sabre, lui, a d’ores et déjà été restitué au Sénégal, le prêt n’étant qu’une sorte d’étape transitoire « en attendant » que le Parlement français ne valide la décision gouvernementale.
Ainsi, ce projet de loi entérine une décision présidentielle, alors même que le principe législatif d’inaliénabilité est inscrit dans la loi pour éviter dans ce domaine le « fait du prince », même si, ici, je le souligne, les raisons sont tout à fait acceptables.
On demande au Parlement de consacrer en droit ce qui est d’ores et déjà acté en fait. Ce n’est pas cela le rôle du Parlement !
La deuxième réserve que le groupe Union Centriste souhaite émettre s’inscrit dans une réflexion plus générale, qui aurait dû et doit être engagée à propos de ce patrimoine.
Lors de l’examen en 2009 de la proposition de loi, déposée par ma collègue Catherine Morin-Desailly, visant à autoriser la restitution par la France des têtes maories à la Nouvelle-Zélande et relative à la gestion des collections, le ministre de la culture de l’époque, Frédéric Mitterrand, s’était exprimé en ces termes au sujet de l’initiative parlementaire : « Elle marque surtout l’ouverture, trop longtemps retardée à mes yeux, d’un véritable débat de fond sur le recours au déclassement, en donnant aux collectivités publiques les moyens de disposer en la matière d’une doctrine définie en parfaite concertation. » Tout est dit !
Plus d’une décennie et deux mandatures présidentielles plus tard, d’aucuns pourront constater que ce véritable débat de fond sur la nécessité d’établir une doctrine a malheureusement peu avancé. Je dis « malheureusement », parce que, citant de nouveau le ministre en 2009, « la question qui nous est posée à l’occasion de l’examen de la présente proposition de loi est de celles qui attisent la controverse, les prises de position morales ». Cela aurait effectivement mérité que les gouvernements s’en saisissent alors.
C’est précisément pour éviter controverses et procès que la Commission scientifique nationale des collections a été créée en 2010. Elle devait permettre à la France d’engager une réflexion prospective.
Faute pour le ministère d’avoir donné à cet organe les moyens de réussir, la France se trouve désormais dans une démarche sujette à la critique, défensive et casuistique. Coup de grâce, la loi d’accélération et de simplification de l’action publique (ASAP) l’a tout simplement supprimé.
En l’absence de doctrine et de critères au sujet du retour des œuvres, nous sommes en effet contraints de n’avancer que par lois spécifiques portant exception au principe d’inaliénabilité. Eu égard aux dizaines de milliers d’œuvres qui sont et seront réclamées par les États, et dans une démarche proactive que commande la restitution de biens mal acquis, nous ne pouvons raisonnablement pas considérer que les lois d’exception itératives soient satisfaisantes.
Madame la rapporteure a donc justement, et nous l’en remercions, présenté à la commission un amendement visant à créer un Conseil national de réflexion sur la circulation et le retour d’œuvres d’art extra-occidentales.
Il aura pour objectif d’apporter aux pouvoirs publics un éclairage scientifique dans leur prise de décision en la matière ; d’encourager notre pays et, en particulier, le monde muséal à approfondir sa réflexion sur ces questions qui ont vocation à rebondir dans les années à venir, afin de ne pas prendre les décisions au fur et à mesure, et d’anticiper ; de contenir dans le futur le risque de décisions conjoncturelles, aussi versatiles que l’actualité et l’opinion de l’instant ou les orientations politiques du moment.
Enfin, ce conseil est tout à fait indispensable pour poser une doctrine en matière de retour et contenir ce risque de « fait du prince », non seulement par principe, mais aussi pour les conséquences que cela emporte pour les œuvres. On ne restitue ni ne conserve a priori : il doit y avoir une décision objective, qui s’appuie sur une argumentation posée et construite.
L’enjeu du débat autour des restitutions consiste à concilier ce qui était légal autrefois avec ce qui est moral aujourd’hui, pour reprendre les mots de ma collègue Catherine Morin-Desailly.
Prendre du recul, exprimer la ou les vérités, voilà les raisons pour lesquelles il faut que le conseil proposé par la rapporteure soit mis en place, avec les moyens de fonctionner. Son travail permettra de concilier la portée universaliste de nos musées avec les exigences tout à fait légitimes des pays africains, comme c’est ici le cas. Nos histoires sont mêlées et communes, chargées d’un héritage parfois lourd, mais rien n’est manichéen, et le danger serait de résumer ce parcours de l’humanité à un simplisme caricatural.
Ces œuvres ont une charge morale forte et symbolique, mais elles sont le témoin de la complexité de la construction de notre monde et de la place majeure qu’occupe la culture dans la construction de l’humanité. La culture de l’autre est un bien commun, notre bien commun. La culture de l’autre a changé notre culture.
Le groupe Union Centriste votera donc en faveur du texte, avec une vigilance accrue quant aux efforts réalisés par le Gouvernement pour qu’une doctrine sur la question des restitutions soit discutée et établie. Il y va autant de la qualité de nos relations avec un continent ami que de notre éthique artistique, culturelle et scientifique. À celle-ci, en particulier, nous devons vraiment cette réflexion.