Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les Sénateurs, je vous remercie pour cette audition. Je suis fière de venir faire le point, devant votre assemblée, sur les avancées historiques obtenues. Oui, cette étape est historique pour la construction européenne. Permettez-moi de revenir en arrière. Nous traversons une crise de nature exceptionnelle ; le sommet européen de juillet, que la crise a appelé, était aussi de nature exceptionnelle. Les chefs d'États et de gouvernement ont négocié durant cinq jours et quatre nuits. Ce sommet est le plus long de l'histoire européenne. Deux jours après cet accord, les eurodéputés ont adopté une résolution politique qui estimait que le budget ordinaire, c'est-à-dire le CFP, n'était pas suffisant. Cette annonce a beaucoup surpris les ambassadeurs. Moi-même, en tant que députée européenne, j'ai été surprise d'avoir surpris.
Le Parlement européen, tout en saluant l'instrument de relance, a joué son rôle et jugé que des améliorations pouvaient être apportées au CFP 2021-2027. En sus de ces améliorations budgétaires, nous voulions des mécanismes efficaces pour la mise en oeuvre de l'État de droit. Enfin, nous avons demandé de nouvelles ressources propres. En juillet, les commentateurs nous ont pris pour des inconscients. In fine, après deux ans de négociations intenses, qui se sont accélérées à la fin du mois d'août avec la Présidence allemande, nous avons obtenu un accord extrêmement satisfaisant. Il l'est notamment au regard de la position initiale du Conseil européen et des divisions qui le traversent. Ainsi, nous avons obtenu 16 milliards d'euros supplémentaires. Lors des négociations précédentes, en 2013, le Parlement européen n'avait pas obtenu d'argent frais et seulement 4 milliards en 2006.
Ces 16 milliards constituent donc une somme importante. Nous avons, par ailleurs, souhaité renforcer certains programmes que nous jugions déterminants pour la période actuelle. À ce titre, nous avons triplé le budget du programme « Union européenne pour la santé ».
Autre fait notable : nous avons obtenu un accord juridique sur les ressources propres. Notre accord propose un remboursement de l'emprunt qui repose sur la taxation des géants du numérique, celles des institutions financières qui spéculent, ou encore des entreprises extraeuropéennes qui polluent. À terme, ces mesures nous permettront de retrouver une véritable autonomie financière européenne ; par ricochet, la contribution des États membres et donc des citoyens européens serait moindre. Ces mesures favoriseront également des débats plus apaisés à l'occasion des discussions portant sur le budget et l'avenir européens. En somme, ces nouveaux dispositifs sont le signe d'une Europe qui s'assume, d'une Europe pour les Européens, et non uniquement pour les États et par les États. Ils prennent le contrepied de la tendance récente qui donnait à l'Europe les allures d'une organisation intergouvernementale classique, similaire à l'OTAN, incapable de s'affranchir des contraintes nationales.
Les cinq victoires du Parlement européen sont les suivantes : un mécanisme de garantie de l'État de droit effectif et solide, l'amélioration du rôle du Parlement européen sur le contrôle de l'affectation des recettes, des dépenses en faveur de la lutte contre le changement climatique s'élevant à hauteur de 30 % du budget - ce point avait été acté par les chefs d'État ou de gouvernement en juillet, nous l'avons préservé -, incluant la création d'une nouvelle cible pour la biodiversité à hauteur de 10 %, et une enveloppe complémentaire que vous avez évoquée, à hauteur de 16 milliards d'euros en prix 2018. Cette somme se répartit de la manière suivante : le budget pour la santé a triplé, le programme Horizon Europe sera enrichi de 4 milliards d'euros supplémentaires, le programme Erasmus bénéficiera de 2,2 milliards d'euros de plus. Par ailleurs sont prévus 1,5 milliard d'euros de plus pour la gestion des frontières extérieures, un milliard d'euros pour le Plan d'investissement pour l'Europe (InvestEU), un milliard d'euros pour l'aide au développement, 600 millions d'euros pour le secteur culturel, 800 millions d'euros pour le volet « droits et valeurs » ; enfin, l'aide humanitaire recevra 500 millions d'euros de plus.
Cet argent provient de cinq sources différentes. 15 de ces 16 milliards d'euros correspondent à de l'argent frais, initialement destiné à revenir aux États membres mais qui restera au budget de l'Union européenne. Ils serviront à renforcer les programmes cités jusqu'en 2027. Les 16 milliards se décomposent comme suit : 11 milliards correspondent au produit des amendes de la concurrence, un milliard vient des titres de recyclage de crédits provenant d'une facilité d'investissement à destination des pays Afrique-Caraïbes-Pacifique, 2,5 milliards correspondent à des marges dès à présent mobilisées, et 500 millions sont reçus au titre de la réutilisation de l'argent désengagé pour des projets de recherche. Enfin, il faut compter un milliard d'euros au titre de l'instrument de flexibilité.
Je souhaite apporter quelques précisions sur les recettes issues des amendes de la concurrence. Elles sont par définition difficiles à maîtriser et volatiles. Ces recettes s'élèvent à 300 millions d'euros pour les deux premiers trimestres de l'année 2020. Ce montant a grimpé jusqu'à 6 milliards d'euros l'année où Google a été sanctionné. Toutefois, en moyenne, depuis 2014, les recettes de la concurrence sont de l'ordre de 2 milliards d'euros par an. Le mécanisme de renforcement des programmes se base sur ces chiffres puisque in fine, ils seront renforcés à hauteur de 11 milliards d'euros pour les six prochaines années, soit un peu moins de 2 milliards d'euros par an, montant équivalent aux amendes de l'année N-1.
Ce mécanisme est doté d'un plafond et d'un plancher. Ces deux dispositifs sont destinés à réduire l'aléa moral, c'est-à-dire l'idée selon laquelle la Commission imposerait des sanctions afin de financer des programmes. Ils se veulent également sécurisants. Ils permettent d'assurer le renforcement effectif des programmes puisque le plancher est à 1,5 milliard d'euros, et le plafond à 2 milliards. Concrètement, si en 2022 par exemple, les recettes provenant des amendes s'élèvent à 1,7 milliard d'euros, le budget de l'Union européenne sera rehaussé du même montant. En revanche, si les recettes sont inférieures à 1,5 milliard d'euros, le différentiel devra être assumé par les États membres. Si, dans le cas contraire, les recettes excèdent le plafond, alors le différentiel servira à diminuer les contributions des États membres. Ce dispositif s'est imposé rapidement lors des négociations. Les recettes de ces amendes étant le fruit d'une politique européenne, les reverser aux États membres constituait une anomalie.
Les députés européens ont négocié un accord interinstitutionnel juridiquement contraignant avec un calendrier de mise en oeuvre et d'introduction de nouvelles ressources propres. Ce calendrier contient des dates de propositions, des dates de délibération et des dates de mise en oeuvre.
Les ressources pérennes sont la contribution sur les déchets plastiques non recyclés en 2021, le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières, le système d'échange de quotas d'émission de gaz à effets de serre et la taxe sur les géants du numérique d'ici à 2023. Par ailleurs, un texte sur les transactions financières sera introduit au plus tard en 2026. À ce sujet, la Commission européenne a consenti à laisser les travaux engagés dans le cadre de la coopération renforcée se poursuivre. Si fin 2022, les dix États membres qui travaillent sur ce sujet parviennent à un accord, la Commission fera une proposition pour transformer ces recettes en une nouvelle ressource propre. En l'absence d'accord entre ces États membres, la Commission européenne fera une proposition en 2024, en vue d'une introduction en 2026.
Par ailleurs, l'assiette commune consolidée pour l'impôt sur les sociétés a été remise sur le métier par le Parlement européen. Je pense que malgré les difficultés liées à ce sujet, nous devons avancer sur l'harmonisation de cet impôt. La Commission fera preuve d'inventivité afin de proposer une telle assiette commune consolidée ou une autre ressource propre.
Concernant la contribution des géants du numérique, après un échec des négociations à l'OCDE, la Commission européenne a confirmé sa volonté de mettre cette taxe à l'agenda. Je me suis particulièrement mobilisée pour convaincre la Commission d'accélérer la mise en place de ces dispositions. Les géants du numérique sont les grands gagnants de la crise, il paraît donc inacceptable qu'ils paient en moyenne deux fois moins d'impôts qu'une entreprise traditionnelle ; ils doivent payer leur juste part. Si toutes les institutions européennes sont mobilisées sur ce sujet, certains États y sont toutefois réticents (notamment l'Irlande, le Luxembourg et les Pays-Bas). Il reste que l'opinion publique est très favorable à l'instauration de cette taxe. De plus, les États réticents ont signé l'accord de juillet aux termes duquel un engagement politique a été pris en vue de l'introduction d'une telle mesure pour l'horizon 2023. L'engagement politique a été pris, et nous avons procédé au nécessaire pour lui donner une assise juridique.
L'accord et le calendrier sont juridiquement contraignants. Le Conseil peut dire qu'ils sont indicatifs. Le Parlement européen soutient le contraire. En dernier ressort, il reviendra aux parlements nationaux de ratifier la décision sur les ressources propres. Aucun État membre ne peut s'engager sur l'adoption du texte relatif aux ressources propres par son Parlement. Néanmoins, si les États membres ne sont pas soumis à une obligation de résultat, ils ont une obligation juridique de moyens. En découle ce calendrier serré qui inclut des dates de propositions par la Commission et des dates de vote au Conseil. Elles ont fait l'objet de discussions très vives avec la Présidence allemande. Si le Conseil ou la Commission ne respectaient pas ces dates, l'introduction par le Parlement d'une procédure devant la Cour de justice de l'Union européenne est envisageable. Par le passé, la Cour a déjà donné raison à la Commission qui l'avait saisie pour s'opposer à une décision du Conseil non conforme à un accord interinstitutionnel.
Concernant le contexte politique, vous l'avez rappelé à juste titre, M. le Président, lundi, les ambassadeurs hongrois et polonais ont annoncé qu'ils refusaient de passer par la procédure écrite pour l'adoption de la décision sur les ressources propres. Ils envoient ainsi un signal, qui peut en effet être interprété comme un véto. Le texte n'a toutefois pas été rejeté en tant que tel. Ces réserves sont préoccupantes, mais je veux vous rassurer et affirmer que l'instrument de relance et le CFP sont toujours d'actualité. Au demeurant, la Slovénie s'est jointe à la menace de blocage de la Pologne et de la Hongrie. Ces États estiment que le mécanisme qui permet à l'Union européenne de cesser de financer les États qui ne respectent pas l'État de droit est inadapté. Il revient aux chefs d'État ou de gouvernement de trouver une solution diplomatique. Je me veux pour ma part confiante et rassurante.
Au-delà de ces crispations politiques, en cas d'impasse, il est possible, d'un point de vue juridique, de prolonger les programmes et de lancer l'instrument de relance en 2021 sur la base de l'année 2020. Il y a un an, le nouveau Parlement européen adoptait une position sur le cadre financier pluriannuel et les ressources propres, une position conforme à la précédente législature du Parlement. Il soulignait, au même moment, la nécessité pour la Commission de prévoir un plan de contingence en cas d'absence d'accord, afin d'éviter un « shutdown » à l'américaine. Or, la Commission ne l'a pas préparé. Elle va peut-être devoir le faire maintenant et certains s'y emploient de manière très sérieuse. Il faut anticiper une crise éventuelle. Je réitère ma confiance aux chefs d'États ou de gouvernement pour trouver un accord sur ce sujet.
Les Parlements nationaux auront un rôle majeur à jouer au moment de la ratification des textes relatifs aux ressources propres. Vous saurez faire preuve de responsabilité. Plus de 40 milliards d'euros au titre du plan de relance français seront financés grâce à l'action de l'Union européenne. C'est inédit. Ce moment est majeur pour la construction européenne. Les mesures relatives aux ressources propres sont, de mon point de vue, structurantes. Elles constituent un changement de paradigme et dessinent une voie pour sortir de l'Europe intergouvernementale.