Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, ce qui vient de se passer au Haut-Karabagh, six semaines de combats d’une très grande violence, constitue un drame sur tous les plans : humanitaire, sécuritaire et politique.
Cette crise nous touche profondément parce que les affrontements ont provoqué des milliers de morts. Des jeunes de 20 ans et moins ont été sacrifiés. Des vies ont été brisées, des dizaines de milliers d’habitants du Haut-Karabagh et des districts adjacents ont été jetés sur les routes et ont fui leurs maisons, les uns vers l’Arménie voisine, les autres en Azerbaïdjan, vers l’arrière du front.
Cette crise suscite une émotion forte et légitime en France, notamment en raison des liens historiques et humains très étroits que nous entretenons avec le peuple arménien, et que vous avez été très nombreux à rappeler. Ce sont des liens multiséculaires qui nous unissent. D’ailleurs, l’élan de solidarité s’est très vite manifesté et structuré, avec le concours des collectivités locales, des associations et du Gouvernement. Notre pays, qui a su jadis accueillir de nombreuses familles arméniennes rescapées du génocide de 1915 rappelé par les uns et les autres, se doit d’être fidèle à une amitié historique et à sa promesse d’apporter son appui à l’Arménie dans ce moment difficile.
Je n’oublie pas non plus les liens tissés entre la France et l’Azerbaïdjan, car la France est l’amie des peuples arméniens et azerbaïdjanais. Cela s’est vérifié, quels que soient les présidents et les gouvernements.
Ayant eu l’occasion de me rendre tant en Arménie qu’en Azerbaïdjan, ayant eu l’occasion de rencontrer les étudiants de l’Université française en Arménie (UFAR), à Erevan, ou ceux de l’Université franco-azerbaïdjanaise (UFAZ), à Bakou, je puis vous dire que les uns et les autres communient de la même façon dans la langue française, dans un esprit que nous encourageons. Ne l’oublions pas !
Cette crise nous renvoie, bien sûr, aux responsabilités que la France assume depuis 1997 comme coprésidente du groupe de Minsk, aux côtés de la Russie et des États-Unis. Depuis vingt-trois ans, notre pays s’est activement engagé à tous les niveaux en faveur d’un règlement négocié, pacifique, équilibré et durable du conflit. D’ailleurs, à plusieurs reprises, il y a eu des moments où l’on a pensé qu’on allait pouvoir déboucher sur quelque chose. Hélas, non !
Il s’agit d’une négociation d’une grande difficulté, à tel point que ce conflit était parfois désigné comme un « conflit gelé », appellation laissant entendre qu’il était à la fois insoluble et latent. Malheureusement, nous l’avons vu, le conflit du Haut-Karabagh était une plaie béante qui ne demandait qu’à se rouvrir.
La guerre qui vient de se terminer par un cessez-le-feu obtenu aux forceps par la Russie, dans le prolongement d’efforts intenses déployés dès le déclenchement de l’offensive par les trois capitales coprésidentes du groupe de Minsk, a profondément changé la situation. Si cet accord n’est pas le nôtre, il a permis de mettre fin aux combats. Mais il laisse ouvertes d’importantes questions, qui empêcheront en l’état de trouver une solution durable à ce conflit.
La France joue donc son rôle et entend tenir toute sa place en contribuant à la consolidation du cessez-le-feu et à la résolution des nombreuses difficultés qui restent à surmonter, notamment pour rendre possible le retour des civils et des personnes déplacées dans des conditions acceptables de sécurité et leur permettre de reprendre une vie décente, tout autant que pour la protection du patrimoine historique et culturel de la région.
Le projet de résolution que vous vous apprêtez à adopter est un texte qui reflète et exprime une émotion légitime. Dans le même temps, la responsabilité de l’exécutif est d’élaborer et de conduire une politique cohérente permettant d’établir enfin la paix dans le Caucase du Sud. Je m’attacherai donc à répondre point par point, en toute transparence et en responsabilité, aux différentes questions que vous avez soulevées.
Pour ce faire, je vous rappellerai la situation sur le terrain telle que nous l’analysons, ainsi que les réponses que nous mettons en œuvre.
Aujourd’hui, notre principal objectif est de créer les conditions d’un retour en toute sécurité des populations civiles dans leurs maisons et d’assurer qu’elles pourront continuer à y vivre en paix, dans des conditions décentes.
Dès le déclenchement des hostilités le 27 septembre dernier, les plus hautes autorités de notre pays se sont mobilisées. Le Président de la République a été le premier responsable occidental à appeler les choses par leur nom. Le Président de la République, en marge du Conseil européen extraordinaire des 1er et 2 octobre, a indiqué que des centaines de mercenaires, notamment en provenance de Syrie, avaient été envoyés par la Turquie depuis Gaziantep vers la zone de combat du Haut-Karabagh.
Malgré nos demandes de clarification, la Turquie poursuit ses menées déstabilisatrices dans notre environnement régional immédiat, notamment via l’action militaire. Nous en avions la preuve en Méditerranée orientale, en Libye ou en Syrie ; désormais, c’est au Haut-Karabagh qu’Ankara intervient.
Le Président de la République s’est entretenu à de très nombreuses reprises avec le premier ministre arménien et avec le président azerbaïdjanais. Il a eu des échanges avec Vladimir Poutine. Jean-Yves Le Drian, de son côté, s’est entretenu avec ses homologues arméniens et azerbaïdjanais, de même qu’avec Sergueï Lavrov. Trois tentatives pour conclure un cessez-le-feu ont été menées collectivement par les coprésidents russe, français, américain. Notre ambassadeur représentant la France au sein du groupe de Minsk, ici présent, peut en témoigner : nous n’avons jamais laissé fléchir notre ardeur. Hélas ! ces trois accords de cessez-le-feu n’ont malheureusement pas été suivis d’effet. Notre engagement n’a pas faibli pour autant. Les développements dramatiques sur le terrain, notamment les 8 et 9 novembre, lorsque les forces azerbaïdjanaises n’étaient plus qu’à quelques kilomètres de Stepanakert, ont conduit à l’issue que vous connaissez.
Ce qui a été signé le 9 novembre par le premier ministre arménien, par le président azerbaïdjanais et par la Russie, c’est un accord de cessez-le-feu qui prévoit l’arrêt des combats, l’assistance humanitaire, le retour des réfugiés, les échanges de prisonniers, la sécurisation du cœur du Haut-Karabagh et de sa capitale, Stepanakert. La Russie, ce n’est pas une surprise, s’est fortement investie sur le terrain et a déployé en un temps très court un contingent de 2 000 soldats.
Toutefois, cet accord, à l’évidence, ne résout pas le conflit. Il laisse de nombreuses questions sans réponse : sur les modalités de retour des déplacés, sur le départ nécessaire des combattants étrangers de la région, sur le rôle des organisations internationales, notamment de l’OSCE, et surtout sur les questions qui ont trait au statut final du Haut-Karabagh, à sa délimitation administrative et à son mode de gouvernance, qui sont renvoyées à une négociation ultérieure.
Aujourd’hui, l’accord de cessez-le-feu existe. Il faut construire à partir de là une paix durable et une relation nouvelle entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Dans ce contexte radicalement changé, la France développe une action selon trois axes.
Le premier axe de travail est l’aide d’urgence aux populations civiles du Haut-Karabagh. Plusieurs dizaines de milliers de réfugiés ont fui vers l’Arménie et sont accueillis souvent dans des familles. Beaucoup souffrent de sous-alimentation et se trouvent dans une situation d’extrême précarité et de grande pauvreté. Le Président de la République a souhaité une réponse humanitaire forte, structurée et rapide. Elle est coordonnée par le centre de crise et de soutien du Quai d’Orsay.
Le 22 novembre, un premier avion d’aide humanitaire s’est envolé pour Erevan. Sa cargaison se composait de matériel médical d’urgence et d’aide humanitaire. Un second cargo d’aide humanitaire doit décoller ce vendredi 27 novembre de Paris. Son affrètement est le fruit du travail conduit avec les associations de solidarité avec l’Arménie, notamment la Fondation Aznavour, l’Union générale arménienne de bienfaisance, le Fonds arménien de France. Des organisations humanitaires et des fondations d’entreprises participent aussi activement à ces actions. Nous ne pouvons que nous féliciter de cet élan de générosité, à la hauteur du drame actuel et de la peine que nous ressentons devant les ravages causés par ce conflit.
Nous agissons aussi en travaillant au renforcement de la coopération hospitalière entre des établissements français –Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), Assistance publique-Hôpitaux de Marseille et Hospices de Lyon – et arméniens.
Enfin, un mot pour vous dire que les collectivités territoriales, dont certaines sont déjà très actives, ont été invitées à participer à ce dispositif dans le cadre d’un fonds du ministère de l’Europe et des affaires étrangères.
Nous appuierons enfin dans la durée l’action sur le terrain des agences onusiennes et du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), auxquelles nous entendons verser des contributions pour les années à venir.
Le deuxième axe de travail concerne la protection du patrimoine culturel et religieux au Haut-Karabagh, et dans les territoires attenants. La France, par la voix du Président de la République, a appelé à un « cessez-le-feu patrimonial » permettant la protection de l’exceptionnel patrimoine qui témoigne de la longue coexistence de plusieurs peuples et cultures sur ces terres. L’Unesco a annoncé qu’elle enverrait une mission sur le terrain.
Pour pouvoir agir, il nous faut la coopération de tous et, bien entendu, de l’Azerbaïdjan. Par-delà la mission de l’Unesco, la France interviendra à travers le fonds Aliph créé pour venir en aide au patrimoine dans les zones de conflit. C’est un fonds qui a montré son utilité et son efficacité à Mossoul. Le premier ministre Pachinian et le président Aliyev ont exprimé au Président de la République en fin de semaine dernière leur soutien à une action dans ce domaine.
Le troisième axe de travail, tout aussi fondamental, est celui du règlement politique. De nombreuses questions demeurent, je l’ai souligné : le retour des déplacés, la sécurisation des frontières, le départ des combattants étrangers. C’est là que la coprésidence du groupe de Minsk doit intervenir pleinement : les dirigeants de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan ont exprimé le souhait que ses travaux reprennent. Ces sujets ne peuvent être traités dans une discussion entre la Russie et la Turquie seules.
La France entend parler à toutes les parties comme elle l’a toujours fait. C’est essentiel si nous voulons contribuer durablement à la résolution du conflit, c’est la condition non seulement de la légitimité, mais surtout de l’efficacité de notre action.
Dans votre projet de résolution, vous dénoncez les ingérences de la Turquie. Très clairement, la Turquie a soutenu militairement le recours à la force de l’Azerbaïdjan, y compris sous la forme d’un déploiement de mercenaires venus du théâtre de guerre syrien. Non seulement nous ne l’acceptons pas, mais nous avons saisi nos collègues européens pour prendre des mesures fermes à l’occasion du prochain Conseil européen des 1er et 2 décembre.
La France a également procédé, en conseil des ministres, à la dissolution des groupes de fait, comme les Loups gris, qui ont voulu mener ce combat sur notre sol même.
Vous demandez le retrait de tous les mercenaires étrangers, c’est déjà une requête que nous formulons également. Jean-Yves Le Drian, s’il a pu noter une inflexion chez les Turcs, l’a rappelé : cela ne suffit pas, nous voulons des actes, nous voulons des preuves ! L’un des actes attendus est le retrait des mercenaires syriens.
Vous demandez la saisine du Conseil de sécurité des Nations unies. Les discussions sont en cours à New York et se poursuivent. S’agissant de la Cour pénale internationale (CPI), nous sommes tous choqués par la gravité de certains faits qui nous ont été rapportés. Il convient de faire toute la lumière sur ces faits et la France appuiera les efforts en ce sens.
Mais vous savez également que se pose un problème de compétence : la CPI n’est compétente que pour traiter des crimes commis par des ressortissants d’États parties au statut de Rome, ce qui n’est malheureusement le cas ni de l’Arménie ni de l’Azerbaïdjan. D’autres voies restent à explorer, au travers des décisions du Conseil de sécurité : c’est la seule solution pour créer des mécanismes d’enquête internationale. Or le réalisme nous impose aujourd’hui de prendre acte que le Conseil de sécurité est trop divisé sur la question de la CPI pour la saisir.
Enfin, mesdames, messieurs les sénateurs, vous évoquez la question délicate de la reconnaissance par la France du Haut-Karabagh. §La résolution, que j’ai lue intégralement, évoque un certain nombre de points auxquels j’ai apporté des réponses ! La reconnaissance du Haut-Karabagh est le dernier point de la résolution, il arrive donc à la fin de mon propos !
C’est une question grave et nous devons y répondre avec l’esprit de vérité, de responsabilité et d’efficacité qui anime le Gouvernement. Il faut en mesurer toutes les implications.
La république autoproclamée du Haut-Karabagh a déclaré son indépendance en 1991 lorsque le statut spécial de cette région a été supprimé par le gouvernement en place à Bakou à l’époque. Aucun État ne l’a reconnue, pas même l’Arménie. Je le dis bien : aucun pays, pas même l’Arménie.
La responsabilité du Gouvernement consiste aussi à se demander si ce geste serait utile et efficace. Est-ce qu’il emporterait des conséquences sur le terrain pour les populations du Haut-Karabagh ? Nous ne devons en effet pas perdre de vue l’efficacité.
La responsabilité qui est celle de la France au sein du groupe de Minsk fait que notre pays ne peut peser sur la résolution du conflit que si sa médiation active est acceptée par les deux parties. Aujourd’hui, la reconnaissance par la France du Haut-Karabagh nous ferait perdre, à n’en pas douter, toute capacité d’influence sur ce pays