Intervention de Nicole Bonnefoy

Réunion du 10 décembre 2020 à 14h30
Préservation des biens communs pour la construction du monde d'après — Rejet d'une proposition de loi constitutionnelle

Photo de Nicole BonnefoyNicole Bonnefoy :

Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, depuis que je siège au Sénat, je me suis tout particulièrement consacrée à des travaux liés aux questions de santé environnementale, ainsi qu’aux risques climatiques et industriels.

Tous ces risques ont pour origine nos sociétés dites modernes et leur modèle de développement fondé sur le productivisme et le consumérisme à outrance, ainsi que la primauté de la loi du marché. Nous mesurons chaque jour les conséquences désastreuses de cette dernière sur le plan humain, social et environnemental.

Quelles réponses avons-nous vraiment apportées à ces risques qui ne sont pas nouveaux ? Sommes-nous, d’ailleurs, toujours capables d’apporter des réponses efficaces ? Celles que nous avons pu apporter sont-elles suffisantes ? Il semble que non.

Au contraire, nous constatons chaque jour, d’un côté, l’impuissance de l’État face à la toute-puissance des firmes globalisées qui cherchent à imposer leurs normes et, de l’autre, le recul de l’État face au rouleau compresseur du libéralisme économique.

La pandémie de covid-19 a déjà tué 1, 5 million de personnes à travers le monde et conduit, en quelques semaines, à une quasi-paralysie de pans entiers de l’activité économique. Par ses conséquences socioéconomiques d’une extrême gravité, le coût de cette pandémie est immense pour la société.

Son irruption en Chine ne doit rien au hasard : la puissance de ce pays est reconnue, voire enviée, notamment pour son insolente croissance économique. Pour autant, la Chine est-elle vraiment un modèle ?

Comme l’écrit l’économiste Éloi Laurent : « La Chine n’est pas “un modèle de croissance” : c’est le contre-modèle en crise d’une stratégie économique qui a trop longtemps donné la priorité à la croissance, et a de ce fait détruit et la santé, et l’environnement […]. Ce système, permis, guidé et alimenté par la croissance, est insoutenable : […] il travaille à sa propre perte au lieu d’œuvrer à sa perpétuation. »

Néanmoins, la Chine est-elle la seule coupable ? Inventée il y a un siècle environ en Occident, cette croissance constitua, certes, la réponse à la grande dépression des années 1930, mais ses excès provoquent, aujourd’hui, une crise écologique et sociale profonde qui met en danger nos institutions mêmes et notre propre civilisation.

Ce mode de production de masse, y compris notre mode de production agricole productiviste, a recouru activement aux pesticides et développé des élevages industriels intensifs hors-sol ; il a, vraisemblablement, atteint ses limites.

Avons-nous oublié la crise de la vache folle ? Nous pouvons lui ajouter les crises sanitaires zoonotiques récurrentes, comme la fièvre aphteuse, les grippes aviaire et porcine, etc. En recrachant dans l’atmosphère des tonnes de CO2 et en déversant autant de déchets, notre mode de production et de consommation de masse contamine l’air, pollue les sols, asphyxie les mers et les océans et provoque des crises climatiques dont les conséquences économiques et sociales ne sont pas moins violentes que celle des crises sanitaires. J’en veux pour preuve l’augmentation de la pauvreté, les famines dans certaines régions du monde, l’accessibilité plus difficile à la ressource en eau, les déplacements contraints des populations et l’augmentation des réfugiés climatiques.

Toutes ces crises soulignent les impasses d’un modèle de croissance à bout de souffle.

Comme le dit encore Éloi Laurent : « Nous nous pensions riches de notre destruction de la biosphère et de notre domination des espèces qui la peuplent et dont nous sommes en fait les partenaires, nous voici en quelques jours, par centaines de millions, isolés, immobilisés et bâillonnés, en un mot dominés par notre domination. » L’avenir de l’humanité ne survivra pas si nous continuons à détruire le monde vivant comme nous le faisons.

Cette crise sanitaire mondiale plaide donc, en premier lieu, pour une gouvernance mondiale rénovée, fondée sur la reconnaissance de notre appartenance à une communauté de destin. C’est l’objectif premier de ma proposition de loi, qui vise à inscrire la préservation des « biens communs mondiaux » dans notre Constitution.

Comme le souligne Mireille Delmas-Marty, professeure honoraire au Collège de France : « Il est urgent que d’autres pays, ou unions comme l’Europe s’intéressent aussi à ce destin commun de l’humanité afin d’éviter l’émergence ou la résurgence d’un Empire monde, d’où qu’il vienne. Il est grand temps que l’Europe se lève et se relève de toutes ses tentations souverainistes pour prendre en charge une partie du destin commun de l’humanité. »

Comment mieux protéger notre environnement ? Comment préserver la diversité de nos écosystèmes, de nos espèces et du monde vivant ? Comment prendre soin de la forêt amazonienne qui constitue un maillon essentiel dans la lutte contre le changement climatique, sans, pour autant, priver les populations autochtones de la jouissance de ce type de bien ?

La solution est, sans doute, de considérer que la forêt amazonienne fait partie des « biens communs mondiaux » en ce qu’elle constitue un bien non appropriable, contribuant au bien-être de tous et préservant la biodiversité qu’elle inclut.

Comme le souligne Mireille Delmas-Marty : « La qualification de “bien commun mondial” semble préférable à la reconnaissance de droits de la nature. […] Mieux vaut répondre par des catégories juridiques nouvelles à ces nouvelles questions que les catégories juridiques traditionnelles ne permettent pas de résoudre. »

C’est, précisément, l’objet premier de ma proposition de loi constitutionnelle : préserver le climat, la biodiversité, l’air ou encore la santé en promouvant un autre modèle de gouvernance mondiale fondée sur la reconnaissance de biens communs mondiaux et leur préservation.

Autrement dit, le futur vaccin de la covid-19 ne doit-il pas être considéré comme un bien commun accessible à tous, sans discrimination de quelque nature que ce soit, notamment de prix ?

Le deuxième objectif de ma proposition de loi est de promouvoir un régime juridique permettant d’encadrer l’exercice du droit de propriété et de la liberté d’entreprendre, afin de préserver les biens communs.

Face à une artificialisation de plus en plus poussée des sols et à l’utilisation intensive des pesticides qui les appauvrissent ainsi qu’au risque d’une intensification des spéculations foncières qui pourraient remettre en cause notre sécurité et notre autonomie alimentaires, l’article 2 tend à inscrire dans le droit un nouvel équilibre permettant de réconcilier la liberté d’entreprendre avec la protection du sol, le partage du foncier agricole et la sécurité alimentaire.

En effet, ne devons-nous pas protéger nos terres d’un accaparement, par des firmes globalisées, des fonds de pension ou des fonds d’investissement étrangers dont la vocation est loin d’être agricole et qui, néanmoins, provoquent une forte spéculation foncière contraire à l’intérêt général et à la préservation de l’usage et de l’exploitation des terres agricoles ? À cet égard, les exemples, en France et en Europe, ne manquent pas : l’accaparement des terres viticoles en illustre la réalité.

Enfin, l’article 3 propose un nouvel équilibre entre la liberté d’entreprendre et le nécessaire respect des biens communs sans, bien évidemment, nuire à l’entreprise. Tel n’est, en effet, absolument pas l’objectif de cette proposition de loi : nous cherchons, au contraire, à concilier – ou plutôt à réconcilier – le respect des biens communs avec le droit de propriété et la liberté d’entreprendre.

Nous préférons considérer, comme nous le prouve la crise sanitaire et économique que nous traversons que, sans préservation du monde vivant, il n’y a pas d’économie possible.

Mes chers collègues, nous vivons un moment décisif pour l’humanité. Il est de notre devoir à tous de le mesurer et d’agir pour changer de paradigmes. La notion de « bien commun » permet précisément d’opérer ce changement, à la fois sur le plan international par l’inscription, dans notre Constitution, de la nécessité de préserver les biens communs mondiaux, que nationalement, cette notion ayant des déclinaisons très concrètes dans les territoires.

Ceux qui en douteraient devraient lire la série des six articles intitulée « Le retour des communs » publiée dans le journal Le Monde dont le premier s’ouvrait par l’interview de la juriste Judith Rochfeld avec le titre : « Les citoyens obligent leur gouvernement à réintégrer les communs en politique ».

Dans son discours aux Français du 13 mars dernier, le Président de la République ne disait pas autre chose : « Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché. Déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner, notre cadre de vie au fond à d’autres est une folie ».

Ces biens et services dont il est question sont, précisément, des « biens communs ». Ils peuvent être définis, comme l’a fait le juriste italien Stefano Rodotà, comme des choses matérielles ou immatérielles qui contribuent aux droits fondamentaux et au libre développement de la personne, autrement dit qui sont nécessaires au plein exercice des droits et libertés constitutionnellement garantis.

Aussi, cette proposition de loi composée des trois articles que je défends devant vous, a pour objet d’apporter une réponse en renversant la hiérarchie des valeurs et en responsabilisant les acteurs, pour faire en sorte que les droits fondamentaux soient considérés comme les biens communs de l’humanité.

Ces biens communs ne peuvent être la propriété de personne, dès lors que nous en avons tous besoin pour vivre. Nous devons, à ce titre, les protéger et favoriser leur accès pour tous.

Vous l’aurez compris, mes chers collègues, cette proposition de loi constitutionnelle, au travers de la notion de « biens communs » et de « communs », vise le « réencastrement » de l’économie dans la société, pour nous permettre de repenser nos modes de production, de consommation et d’organisation, pour réinventer un modèle de vivre ensemble écologiquement soutenable, socialement inclusif et démocratiquement participatif.

Ces biens communs peuvent également s’imposer comme une réponse à la crise démocratique, en ce qu’ils permettent de concevoir de nouvelles formes d’organisation sociale plus solidaires, avec de nouveaux modes de gestion, d’appropriation et de partage. Les citoyens eux-mêmes nous le montrent déjà ; il convient que nous encouragions ce processus.

Puissions-nous voir la crise actuelle comme une opportunité qui nous aide à changer notre regard sur le monde, pour ne pas repartir comme si de rien n’était, mais, plutôt, pour nous attaquer aux causes profondes. L’homme n’est plus au centre du monde, mais fait partie de la nature dont il est une composante. Ne l’oublions pas.

Tel est l’objet de cette proposition de loi constitutionnelle que je vous appelle à voter, ce qui honorerait le Sénat.

Je regrette que la commission des lois, après avoir examiné ce texte, l’ait rejeté. Je salue, néanmoins, le travail sérieux du rapporteur qui, malgré tout, a bien compris les enjeux.

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