Intervention de Claude Nougein

Réunion du 10 décembre 2020 à 14h30
Contribution exceptionnelle sur les assurances — Rejet d'une proposition de loi

Photo de Claude NougeinClaude Nougein :

Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, comme vous le savez, cette proposition de loi s’inscrit dans la continuité des réflexions engagées depuis le début de la crise sanitaire, qui visent à faire participer les assureurs à l’effort national de soutien de notre tissu économique.

Lors de l’examen des projets de loi de finances rectificative pour 2020 et du projet de loi de finances pour 2021, le Sénat a déjà eu l’occasion, à plusieurs reprises, de débattre de ce sujet, et de définir sa position.

Le dispositif de la présente proposition de loi ne nous est d’ailleurs pas inconnu, puisqu’il a été présenté, dans une rédaction différente, lors de l’examen du deuxième projet de loi de finances rectificative, puis, dans la rédaction dont nous discutons aujourd’hui, lors de l’examen des troisième et quatrième projets de loi de finances rectificative pour 2020.

Comparé aux autres dispositifs fiscaux visant à taxer le secteur assurantiel que nous avons examinés au cours des derniers mois, celui-ci présente certes une certaine originalité – je le reconnais –, en ce qu’il établit un lien causal entre l’application de l’état d’urgence sanitaire et la taxation du résultat d’exploitation des assureurs.

En effet, l’article unique de cette proposition de loi prévoit que les assurances non-vie opérant en France soient assujetties à une contribution exceptionnelle au titre de tout exercice au cours duquel l’état d’urgence sanitaire est appliqué sur tout ou partie du territoire. Cette contribution est assise sur la hausse du résultat d’exploitation constaté au cours de l’exercice par rapport à la moyenne des trois derniers exercices clos.

L’objectif est clair : il s’agit de taxer les sur-bénéfices réalisés au cours de l’état d’urgence sanitaire. Le taux de cette contribution s’élève à 80 %.

Ainsi ce dispositif est-il établi sur deux présupposés : d’une part, l’idée d’un lien « automatique » entre l’application de l’état d’urgence sanitaire et une variation du résultat d’exploitation des assurances non-vie ; d’autre part, celle d’une évidente profitabilité de la crise sanitaire pour ces compagnies. Or les auditions que j’ai menées ont conforté l’idée d’une très grande fragilité de ces deux postulats – vous me direz qu’un postulat ne se démontre pas ; nous en avons ici une nouvelle preuve… Cela m’a conduit à conclure que le dispositif proposé est peu opérant.

Premièrement, l’idée d’un lien direct entre l’état d’urgence sanitaire et le résultat d’exploitation des assurances non-vie n’apparaît pas fondée.

Certes, en choisissant d’assujettir les assurances à cette taxe en raison de l’application de l’état d’urgence sanitaire, les auteurs de la proposition de loi ont évidemment souhaité instaurer une taxe qui ne serait appliquée qu’en cas de crise sanitaire grave – je l’avais bien compris.

Toutefois, il ne faut pas perdre de vue que l’état d’urgence sanitaire peut entraîner des conséquences économiques et sociales variables selon l’ampleur et la durée des mesures administratives prises. En effet, l’état d’urgence sanitaire est une « boîte à outils » de nature à permettre au pouvoir exécutif de prendre des mesures face à une catastrophe sanitaire.

Ce constat est renforcé par le fait que le dispositif proposé ne prévoit aucune durée ni ampleur géographique minimales d’application de l’état d’urgence sanitaire – c’est surprenant. Ainsi, un état d’urgence circonscrit localement et pour une durée brève, à l’échelle d’un département et pour deux semaines par exemple, en cas d’accident industriel, entraînerait d’office un assujettissement de l’ensemble des assurances non-vie à cette contribution, alors même que le sur-profit constaté n’aurait rien à voir avec ce phénomène local.

De la même façon, le résultat des assurances non-vie peut se dégrader au cours de l’application de l’état d’urgence sanitaire, sans aucun lien avec celui-ci. Ainsi, en mai et avril derniers, les sinistres payés au titre des catastrophes naturelles ont augmenté de 43 % par rapport à la même période en 2019.

Compte tenu de ces éléments, je ne partage pas l’idée selon laquelle les premières expériences liées à l’application de l’état d’urgence sanitaire puissent fonder une nouvelle « doctrine » fiscale. Je suis très réservé sur le principe d’instaurer une disposition fiscale pérenne, alors que chaque état d’urgence sanitaire a ses propres caractéristiques.

Le dispositif proposé repose sur un second postulat, à savoir l’idée d’une profitabilité de la crise sanitaire pour les assureurs non-vie. La question d’un possible « effet d’aubaine » de cette crise a jalonné nos débats depuis le début de l’épidémie, en raison de la baisse de la sinistralité. Ce contexte a d’ailleurs justifié que le Parlement demande un rapport au Gouvernement, dans le cadre de la deuxième loi de finances rectificative, sur l’évolution de la sinistralité par rapport à 2019.

Ce rapport, qui a été remis en juillet dernier, se fonde sur une enquête statistique partielle pilotée par la direction générale du Trésor. Le constat qui ressort de cette première enquête est très clair : en avril et mai 2020, on observe une baisse de 25 % des sinistres payés, toutes catégories d’assurances non-vie confondues, ce qui correspond à une réduction de 1, 9 milliard d’euros du montant des prestations payées – c’est factuel.

Néanmoins, les auditions que j’ai menées m’ont encouragé à la plus grande prudence dans l’interprétation de ces premières données, obtenues sur deux mois.

En effet, lors de son audition, la direction générale du Trésor a souligné que l’appréciation de l’évolution de la sinistralité pour 2020 ne pourra être menée qu’ex post, lorsque les données définitives pour l’ensemble des assurances non-vie seront connues, soit en avril 2021 seulement.

De son côté, l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution, l’ACPR, entité de supervision du secteur assurantiel, a indiqué que, à la fin du troisième trimestre de cette année, il n’était pas observé de décrue substantielle de la charge des sinistres en assurance non-vie, à l’exception de l’assurance santé – cette dernière fait évidemment figure d’exception en raison de l’important report de soins observé ces derniers mois.

Ce constat s’explique notamment par des disparités entre les branches assurantielles. Par exemple, l’ACPR a fait état d’une hausse significative des sinistres couverts par les contrats d’assurance de « pertes pécuniaires diverses », qui enregistrent les sinistres payés en matière d’annulation d’événements.

La Fédération française de l’assurance, quant à elle, évalue la hausse du montant des sinistres payés en 2020 à près de 2 milliards d’euros, nette des économies réalisées sur les sinistres de la branche automobile. Cette estimation doit toutefois être reçue avec prudence, étant donné qu’il s’agit d’une prévision sur l’ensemble de l’année 2020.

Au-delà de la sinistralité au cours de l’année 2020, l’ACPR a souligné que les sinistres en matière d’assurance non-vie pourraient également être en hausse l’année prochaine, en raison d’une augmentation du taux de défaillance des entreprises. En effet, selon le principe dit de « portabilité », les contrats d’assurance santé collectifs font obligation aux assureurs de continuer à honorer la couverture des sinistres durant les douze mois suivant la fin du contrat de travail, alors même qu’ils ne reçoivent plus de cotisations. Cet exemple montre bien la difficulté du dispositif proposé : les conséquences économiques de la crise sanitaire ont un effet bien plus direct sur le résultat des assurances que l’application de l’état d’urgence sanitaire en elle-même.

Aussi suis-je opposé au principe d’une taxation systématique d’un soi-disant effet d’aubaine qui pourrait donner lieu, chaque année, à des revendications sectorielles éparses, au détriment d’une politique fiscale cohérente. On peut varier les plaisirs : allons-nous proposer de taxer les fabricants de crème solaire lorsqu’une année est marquée par un record d’ensoleillement ? Vous pourriez creuser cette idée…

Au-delà de la question du caractère opportun du dispositif proposé, il me semble indispensable d’apprécier toute proposition de contribution au regard des engagements déjà pris par le secteur des assurances.

Par ailleurs, les auditions ont été particulièrement éclairantes quant aux perspectives du secteur assurantiel. En effet, l’année 2020 a été marquée par une dégradation de la solvabilité des assureurs – c’est important ! –, même si celle-ci reste nettement au-dessus des ratios prudentiels exigés, je vous l’accorde.

Pour l’ensemble de ces raisons, la commission des finances n’a pas adopté le texte proposé.

Pour l’avenir, il est évident que nous devons tirer les leçons de la crise sanitaire en organisant de façon pragmatique et pérenne la participation des assureurs au soutien de l’économie. Ma conviction est la suivante : cette participation doit reposer sur le cœur de métier des assureurs, à savoir l’indemnisation d’un risque prévue contractuellement.

Dans cette perspective, la proposition de loi adoptée le 2 juin dernier et introduite par le Sénat dans le projet de loi de finances pour 2021 constitue une première réponse adéquate et pertinente.

À court terme, et dans l’attente de l’instauration d’un tel dispositif, il est certain que la question de la participation financière des assureurs n’est pas complètement épuisée, notamment en raison de la seconde vague que nous connaissons et de la prorogation du Fonds de solidarité.

Sur ce point, le Sénat a clairement exprimé sa position lors de l’examen de la première partie du PLF pour 2021, en adoptant une taxe ponctuelle de 2 %, au titre des seules primes perçues au cours de l’année 2020.

Mes chers collègues, au terme de mes travaux en tant que rapporteur, je vous remercie de suivre l’avis de la commission et de ne pas adopter le texte de la présente proposition de loi.

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