Je vais prendre quelques minutes pour développer ce point clé du texte et je ne désespère pas de vous convaincre, mesdames, messieurs les sénateurs, de revenir à la rédaction initiale de cet article 10.
En 2012, j’avais commis un rapport comme parlementaire sur un sujet qui n’avait pas encore réellement émergé, les dérives de l’intérim médical dans les établissements de santé. Certains hôpitaux, pour éviter la fermeture en catastrophe d’un bloc opératoire le week-end, continuer de pouvoir endormir les malades ou éviter la fermeture d’un service d’urgence, avaient pris l’habitude, faute de pouvoir recruter des médecins sur des postes stables, de passer par des agences d’intérim ou des contrats de gré à gré, extrêmement onéreux, afin de recruter des praticiens aux velléités de rémunération hors normes.
Ces pratiques ont entraîné une lassitude des équipes, qui voyaient des praticiens hospitaliers quitter leurs postes et conclure avec le même hôpital un contrat de gré à gré pour gagner en une semaine ce qu’ils gagnaient auparavant en un mois.
Elles ont aussi eu pour conséquence le recrutement massif dans les hôpitaux de médecins étrangers via des sociétés luxembourgeoises – ces praticiens débarquaient du jour au lendemain sans connaître ni le système d’information ni les équipes. Si ces médecins étaient parfois expérimentés et de très grande qualité, il arrivait aussi que ce ne soit pas le cas, ce que je dénonçais déjà dans mon rapport.
À l’époque, j’estimais que ce système concernait près de cinq mille médecins, pour un surcoût de 500 millions d’euros par an. L’effet d’entraînement était massif dans certaines disciplines.
Je préconisais plusieurs mesures qui n’ont pas été prises par le gouvernement précédent, ce que je fus le premier à regretter en tant que membre de la majorité de l’époque. Par exemple, je proposais non pas d’interdire le recours à l’intérim, mais de plafonner le niveau de rémunération pour que les hôpitaux ne déboursent plus des sommes totalement irresponsables.
Quand ma prédécesseure est arrivée en 2017, elle a pris, au terme d’un long combat, un décret visant à plafonner progressivement les rémunérations. On parle quand même de 1 200 euros, soit environ un SMIC, pour vingt-quatre heures de garde à l’hôpital, ce qui n’est pas franchement une rémunération au lance-pierres !
Entre 2012 et aujourd’hui, le phénomène de l’intérim s’est profondément accentué dans notre pays. Il touche davantage de disciplines et, désormais, concerne aussi des CHU. C’est un véritable problème.
Sur la boîte mail de l’hôpital où j’exerçais auparavant comme neurologue, j’ai reçu, il n’y a pas si longtemps, une offre pour une mission de vingt-quatre heures rémunérée 2 000 euros nets, assortie d’une prime de précarité de 20 % et d’avantages en nature pour l’alimentation et les transports. La neurologie n’est pourtant pas la discipline la plus recherchée pour ce genre de mission !
Les nombreux directeurs d’hôpitaux que je rencontre me disent qu’ils sont pris à la gorge. Ils savent que ces rémunérations sont irrégulières, mais, s’ils ne payent pas, ils n’ont pas de médecins et doivent fermer leur bloc. Les chambres régionales des comptes effectuent des contrôles a posteriori, mais elles renoncent le plus souvent à engager une procédure devant le tribunal administratif, car elles savent que les directeurs n’ont pas le choix. Certains directeurs ont toutefois été condamnés, certes à titre symbolique.
Parfois, le médecin qui doit venir le samedi appelle l’hôpital la veille pour lui annoncer qu’un autre établissement lui a proposé plus d’argent… Je ne dis pas que c’est la règle, et certaines missions de courte durée restent évidemment indispensables, notamment pour remplacer des congés, mais les pratiques tarifaires sont devenues totalement déraisonnables. Les gardes de vingt-quatre heures qui étaient rémunérées 1 300 euros en moyenne au moment de mon rapport atteignent fréquemment 2 500 euros aujourd’hui, voire 3 000 euros. Ces dérives doivent cesser !
Les mesures prises en 2017 étaient importantes, mais insuffisantes. Certains hôpitaux ont pleinement joué le jeu du plafond de rémunération avec contrôle a posteriori, mais d’autres ont continué de payer en violation du plafond réglementaire de 1 200 euros. Il faut dire qu’un syndicat « sans visage » a appelé au boycott des hôpitaux qui respectaient la réglementation… Bonjour l’éthique !
Nous proposons donc l’arme ultime pour que personne ne puisse plus se prêter à cette surenchère. Il faut une règle identique pour tous et impossible à contourner. Si vous interdisez aux établissements de santé de payer au-delà du tarif réglementaire un médecin pour une mission de courte durée, le mouvement expansionniste de l’intérim va se tarir.
Le seul moyen d’empêcher que la règle ne soit contournée en catastrophe par un directeur qui n’aura pas le choix – je ne veux pas l’incriminer –, c’est qu’il puisse dire au médecin qu’il va recruter : je veux bien vous promettre 3 000 euros, mais je serai dans l’incapacité de vous les verser, tout simplement parce que le chèque ne pourra pas partir !
Avec le contrôle a priori que nous proposons, vous retirez l’épée de Damoclès, dont la menace pèse sur les épaules d’un directeur d’hôpital : même s’il est tenté de contrevenir à la règle, il ne pourra pas le faire et aucun de ses collègues ne le pourra non plus.
Voilà près de dix ans que je travaille sur ce sujet avec la Fédération hospitalière de France (FHF), les directeurs d’hôpitaux, les médecins et les syndicats. L’enjeu est fondamental et, je vous l’assure, il n’y a pas d’autre moyen de tarir cette expansion de l’intérim dont les méfaits sur le système hospitalier sont patents. Nous devons vraiment prendre cette mesure pour aider l’hôpital.
Certains médecins retrouveront peut-être un poste de praticien hospitalier, d’autres continueront de faire des missions de gré à gré, mais elles coûteront moins cher.
Il n’est pas irrémédiable que certains hôpitaux affichent des déficits annuels équivalents aux surdépenses liées à l’intérim médical. Je peux vous donner une liste d’hôpitaux dont l’incapacité à innover, à mieux payer leurs soignants et à se moderniser est uniquement liée à ces surdépenses. Cela doit cesser !
La rédaction proposée par la commission des affaires sociales du Sénat est intéressante, mais elle ne va pas assez loin. On reste dans la logique actuelle qui n’a pas pleinement fonctionné.
Vous proposez que les dépenses d’intérim soient intégrées dans l’état prévisionnel des recettes et des dépenses (EPRD) et que des contrôles a posteriori et des recours devant le tribunal administratif soient exercés. Mais c’est déjà le cas aujourd’hui !
De surcroît, il est facile pour une direction d’hôpital de noyer les surdépenses d’intérim dans un titre ou un autre de sa comptabilité, et vous ne pourrez pas démontrer qu’un médecin a été payé 3 000 euros pour une garde.
Si vous voulez vraiment lutter avec efficacité contre l’intérim, j’espère vous convaincre de la nécessité d’un contrôle a priori. Si vous pensez qu’un tel contrôle n’est pas adapté, vous reconnaissez alors qu’il faut conserver la possibilité pour un directeur de surpayer les missions d’intérim. Je vous assure que, dans ce cas, ils continueront à le faire !