En second lieu, l’amendement que vous proposez souffre d’incomplétude, laissant beaucoup de questions en suspens. Quel serait le nombre de machines à voter disponibles afin d’assurer un maillage territorial satisfaisant ? Quelle serait la date du scrutin anticipé ?
Il est vrai que le texte de l’amendement indique qu’il ne s’agira que d’une seule journée, dans la semaine précédant le scrutin. Ces indications sont largement insuffisantes. Dans la mesure où ces questions ne relèvent pas du pouvoir réglementaire, le risque d’incompétence négative est très élevé.
J’en viens maintenant au fond de l’amendement. Par définition, un vote par anticipation signifie que la campagne officielle ne sera pas terminée au moment où certains électeurs accompliront leur devoir civique.
Or, si un événement marquant venait à bouleverser au dernier instant la formation du jugement de l’électeur – je pense notamment au débat entre les deux tours –, ce dernier ne pourra pas revenir sur son vote.
Ainsi, plus la période d’anticipation sera importante, plus le risque du changement d’opinion sera élevé. D’autant que la formation du jugement des électeurs peut intervenir très tardivement dans le cadre du processus électoral, parfois même dans les dernières heures. Malheureusement, ce vote par anticipation ne tient pas compte de cette réalité.
D’un point de vue constitutionnel, j’aimerais ajouter que le fait que les électeurs ne disposent pas des mêmes éléments d’information, le jour de l’élection, entraîne inévitablement une rupture d’égalité entre eux qui peut porter atteinte à la sincérité du scrutin, et donc in fine à la légitimité du candidat élu. Cela est d’autant plus vrai lorsque l’écart de voix entre les deux candidats est minime.
Par définition, le vote par procuration est diffus, car les électeurs ne sont pas confrontés au même instant électoral, ce qui me conduit à penser que cette disposition peut être très fragile constitutionnellement.
Ma deuxième observation de fond porte sur les machines à voter, qui seraient le support choisi pour pratiquer le vote par anticipation. La réapparition de ce dispositif est quelque peu surprenante, alors qu’il est soumis à un moratoire depuis 2008, comme vous le savez.
Le Conseil constitutionnel, juge de l’élection présidentielle avait d’ailleurs souligné, dans l’une de ses décisions, que l’usage de ces machines à voter soulevait un réel problème de fiabilité, lié notamment à l’impossibilité de réaliser les tests permettant d’en vérifier le bon fonctionnement.
Pour l’heure, le moratoire n’est toujours pas levé. La question reste donc en suspens, et elle concerne aujourd’hui près de 64 communes, qui sont équipées avec du matériel de plus en plus vieillissant, mais qui se refusent à investir sans avoir la certitude de la pérennisation du système.
J’ajoute que l’absence de bulletins de vote papier empêche tout recomptage. Il faudra donc faire confiance aux informaticiens pour s’assurer de l’absence d’un quelconque piratage.
On peut enfin émettre des doutes sur le déroulement du dépouillement le jour même du scrutin : cela implique en effet que les machines à voter seront stockées dans les mairies pendant plusieurs jours avec le résultat des votes en mémoire, ce qui peut ouvrir la porte à des fraudes.
Je dirai un dernier mot, enfin, sur les effets sociologiques de cet amendement. On peut se demander légitimement si cette procédure ne favorise pas le vote des électeurs urbains appartenant à une catégorie socioprofessionnelle supérieure, ceux-là mêmes qui pourront se permettre de prendre une demi-journée de RTT en pleine semaine pour se rendre dans l’un des rares bureaux de vote du territoire, avant tout simplement de partir en villégiature le week-end.
Même si nous devons nous interroger sur l’évolution des modalités des opérations de vote, il est certain que cela ne saurait être la seule réponse à l’abstention grandissante : est-ce vraiment le mode d’organisation du scrutin qui crée l’abstention ? Non, incontestablement non ! Je pense que le désamour de nos concitoyens à l’égard de la politique est beaucoup plus profond.
Madame la ministre, pour toutes ces raisons, la commission a émis, à une très large majorité d’ailleurs, un avis défavorable sur cet amendement. Ce débat sur les modalités de vote aurait mérité une véritable discussion parlementaire à l’Assemblée nationale et au Sénat.