Intervention de Éric Dupond-Moretti

Réunion du 8 mars 2021 à 16h00
Droit au respect de la dignité en détention — Adoption en procédure accélérée d'une proposition de loi dans le texte de la commission modifié

Éric Dupond-Moretti :

Monsieur le président, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, il est une certitude qui m’a accompagné durant toute ma vie d’avocat et qui me conduit, désormais garde des sceaux, à agir : la privation de liberté ne doit pas être, ne peut pas être, une privation de dignité. Car nier les droits fondamentaux des personnes revient à contester leur humanité même !

Plus elle désocialise et déshumanise, plus la prison est un vecteur de récidive. La peine doit évidemment avoir un sens. C’est bien tout l’objet de mon action depuis mon arrivée à la tête du ministère de la justice.

J’ai d’abord souhaité que l’on poursuive activement l’accompagnement des dispositions de la loi du 23 mars 2019, qui a refondé l’échelle des peines, en restreignant la possibilité de prononcer des emprisonnements de courte durée, qui n’ont que pour effet la désocialisation, et en favorisant le recours aux alternatives à l’incarcération pour les actes les moins graves.

Vous le savez, la crise sanitaire a entraîné une réduction inédite de la population carcérale. Mais, depuis la reprise de l’activité juridictionnelle, le nombre de détenus augmente à nouveau. Nous comptabilisons 5 000 détenus de plus depuis le premier déconfinement, et 849 détenus sont aujourd’hui contraints de dormir sur des matelas posés à même le sol.

Nous devons mettre un terme à cette situation par une politique carcérale cohérente et volontariste. Nous ne pouvons pas perdre cette possibilité d’une population pénale maîtrisée offrant à la fois de meilleures conditions de détention comme de travail pour les personnels pénitentiaires. J’ai donc réuni très récemment l’ensemble des chefs de cour et de juridiction pour qu’ils analysent attentivement les marges de progression et qu’ils adaptent rapidement la politique pénale dans chacun de leur ressort.

Les aménagements de peine dès leur prononcé ont très significativement augmenté, de 3 % à 11 % en moins d’un an. C’est un signe très positif dont nous devons collectivement nous réjouir. Cependant, il convient de redoubler d’efforts. La loi du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice porte en elle une révolution, certes juridique, mais aussi et peut-être surtout culturelle. Elle implique que l’ensemble des acteurs de la chaîne pénale – autorité judiciaire, services pénitentiaires, mais aussi avocats – adaptent leurs pratiques. Le travail engagé doit se poursuivre quand on songe que, depuis l’entrée en vigueur du « bloc peine », au mois de mars 2020, qui interdit les peines de prison de moins d’un mois, 227 peines de facto illégales ont tout de même été prononcées.

J’ai par ailleurs souhaité que les alternatives à la détention soient développées en amont, c’est-à-dire au stade de l’opportunité des poursuites, car il ne faut pas confondre toutes les délinquances. La réponse pénale doit ainsi être adaptée, et la prison en fait évidemment partie, lorsqu’il s’agit de délinquance organisée et de violences graves aux personnes. Mais elle doit également prendre en compte la délinquance du quotidien, dite de « basse intensité », mais qui pourrit la vie de nos concitoyens. Cette dernière doit d’abord être traitée avec célérité et efficacité pour garantir la pédagogie de la réponse pénale, qui doit permettre de rompre le cercle vicieux de la délinquance.

La prison neutralise, mais, souvent, elle désocialise. Elle est parfois criminogène. Pour les incivilités et les délits de faible gravité, il faut des réponses rapides et constructives. C’est tout l’objet de la politique de justice de proximité que je porte et à laquelle la proposition de loi du même nom que j’ai défendue devant vous a fait écho.

L’amélioration des conditions de détention passe également par la construction de nouvelles places de prison pour écrouer dans des conditions plus dignes. Nous allons construire 15 000 places supplémentaires, conformément aux engagements du Président de la République. Les 7 000 premières places du programme immobilier pénitentiaire sont résolument engagées. L’objectif est désormais de lancer les 8 000 places supplémentaires avant le terme de la mandature, avec une livraison prévue à l’horizon de 2027. J’annoncerai d’ailleurs dans les jours à venir les sites qui ont été retenus par mes services.

Il nous faut enfin, et c’est l’objet de ma présence devant vous cet après-midi, tirer toutes les conséquences de la décision du Conseil constitutionnel du 2 octobre 2020, qui demandait au législateur de garantir aux détenus placés en détention provisoire la possibilité de saisir le juge de conditions de détention indignes. Cette décision fait suite à un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 30 janvier 2020 ayant condamné la France pour ses conditions de détention dans plusieurs établissements pénitentiaires, ainsi qu’à deux arrêts de la Cour de cassation du 8 juillet 2020.

Afin de mettre notre droit en conformité avec les exigences constitutionnelles, j’ai immédiatement mobilisé mes services pour concevoir ce recours effectif. Conscient des enjeux, j’ai souhaité le soumettre à l’avis du Conseil d’État dès le 1er décembre 2020.

L’amendement reprenant ce dispositif ainsi validé par le Conseil d’État a été déposé à l’Assemblée nationale lors de l’examen du projet de loi relatif au Parquet européen au mois de décembre dernier. Pour faciliter les débats, je l’avais transmis en parallèle aux commissions des lois du Sénat et de l’Assemblée nationale, qui ont d’ailleurs fourni sur la question chacune de leur côté – et je dois les saluer – un travail considérable depuis de très longs mois.

Vous le savez – M. François-Noël Buffet l’a rappelé –, cet amendement a été déclaré irrecevable.

Depuis lors, le Conseil constitutionnel a une nouvelle fois été saisi sur les conditions de détention par une nouvelle QPC, actuellement pendante devant lui, concernant cette fois les détenus condamnés.

Je le dis d’emblée, il nous faudra peut-être adapter notre réponse même si nous avions anticipé cette situation en prévoyant un recours effectif tant pour les prévenus que pour les condamnés incarcérés.

Tel est donc l’objet de la proposition de loi que vous examinez ; elle enrichit le dispositif que nous avions conçu.

Qu’il me soit permis à cet instant de remercier chaleureusement M. le président Buffet et M. le rapporteur Frassa de leur travail, ainsi évidemment que M. le sénateur Sueur.

Ce texte crée le principe d’un recours effectif – c’est l’objet du nouvel article 803-8 du code de procédure pénale – et il rappelle l’existence de ce principe dans le deuxième alinéa de l’article 144-1 du même code, s’agissant des prévenus, ainsi qu’à l’article 707 pour les condamnés.

Si la personne est en détention provisoire, la juridiction compétente pour statuer sur la demande sera le juge des libertés et de la détention. Si la personne est en exécution de peine, la requête relèvera alors de la compétence du juge de l’application des peines.

Le juge saisi pourra, si nécessaire, faire vérifier les allégations circonstanciées du détenu, le texte reprenant les formulations des arrêts de la Cour de cassation ; s’il estime la requête justifiée, il fixera le délai dans lequel l’administration pénitentiaire devra mettre fin aux conditions indignes de détention, le cas échéant en transférant la personne dans un autre établissement pénitentiaire.

Si les conditions indignes perdurent à l’issue de ce délai, le juge pourra ordonner lui-même un transfèrement ou, pour les prévenus, la libération de la personne, le cas échéant sous mesure de sûreté. Pour les condamnés, il pourra prononcer une libération sous aménagement de peine, si la personne est éligible à une telle mesure. Le texte prévoit toutefois que la personne ne pourra pas être libérée si elle s’oppose au transfèrement qui lui aura été proposé, sous réserve, pour les condamnés, de la nécessité de ne pas porter une atteinte excessive au droit au respect de sa vie familiale.

Ce nouveau dispositif répond ainsi aux exigences constitutionnelles et permet de trouver un équilibre pour que le service public de la justice continue de fonctionner, en assurant la sécurité de tous.

La situation de nos prisons nous oblige collectivement à porter cette exigence d’humanité et d’efficacité pour maintenir la justice au cœur de notre pacte républicain.

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