Intervention de Bertrand Mathieu

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 24 mars 2021 à 10h15
Projet de loi constitutionnelle complétant l'article 1er de la constitution et relatif à la préservation de l'environnement — Audition de M. Bertrand Mathieu professeur à l'école de droit de la sorbonne

Bertrand Mathieu, professeur à l'École de droit de la Sorbonne-Université Paris 1 :

Monsieur le président, c'est un honneur pour moi d'être entendu par votre commission afin de transmettre des éléments d'appréciation sur ce texte. Pour ce faire, je reprendrai le canevas des questions qui m'ont été adressées.

La première portait sur le droit en vigueur, tel qu'il résulte de la jurisprudence constitutionnelle.

Le Conseil constitutionnel a reconnu pleine valeur constitutionnelle à la Charte de l'environnement, même si les droits et principes qu'elle reconnaît ne créent pas d'« effet cliquet » : il est toujours loisible au législateur de modifier, dans le cadre de sa compétence, des textes antérieurs ou de les abroger, à la condition de ne pas priver de garanties les exigences constitutionnelles. Les dispositions de la Charte de l'environnement constituant pour l'essentiel des objectifs de valeur constitutionnelle, elles peuvent justifier la limitation d'autres droits ; il appartient au juge constitutionnel ou administratif de vérifier que les autorités normatives poursuivent effectivement ces objectifs.

Le respect de l'obligation de promouvoir un développement durable s'apprécie au regard de la conciliation opérée entre les objectifs environnementaux, économiques et sociaux. L'environnement est un patrimoine commun qui confère au législateur la faculté, voire le devoir, de promouvoir la protection de celui-ci sur l'ensemble de la planète - c'est une innovation dans la jurisprudence constitutionnelle. Certaines dispositions de la Charte peuvent être invoquées à l'appui d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), notamment l'article 1er (« Chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé »), l'article 2 (« Toute personne a le devoir de prendre part à la préservation et à l'amélioration de l'environnement »), l'article 3 (« Toute personne doit, dans les conditions définies par la loi, prévenir les atteintes qu'elle est susceptible de porter à l'environnement ou, à défaut, en limiter les conséquences », l'article 4 (« Toute personne doit contribuer à la réparation des dommages qu'elle cause à l'environnement [...] ») ou encore l'article 7 (« Toute personne a le droit, dans les conditions et les limites définies par la loi, d'accéder aux informations relatives à l'environnement détenues par les autorités publiques et de participer à l'élaboration des décisions publiques ayant une incidence sur l'environnement »).

Le Conseil constitutionnel et le Conseil d'État ont très largement développé les potentialités de la Charte. Ce n'est pas un document seulement programmatique ou symbolique ; comme toute norme constitutionnelle, elle produit des effets.

La question se pose de savoir ce qu'apportera l'inscription de la préservation de l'environnement, de la diversité biologique et de la lutte contre le dérèglement climatique à l'article 1er de la Constitution.

Le problème peut être appréhendé de deux manières. On peut considérer que cette inscription est essentiellement symbolique et destinée à montrer le poids accordé aux questions environnementales au sens large du terme. Cependant, ce point de vue ne peut être retenu, car il faudra nécessairement articuler cette disposition avec les autres normes constitutionnelles relatives à l'environnement. Cette cohérence est essentielle, et j'y reviendrai.

J'en viens à la portée du terme « garantit ». On retrouve cette expression à plusieurs reprises dans la Constitution : aux articles 12 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, au troisième alinéa du préambule de la Constitution de 1946 qui garantit à la femme des droits égaux à ceux de l'homme, ou encore aux onzième et treizième alinéas de ce même préambule. Ce terme emporte des effets assez variables selon le principe auquel il se rattache. Il peut renvoyer à un droit ou à un simple objectif comme le droit à la santé. Donc, théoriquement, le choix du terme « garantit » ne change pas la nature de la protection constitutionnelle, avec deux bémols : en premier lieu, l'inscription du principe de préservation de l'environnement à l'article 1er de la Constitution le place au même niveau que les droits subjectifs que sont l'égalité devant la loi et le droit au respect des croyances ; en second lieu, la conciliation des objectifs environnementaux, sociaux et économiques n'est pas mentionnée, ce qui pourrait éventuellement conduire le juge constitutionnel à glisser d'une conciliation à une hiérarchisation. C'est dire l'importance des travaux préparatoires pour guider l'interprétation du juge.

Le risque est que cette nouvelle disposition introduise un certain désordre dans notre système normatif, au regard tant de sa conciliation avec d'autres dispositions constitutionnelles que de l'emploi du terme « garantit », qui peut renvoyer aussi bien à un objectif constitutionnel qu'à un droit subjectif. Son ajout à l'article 1er serait en outre redondant avec la référence à la Charte dans le préambule de la Constitution.

Le verbe « garantit », au sens propre, est inapproprié : comment la France pourrait-elle à elle seule garantir la préservation de l'environnement et de la diversité biologique ? Tout au plus peut-elle s'engager à oeuvrer en ce sens. À cet égard, la référence dans le rapport fait au nom de la commission des lois de l'Assemblée nationale à une « quasi-obligation de résultat » paraît excessivement contraignante, imprécise et irréaliste. Il faut plutôt entendre ce terme comme faisant peser sur les pouvoirs publics une obligation d'agir dans un sens déterminé et avec des moyens considérés comme efficaces. Ce terme est donc particulièrement ambigu. Il reviendrait in fine au juge constitutionnel d'en déterminer la portée. Certes, le constituant emploie souvent des formules très larges ; mais il se défausserait ici complètement sur le juge.

La fin de la phrase se contente d'énoncer que la France « lutte contre le dérèglement climatique » : on imagine mal que la France puisse « garantir » l'absence de dérèglement climatique, alors que, dans une conception extensive, elle peut protéger sur le territoire l'environnement et la biodiversité. Toutefois, malgré la différence des termes employés, les obligations qu'ils sous-tendent ne sont pas fondamentalement différentes.

Faire une distinction entre la « préservation de l'environnement », celle de la « diversité biologique » et la « lutte contre le dérèglement climatique » a-t-il un sens ? La référence au climat est nouvelle, alors que la Charte mentionne déjà la diversité biologique. Il ne me revient pas d'établir la différence entre la biodiversité et la diversité biologique, mais il n'est jamais très sain qu'un texte constitutionnel emploie deux termes différents.

Surtout, il me semble que la référence à la diversité biologique et au dérèglement climatique recèle une évolution conceptuelle, car ceux-ci ne relèvent pas directement des droits de l'homme. Cette ambiguïté était déjà apparue lors de l'élaboration de la Charte de l'environnement : s'agissait-il de protéger l'environnement de l'homme, sa santé, ses droits, ou s'agissait-il d'une autre protection, indépendante de celles droits de l'homme ? La Charte vise clairement la protection de l'environnement de l'homme dans son propre intérêt. Une évolution s'est produite avec l'ouverture du champ de la protection à une conception plus vaste, qui peut conduire à relativiser les droits de l'homme et à exiger leur conciliation avec la protection de la biodiversité - cela s'imposera pour l'habitat humain et la préservation de la faune et de la flore.

L'effet premier de ce texte, en ce qui concerne le contrôle de constitutionnalité des lois et de légalité des actes administratifs, est de confier au juge la détermination de la portée des mots « garantit » et « lutte ». Or on sait que le juge constitutionnel fait produire effet à toutes les dispositions contenues dans les textes normatifs. En réalité, ce texte opère un transfert de compétence au juge. Ce renforcement, souvent critiqué, du pouvoir normatif du juge est parfois l'oeuvre du législateur lui-même, et c'est en quelque sorte le cas ici. Ce pouvoir du juge sera d'ailleurs renforcé par la nécessaire recherche de compatibilité entre le nouvel article 1er de la Constitution et l'article 6 de la Charte, qui impose une prise en considération égale de la protection de l'environnement, du développement économique et du progrès social. Ici encore, le texte manque de cohérence, de clarté et constitue une source d'insécurité juridique.

Ce nouveau principe pourra-t-il être invoqué dans le cadre d'une question prioritaire de constitutionnalité ? A priori non, car il ne s'agit pas d'un droit ou d'une liberté dont un requérant pourrait se prévaloir, mais des associations s'y essaieront sans doute. La réponse est encore entre les mains du juge ; si elle était affirmative, toute la législation antérieure pourrait voir sa constitutionnalité réexaminée en raison du changement de circonstances.

Autre question très importante : l'engagement de la responsabilité des pouvoirs publics devant les juridictions françaises. L'utilisation du terme « garantit » implique pour le moins, à défaut d'une obligation de résultat, une obligation d'agir. Les pouvoirs publics pourraient voir leur responsabilité engagée pour ne pas avoir employé les moyens nécessaires à cette fin. Cette responsabilité aurait une portée plus large que celle qui résulterait du non-respect du principe de précaution. L'obligation de garantie dont serait assortie l'action des pouvoirs publics pourrait incontestablement faciliter l'engagement de leur responsabilité devant le juge administratif pour des actes administratifs, mais aussi législatifs, compte tenu de la jurisprudence récente du Conseil d'État sur l'engagement de la responsabilité sans faute de l'État du fait de lois inconstitutionnelles. Même sans aucune atteinte à la santé ou à l'environnement d'une personne, il suffirait d'une absence de lutte assortie de moyens efficaces contre la dégradation de l'environnement, de la biodiversité ou du climat. Le champ de la responsabilité est donc potentiellement extrêmement large. Par ailleurs, si l'on retenait une « quasi-obligation de résultat », on assisterait à un renversement de la charge de la preuve au détriment des pouvoirs publics.

Je ne m'étendrai pas sur l'incidence de cette révision sur les obligations et l'engagement de la responsabilité de la France dans l'ordre international, notant seulement que le Conseil constitutionnel a compétence pour examiner la constitutionnalité des conventions internationales que la France entend ratifier.

Certaines dispositions de la Charte de l'environnement demandent-elles à être précisées ? En vertu de simples considérations de légistique, il aurait peut-être été préférable de modifier la Charte de l'environnement, alors que les droits et les devoirs qu'elle reconnaît sont déjà au même niveau que les droits de l'homme et le principe de souveraineté, selon le triptyque sur lequel repose notre système constitutionnel. Il aurait été tout à fait possible d'y introduire le terme « garantit » et d'élargir le champ de la protection à la biodiversité et au climat, à la seule condition d'une volonté politique du constituant, qui aurait aussi dû veiller à la cohérence interne du texte.

Une autre solution en vue d'assurer la cohérence de l'ensemble des textes et de rester dans l'épure du projet de loi constitutionnelle aurait été de procéder par renvoi, en rédigeant ainsi l'article unique : la France « garantit la préservation de l'environnement et de la diversité biologique et lutte contre le dérèglement climatique dans les conditions prévues par la Charte de l'environnement ». Cela, quitte à amender la Charte si nécessaire.

Le principe de précaution, quant à lui, doit être conçu comme un principe d'action et non pas d'abstention. Il impose aux pouvoirs publics une obligation d'information et celle d'agir en prenant en compte les études conduites et en apportant une réponse proportionnée face à un risque potentiel - ce qui diffère de la prévention d'un risque avéré. La jurisprudence du Conseil constitutionnel et celle du Conseil d'État sont pour l'essentiel convergentes, celui-ci se bornant en particulier à vérifier si les mesures prises ne sont pas manifestement insuffisantes. C'est d'ailleurs le sens de l'article 5 de la Charte de l'environnement.

L'effet pervers du principe de précaution est lié non pas au contrôle de l'activité normative des pouvoirs publics, mais à la mise en jeu de la responsabilité de l'administration, voire de la responsabilité pénale des décideurs. La dérive est prévisible, qui consiste à considérer que la réalisation du dommage suffit à caractériser a posteriori une violation du principe de précaution. Ce principe peut donc inciter à l'abstention, en un temps où l'on assiste à un développement exponentiel de la responsabilité pénale des décideurs publics - je me contenterai de mentionner les informations judiciaires ouvertes au sujet de la conduite de la politique sanitaire du Gouvernement. Une réflexion autour de l'articulation entre le principe de précaution et l'engagement de la responsabilité des décideurs serait souhaitable et pourrait conduire à l'élaboration d'un texte législatif.

Vous m'interrogiez enfin sur une éventuelle consécration du principe de non-régression en matière environnementale. Ce principe figure déjà, sous une forme édulcorée, dans le code de l'environnement. Dans sa décision n° 2020-809 DC, le Conseil constitutionnel a refusé de reconnaître une valeur constitutionnelle à ce principe. Non seulement cette décision est parfaitement justifiée, mais il me paraîtrait très dangereux d'introduire une telle disposition dans la Constitution. Ce que l'on a appelé à tort le « cliquet anti-retour » est inapplicable en matière de droits fondamentaux. En effet, le plus souvent, les droits doivent être conciliés ; mais le renforcement de la protection d'un principe affaiblit la protection de l'autre. Il appartient au législateur d'établir un équilibre et au juge d'apprécier si celui-ci n'est pas manifestement déséquilibré. Établir un principe de non-régression conduirait, d'une part, à faire prévaloir la protection de l'environnement sur toute autre considération, sur tout autre droit ou toute autre liberté, et, d'autre part, à la paralysie des pouvoirs publics qui, en cas d'urgence, peuvent être amenés à prendre des mesures portant atteinte temporairement à l'environnement. Le pouvoir du juge serait encore une fois considérablement renforcé, car il devrait apprécier la situation au cas par cas.

Mes réponses peuvent vous paraître quelque peu caricaturales, mais je me devais, dans le délai qui m'était imparti, de pointer tous les problèmes importants.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion