Oubliés aussi les propos tenus voilà quelques semaines à M. Xavier Bertrand par son homologue danois M. Frederiksen : « La seule chose que nous pouvons faire, c’est donc garantir les revenus. Si nous avions eu ce débat il y a quinze ans, j’aurais eu un discours différent car j’étais alors plus libéral que social. J’aurais dit que l’on ne doit pas avoir d’allocations chômage trop élevées. Maintenant je pense que si l’on protège les revenus, on donne confiance et ce point est essentiel. ».
Peut-être le Gouvernement actuel regrettera-t-il à son tour, dans quinze ans, d’être passé à côté de l’essentiel ? Entre- temps, ce sont les Français qui auront payé cet aveuglement idéologique !
Ces éléments lourds de sens étant rappelés, venons-en aux raisons précises qui rendent nécessaire à nos yeux le renvoi à la commission, à travers l’examen des trois mesures phares de la loi : le contrat d’objectif, la rupture conventionnelle et les périodes d’essai.
Avant tout, ce projet de loi présente une incohérence constitutive en ce qu’il tente d’associer des contraires.
En effet, comment concilier les articles 1er et 6 ? Comment concilier la réaffirmation de la prédominance du CDI comme « la forme normale et générale du travail » avec la création d’un nouveau CDD, le contrat de mission ? Le Gouvernement prône la stabilité alors que, dans le même temps, il met en place des outils qui la sapent.
Le contrat d’objectif répondra certainement à la flexibilité d’embauche et de débauche réclamée par certains secteurs économiques. Mais, ajoutant de la précarité à la précarité, en quoi va-t-il améliorer la situation de nombre de ses bénéficiaires ?
En outre, si pour l’instant il ne concerne que 10 % des actifs – cadres qualifiés et ingénieurs –, et si l’on tente de nous rassurer en mettant en avant son caractère expérimental, il y a tout lieu de penser qu’il sera rapidement étendu à d’autres catégories professionnelles. Dans son édition du 10 avril dernier, le journal Les Échos rapportait que, lors de sa dernière assemblée, l’Association nationale des directeurs de ressources humaines proposait l’extension de ce contrat d’objectif à l’ensemble des salariés, alors même que le texte n’est pas encore voté !
Du fait de ces lacunes et imprécisions, l’article 6 mettant en place ce nouveau contrat précaire – le trente-septième ou trente-huitième, je ne sais plus – pose plusieurs problèmes qui doivent être résolus avant le vote.
Premier point : la question de la date anniversaire à partir de laquelle il est possible de rompre le contrat. Si le salarié peut être licencié dès le douzième mois, cela ne lui ouvrira bien sûr des droits aux indemnités de chômage que sur douze mois. En revanche, si la rupture du contrat ne peut intervenir avant le dix-huitième mois, cela ouvrira des droits sur vingt-trois mois. Il ne s’agit donc pas là d’un détail technique qu’il importe peu de préciser : entre douze et vingt-trois mois de droits au chômage, la différence est énorme !
En outre, si la date anniversaire est au douzième mois, doit-on comprendre qu’il y aura au vingt-quatrième mois une nouvelle opportunité de licenciement ? Au regard de ce que nous prépare le Gouvernement avec la nouvelle convention chômage, ces interrogations, madame la secrétaire d’État, doivent déjà vous paraître de luxueuses considérations.
Deuxième point : la possibilité de rupture à la date anniversaire, quelle qu’elle soit, offre pour la première fois à l’employeur l’opportunité de mettre fin à un CDD dans des conditions moins restrictives, c’est-à-dire en dehors de la faute grave ou du cas de force majeure, ce qui constitue une dose supplémentaire de précarité dans des contrats déjà précaires par définition.
Troisième point : dans la mesure où ces éléments fourniront à la jurisprudence des principes d’appréciation, il semble important de clarifier ce que peuvent être « l’événement ou le résultat d’objectif déterminant la fin de la relation contractuelle ». Cette formulation générique risque de prêter le flanc à de trop grandes interprétations.
Quatrième point : ce contrat participe à la tendance générale du recul de la primauté de la loi en matière de droit du travail, au profit des mesures contractuelles et du droit civil ; j’aurai l’occasion d’y revenir.
En effet, contrairement aux autres CDD, c’est un accord de branche ou d’entreprise qui fixera ce que le Gouvernement appelle pudiquement « les nécessités économiques auxquelles ces contrats sont susceptibles d’apporter une réponse adaptée ». En termes profanes, ce n’est donc plus la loi qui fixera les cas de recours !
Cinquième et dernier point : pour restreindre le champ d’application de ce CDD, pour qu’il ne soit pas un moyen d’embaucher et de débaucher à volonté, l’accord national interprofessionnel, l’ANI, précise que ce contrat ne peut pas être utilisé pour faire face à un accroissement temporaire d’activité. Pourquoi cette disposition de l’ANI n’est-elle pas reprise dans le projet de loi qui nous est présenté aujourd’hui ? Peut-être parce qu’il s’agit bien dans l’esprit du Gouvernement d’un contrat précaire supplémentaire et de rien de plus.
Les cinq points que je viens de mentionner mériteraient à eux seuls d’être précisés dans le cadre d’un renvoi à la commission.
Mais, au-delà, il serait intéressant que la commission considère la dimension humaine de ce projet de loi. N’est-ce pas aussi notre rôle de parlementaires ? À peine le CNE abrogé, le Gouvernement créé un nouveau CDD, qui, comme tous les contrats précaires, interdit aux salariés l’accès au crédit immobilier et donc à la propriété de leur logement, aucune banque ne voulant prêter aux travailleurs en CDD.
Quant aux locations, le problème est identique. En effet, quel propriétaire acceptera de louer son bien à une personne dont les revenus sont programmés pour s’arrêter ?
Enfin, fussent-ils cadres ou ingénieurs, a-t-on bien mesuré tout l’impact que ces dispositions vont avoir dans la vie personnelle de ces salariés soumis sans arrêt à des fins de contrats, et ne sachant jamais de quoi demain sera fait ?
Si l’on voit bien l’intérêt de l’employeur à embaucher sur contrat d’objectif, quel est l’intérêt du salarié ? Il est vrai que le fait de rester à la recherche d’un emploi pendant des mois, même à la sortie d’une école d’ingénieur, rend moins regardant sur la qualité du contrat que l’on finit par se voir proposer !
Passons maintenant à une autre disposition phare de ce projet, je veux parler de la rupture conventionnelle, que certains nomment « séparation à l’amiable ».
Dans un premier temps, il m’avait semblé que cette expression empruntée au registre des relations de couple était déplacée et inappropriée. Or, à bien y regarder, elle est au contraire éclairante.
Ainsi, dans un couple qui se sépare « d’un commun accord », nous savons bien qu’il y a toujours l’un des deux qui « est plus d’accord que l’autre » ! Dans le cas qui nous intéresse, l’employeur sera assurément celui qui sera « plus d’accord que l’autre », puisqu’il conservera, pour ainsi dire, « l’appartement, les meubles, et la voiture », le salarié, quant à lui, ne gardant que ses cliques, ses claques, plus une indemnité de chômage grâce à un amendement proposé par le groupe socialiste de l’Assemblée nationale rétablissant ce qui avait été négocié dans l’ANI, et oublié dans la loi !
Instituer la rupture conventionnelle en l’état, c’est témoigner d’une incompréhension fondamentale sur la nature de la relation de travail en ignorant, délibérément, la persistance du rapport de subordination entre le salarié et l’employeur.