Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, je voudrais pour commencer avoir une pensée pour toutes ces agricultrices et ces agriculteurs qui ont été victimes, en l’espace d’une nuit, d’un événement climatique qui a saccagé leurs espoirs de récolte pour l’année 2021. Je ne doute pas que le même sentiment parcourt l’ensemble des travées de cette assemblée. L’agriculture française n’étant déjà pas dans une situation très favorable, il faudra une solidarité très forte pour supporter cet aléa.
Le Sénat a joué son rôle de vigie en émettant, dès le dépôt du texte gouvernemental, les plus grandes réserves sur le projet de loi Égalim. Conscients de ses failles évidentes, nous craignions que, au mieux, il ne change rien, ce qui était inacceptable, et que, au pire, il aggrave la situation de certaines filières, ce qui l’était encore moins. Plus grave encore, nous savions que cette loi décevrait l’immense espérance que les États généraux avaient fait naître dans le monde agricole. Un rêve de lendemains qui chantent : les prix rémunérateurs garantiraient enfin la couverture du coût de revient de l’agriculteur. En effet, l’agriculteur ne peut pas rester le seul actif à se lever le matin pour perdre de l’argent. Cela relève du bon sens !
À un vrai problème, la loi proposait une fausse solution, celle d’une parenthèse enchantée où, comme par magie, en connaissant les coûts de production de l’agriculteur mis au centre de la négociation par une construction du prix en marche avant, les distributeurs rémunéreraient enfin à leur juste prix les transformateurs qui, par ruissellement en cascade, augmenteraient les recettes des exploitants – le tout sans mécanisme coercitif et sans définir de manière incontestable un indicateur des coûts de production. C’était beau comme un roman de gare : une histoire à laquelle on se plaisait à croire, avec l’illusion que cela pouvait marcher.
Près de trois ans plus tard, le réveil des paysans est douloureux. À la vague d’espérance a succédé une immense désillusion dans nos campagnes. Les paysans sont désespérés de voir, chaque jour, leurs charges de production s’accroître alors que leurs prix, eux, n’augmentent pas.
Ces failles, le Sénat a essayé de les corriger grâce à ses rapporteurs, Michel Raison et Anne-Catherine Loisier.
D’une part, nos rapporteurs ont essayé de limiter l’accroissement considérable des charges induites par le titre II de la loi. Une chose est sûre : en échange de très hypothétiques revenus supplémentaires, la loi a garanti une hausse certaine des charges, tout en traduisant une méconnaissance profonde de la réalité de nos campagnes. Le temps n’est pas au bilan de la réforme de la séparation de la vente d’intrants et du conseil sur ces derniers, mais il n’est pas à exclure qu’il y ait autant de ventes et moins de conseils. Et que dire de l’interdiction des remises, comme si les agriculteurs utilisaient plus d’intrants lorsqu’ils sont en promotion ? Ce volet laissera des traces.
D’autre part, nos rapporteurs avaient suggéré des mécanismes plus stricts pour assurer le ruissellement de l’aval vers l’amont, en proposant des indicateurs de coûts de production incontestables validés par l’Observatoire de la formation des prix et des marges. C’était une solution de bon sens, mais la CMP a échoué sur ce désaccord.
Refusant d’apposer sa signature sur un texte auquel il ne croyait pas, le Sénat avait décidé de rejeter le texte en nouvelle lecture. C’était un acte fort. Pour autant, le Sénat n’a pas refusé de s’y intéresser, bien au contraire ! Un groupe dédié au suivi de l’application de la loi s’est constitué au lendemain de son entrée en vigueur. Il en a évalué, dès 2019, les premiers effets. Je veux sincèrement remercier l’ensemble des sénatrices et des sénateurs membres de ce groupe de suivi.
Dès 2019, ses conclusions étaient claires : le compte n’y était pas ! Dans une logique constructive, il a proposé certaines mesures d’urgence pour sauver des filières en péril, notamment pour les produits saisonniers. Cela a abouti au dépôt d’une proposition de loi adoptée à l’unanimité du Sénat, qui fut d’abord refusée par le Gouvernement, avant que celui-ci ne s’y rallie finalement dans le cadre de la loi ASAP (loi d’accélération et de simplification de l’action publique).
Cet exemple démontre que le groupe transpartisan de suivi du Sénat n’a pas une idée fermée sur la loi Égalim, au contraire. Tout en restant pessimiste sur les effets du texte, il agit, à son niveau, pour essayer de l’améliorer.
C’est ce même groupe de travail, constructif mais exigeant, qui vous adresse aujourd’hui ses plus vives inquiétudes, monsieur le ministre. En effet, cette loi est en train de devenir l’un des plus grands échecs du quinquennat concernant le secteur agricole. Cet échec, prévisible, repose sur quatre vices consubstantiels à la loi.
Premièrement, la loi n’agit que sur une part minoritaire des recettes des paysans. Que fait-on des produits sous MDD (marques de distributeurs) ou destinés à l’export, pourtant des sources essentielles de revenus pour nos agriculteurs ?
Deuxièmement, tout occupée à débattre de cette loi peu utile, la France n’a pas obtenu une hausse du budget de la PAC (politique agricole commune), ce qui la pousse aujourd’hui à faire des choix terribles pour certaines filières en matière d’aides aux revenus, notamment pour la filière bovine.
Troisièmement, la loi ne résout pas le problème de fond, à savoir l’application d’un droit de la concurrence à deux vitesses, protégeant les regroupements de quelques grandes centrales d’achat, mais sanctionnant toute initiative des agriculteurs qui veulent s’organiser pour davantage peser dans les négociations. Que peuvent faire 400 000 exploitants individuels contre quatre géants ?
Enfin, quatrièmement, faute de mécanismes coercitifs en raison d’un droit européen restrictif, la loi fait une confiance aveugle à des acteurs qui ont imaginé des mécanismes de contournement avant même que la loi ne soit adoptée.
Dans ce contexte, la loi a échoué. N’y voyez pas, monsieur le ministre, une critique purement politique. Nous nous faisons l’écho de l’ensemble des acteurs, de l’amont à l’aval de la chaîne, que nous avons auditionnés ces derniers jours.
Le verdict est simple : un seul acteur semble satisfait de la loi, la grande distribution ! N’est-ce pas un problème quand l’objectif du texte était de rééquilibrer les relations commerciales au profit de l’amont ?
En parallèle, la déflation se poursuit pour les produits alimentaires. Les chiffres attendus pour 2021 pourraient être pires que l’année dernière. Comment redonner de la valeur quand on en détruit ?
Où est passée la manne financière donnée à la grande distribution par le relèvement du seuil de revente à perte (SRP), à savoir 1 milliard d’euros, dont 500 millions d’euros pour les marques nationales et 500 millions d’euros pour les MDD ?
Au total, le bilan de cette loi, c’est une petite cascade où l’eau n’a pas coulé. Aucun euro supplémentaire ne va dans les cours de ferme.
Des lois qui ne marchent pas, il en existe, hélas, de nombreuses. Le problème est que la loi Égalim pourrait aussi avoir accentué les difficultés. Je pense aux produits non alimentaires, contraints à accepter un report des promotions sur leur secteur. Je pense aussi à nos PME de l’agroalimentaire, dont la croissance des ventes a été brutalement stoppée au profit des produits des marques de distributeurs. Je pense enfin à ces industriels dont la hausse des coûts des matières premières agricoles n’est toujours pas prise en compte par les acheteurs.
On ne peut se résoudre à un tel bilan. Il est urgent d’agir ! C’est pourquoi, monsieur le ministre, vous avez confié à M. Serge Papin une mission qui devrait inspirer une évolution législative prochaine. C’est tout le sens du débat de ce jour. Si la loi Égalim ne marche pas, quel est son avenir ? Quelles sont les propositions du Gouvernement pour améliorer les choses et corriger les erreurs commises en 2018 ?
Pour éviter la déroute, il faut savoir remettre la loi Égalim sur de bons rails, quitte à la modifier en profondeur. Le Gouvernement y est-il prêt ? Je n’en suis pas sûr… Le monde agricole l’attend pourtant. Au Sénat, nous serons à la pointe de ce combat !