Intervention de Fabrice Gzil

Commission des affaires sociales — Réunion du 5 mai 2021 à 9h00
Gestion de la crise sanitaire — Accès des proches aux établissements pendant la crise sanitaire

Fabrice Gzil, Inserm / Université Paris Saclay, membre du Comité consultatif national d'éthique :

responsable du pôle réseaux et observatoire à l'espace de réflexion éthique d'Île-de-France, chercheur associé en éthique et épistémologie au CESP, Inserm / Université Paris Saclay, membre du Comité consultatif national d'éthique. - J'aborderai le sujet d'un point de vue éthique, en restituant la question de la visite des familles en fonction du sens, de la visée de ces pratiques et des valeurs qui les sous-tendent. Je m'appuierai notamment sur une enquête réalisée auprès de 1 800 professionnels d'Ehpad conduite dans le cadre d'une mission qui m'a été confiée par Brigitte Bourguignon, ministre déléguée à l'autonomie.

En préambule, je voudrais souligner la multiplicité des situations que recouvre l'expression de visites des familles, notamment en Ehpad. Ce n'est évidemment pas la même chose, selon qu'on parle de la venue occasionnelle des petits-enfants ou arrières petits-enfants, de la visite régulière d'un frère, d'une soeur ou d'un ami qui viennent faire la conversation ou donner des nouvelles, d'un fils, d'une fille ou d'une belle-fille qui viennent aider à la toilette, au repas ou à la marche, d'un conjoint, d'un compagnon, d'un époux qui souhaitent accompagner les derniers moments.

Je voudrais aussi insister sur le fait que la restriction des visites peut avoir un sens ou des implications très différentes selon qu'elle concerne, à un moment ou un autre, tous les Français ou seulement les résidents des Ehpad, qu'elle est brève ou durable, pour une durée limitée ou indéterminée, au début de la crise, quand on connaît mal les modalités de contamination, ou plus tard.

Dans tous les cas, tous les résidents ne reçoivent pas d'ordinaire des visites régulières journalières ou hebdomadaires de leurs proches, mais la raréfaction de ces visites est très mal vécue par de nombreux résidents. La psychiatre Cécile Hanon a dit que ces isolements sensoriels constituent une bombe à retardement sur le plan psychique : syndromes dépressifs, troubles du sommeil et de l'appétit, résurgence traumatique, accélération des déclins cognitifs.

Outre les restrictions des visites, ce sont les modalités des visites qui sont pesantes pour les résidents : fréquence et durée limitées, dans un lieu dédié, sans pouvoir se toucher, parfois derrière un plexiglas ou en présence d'un tiers.

Les familles, elles aussi, souffrent de cette situation. Je cite un répondant : « On exige de nous des choses qu'on ne demande ni aux professionnels ni aux bénévoles ni aux jeunes en service civique, pourtant plus que nous au contact de nos résidents. Ma mère est prise chaque matin dans les bras par une auxiliaire de vie qui la lève, la met debout, l'emmène dans la salle de bains, et je n'aurai pas le droit de lui prendre la main ? ».

Je voudrais ajouter que cette situation fait également souffrir les équipes. Quand on questionne les directeurs, les médecins, les coordonnateurs, les aides-soignants, les infirmières sur ce qui, pendant la crise sanitaire, a occasionné chez eux un malaise, un inconfort ou une souffrance éthique, la plupart des répondants citent, en tête de liste, le fait que certains résidents n'ont pas eu de contact physique ni d'embrassade de leurs proches pendant des mois. Je cite : « Devoir organiser les visites des familles comme des parloirs de prison est un véritable crève-coeur. Peut-on réduire les visites alors que le résident peut partir à tout moment ? Qui sommes-nous pour dire qu'on n'approchera pas sa mère à moins d'un mètre ? ». Ces situations sont évidemment amplifiées lorsqu'on se situe dans un contexte de fin de vie.

Je voudrais dire deux choses sur ce sujet. En premier lieu - c'est un point fondamental, même si cela semble annexe dans cette crise sanitaire -, je partage ce qu'a dit le président Delfraissy, car il existe un droit fondamental de tout individu à avoir une vie intime et affective. Le fait de vivre en établissement ou de connaître un contexte de crise sanitaire ne devrait pas constituer un obstacle à l'exercice de ce droit. Le CCNE l'a rappelé le 30 mars et le 20 mai : le respect de la dignité humaine inclut le droit au maintien du lien social, y compris en contexte de crise sanitaire.

Je pense donc qu'il faut poser en principe que l'isolement et la solitude sont des sources de souffrance de très haut niveau, que nous ne pouvons être durablement privés de la présence des personnes qui comptent pour nous et que se toucher entre personnes qui s'aiment est un besoin fondamental. J'ajoute qu'il existe un problème d'équité dont un répondant nous a parlé de la façon suivante : « Déjà retirés du monde par leur situation de vie, comme invisibles aux yeux d'une société qui se refuse à admettre la vieillesse et la vulnérabilité, les résidents se sont vus condamnés à plus de solitude encore ».

La visite des familles dans les établissements constitue aussi un point nodal qui s'ouvre sur la question plus générale de privation de liberté des résidents. La défenseure des droits a publié un rapport évoquant nombre de restrictions abusives de liberté. C'est dans ce contexte plus général qu'il faut resituer ce problème.

Par ailleurs, dans un contexte d'accompagnement de la fin de vie et de deuil, les situations de mort non entourée se sont succédé, ce qui a occasionné des sentiments de transgression morale très forts chez tout le monde. Ceci interroge fondamentalement sur un point qui nous semble essentiel, qui est le rôle et la place des familles en établissement. Les proches ont accompagné les résidents souvent pendant de nombreuses années avant leur entrée en Ehpad. Ce rôle change, évolue, mais on demeure un aidant lorsqu'une personne est en Ehpad, et il est absolument primordial de conserver celui-ci.

Par ailleurs, on a vu, dans certains endroits, les familles être accusées de porter la mort. La sorte de défiance qui s'est installée peut s'expliquer par tout un tas de raisons, et notamment par les angoisses très puissantes que fait ressortir une pandémie de cette nature, mais je pense que la restriction ou la suspension des visites des proches dans ces établissements devrait être considérée comme une restriction d'une liberté fondamentale.

L'enjeu n'est pas tant de préciser à quelles conditions on devrait la mettre en oeuvre, il est de la limiter au maximum. Le projet de loi que vous nous avez transmis le dit très bien : ces restrictions de visite devraient être nécessaires, subsidiaires, proportionnées, individualisées, limitées dans le temps, décidées de manière collégiale, idéalement en associant les personnes concernées et faire l'objet d'un contrôle, d'une réévaluation périodique.

Il s'agit surtout de promouvoir l'effectivité du droit à voir ses proches : accompagner dignement une personne, respecter son intégrité, c'est aussi prendre en compte ses liens, ce à quoi elle tient, ce par quoi elle tient. Aucun d'entre nous n'est une île. Nous sommes fondamentalement des êtres relationnels, interdépendants. C'est ce que nous avons découvert pendant la crise. C'est un de nos biens les plus précieux, sur lequel s'appuient vos recommandations.

En conclusion, il ne faut pas oublier les aspects pratiques dans la façon dont les recommandations sont édictées. Il y a parfois des services d'hygiène qui émettent des préconisations légitimes dans leur ordre, mais qui devraient être balancées par d'autres considérations. Il ne faut pas non plus oblitérer les questions de moyens : comment adapter les horaires de visite lorsque les effectifs sont insuffisants ? Un directeur nous a dit : « On nous dit de recruter du personnel pour accompagner les visites, mais paiera-t-on la facture quand on la présentera ? ».

Pour autant, je retiens de tout le travail que nous avons mené ce que nous a dit une famille : « Tout se passe comme si la famille n'était plus importante ». Cela m'a marqué parce que cela donne le sentiment d'une forme d'inversion des valeurs, de mise à bas de la hiérarchie des normes, de désordre moral qui s'ajoute au désordre au désordre sanitaire.

Je pense qu'il est vraiment important, en situation de crise, de réaffirmer ces valeurs, cette importance des liens. Il y aura toujours des contextes et des situations très précises où des restrictions seront nécessaires, mais comment gérer humainement et éthiquement ces situations ? On a besoin de collégialité, de discernement. Le soin est toujours global, il ne peut porter que sur le corps. Le psychisme et les liens sociaux sont fondamentaux pour ne pas abandonner ses principes et les valeurs d'humanité que nous devons aux personnes.

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