Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, nous sommes à un moment clé de l’évolution de notre civilisation.
La crise sanitaire de la covid, la plus grave crise que le monde ait connue en temps de paix depuis l’entre-deux-guerres, marque une rupture. Il y aura un avant et un après.
Mais le champ des possibles reste ouvert, cette crise pouvant engendrer le meilleur comme le pire.
Le monde de demain dépendra des priorités que se fixera la société, et nous pensons justement que l’ordre des priorités que nous avons établies jusqu’à maintenant doit changer.
Les États-Unis, qui reviennent en force dans la gouvernance mondiale, nous montrent la voie. Ils ont décidé d’augmenter massivement les dépenses publiques en injectant pas moins de 5 000 milliards de dollars dans l’économie, avec un plan de relance à la fois social, pour réduire fortement les inégalités, et écologique, avec 56 % des dépenses publiques qui seront destinées à lutter contre le changement climatique.
Quant au financement de ce plan, il repose sur l’augmentation de l’impôt sur les sociétés multinationales et la taxation des plus riches, remettant en cause la théorie du ruissellement et des premiers de cordée.
Le monde d’après américain sera sans doute plus égalitaire – les revenus des plus pauvres vont augmenter – et enclenchera une véritable transition écologique pour l’amélioration du bien-être de tous, en particulier des plus démunis.
Par ailleurs, en répondant à l’appel de plus de 155 personnalités du monde entier, dont des prix Nobel de la paix ou de médecine et d’anciens chefs d’État ou de gouvernement, pour faire du vaccin contre la covid un « bien commun mondial », le président des États-Unis, Joe Biden, vient de donner son accord à la levée de la propriété intellectuelle sur les vaccins destinés à lutter contre la pandémie de covid-19. Pour ne pas être à la traîne, l’Union européenne veut lui emboîter le pas.
Là aussi, reconnaître les vaccins contre la pandémie de covid comme un bien commun constitue une avancée considérable.
Il est effectivement des biens qui, par leurs caractéristiques, doivent être soustraits des pures logiques du marché, des règles relatives aux droits de propriété et de la liberté d’entreprendre.
Ces biens se nomment des « biens communs », comme les vaccins, l’eau, le climat, les biens informationnels ou de la connaissance.
Afin de construire, pour nos enfants et petits-enfants, un monde d’après socialement plus juste et écologiquement viable, nous devons protéger ces biens communs.
C’était le sens de la proposition de loi constitutionnelle que le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain avait déposée en mai 2020, et qui a été examinée par notre assemblée en décembre dernier.
Cette proposition de loi constitutionnelle avait les mêmes intentions que le texte que nous examinons aujourd’hui, mais avec cependant une bien plus grande ambition, à la hauteur des enjeux écologiques, sanitaires et climatiques que réclame notre siècle : celle d’inscrire, à l’article 1er de la Constitution, le principe selon lequel la France s’engage également, comme d’autres pays l’ont fait, à garantir la préservation des biens communs mondiaux.
Nos sociétés dites « modernes » et leur modèle de développement basé sur le productivisme et le consumérisme à outrance sont à l’origine des catastrophes climatiques et industrielles dont nous mesurons les conséquences désastreuses sur le plan humain, social et environnemental. Quelles réponses avons-nous véritablement apportées jusqu’à présent ?
Alors que nous avons besoin de mesures fortes pour réorienter notre économie, chaque jour, nous constatons le recul de l’État face à la toute-puissance des firmes globalisées qui cherchent à imposer leurs normes.
La pandémie que nous connaissons est l’exemple parfait pour illustrer les dérives de notre modèle de développement.
La covid-19, qui a déjà tué plus de 3 millions de personnes à travers le monde, a conduit en quelques semaines à une quasi-paralysie de pans entiers de l’activité économique, avec des conséquences socio-économiques d’une extrême gravité. Notre modèle économique est en crise. Comme l’écrit l’économiste Éloi Laurent, nous souffrons « d’une stratégie économique qui a trop longtemps donné la priorité à la croissance, et a de ce fait détruit et la santé, et l’environnement ».
Ce modèle de croissance infinie fut certes une réponse à la Grande Dépression des années 1930, ainsi qu’au défi de reconstruction de l’Europe après la Seconde Guerre mondiale. Mais on en mesure aujourd’hui les excès, qui vont jusqu’à provoquer une crise écologique et sociale profonde mettant en danger nos institutions mêmes et notre propre civilisation.
L’humanité ne survivra pas si nous continuons à détruire l’environnement et le monde vivant comme nous le faisons.
Cette crise sanitaire mondiale plaide donc en faveur d’une gouvernance mondiale rénovée, fondée sur la reconnaissance de notre appartenance à une communauté de destin.
Comme le souligne Mireille Delmas-Marty, professeure honoraire au Collège de France : « Il est urgent que d’autres pays ou unions comme l’Europe s’intéressent aussi à ce destin commun de l’humanité afin d’éviter l’émergence ou la résurgence d’un Empire monde, d’où qu’il vienne. Il est grand temps que l’Europe se lève et se relève de toutes ses tentations souverainistes pour prendre en charge une partie du destin commun de l’humanité. »
L’enjeu du projet de loi constitutionnelle que nous examinons aujourd’hui est bien celui-là.
Comment mieux protéger notre environnement ? Comment mieux préserver la diversité de nos écosystèmes, de nos espèces et du monde vivant ?
En un mot, comment répondre à l’urgence climatique et protéger ainsi les populations qui sont les premières victimes des changements climatiques ?
Comment prendre soin de la forêt amazonienne, qui constitue un maillon essentiel dans la lutte contre le changement climatique, sans pour autant priver les populations autochtones de la jouissance de ce type de bien ?
La solution est sans doute de considérer que la forêt amazonienne fait partie des « biens communs mondiaux » en ce qu’elle constitue un bien non appropriable, contribuant au bien-être de tous et préservant la biodiversité qu’elle inclut.
Mes chers collègues, nous vivons un moment décisif pour l’humanité. Il est de notre devoir à tous de le mesurer et d’agir pour changer de paradigmes afin de répondre à l’urgence climatique, sociale et démocratique.
La notion de « bien commun » permet précisément d’opérer ce changement, à la fois sur les plans international, en inscrivant dans notre Constitution la nécessité de préserver les biens communs mondiaux, et national, cette notion ayant des déclinaisons très concrètes dans les territoires.
D’ailleurs, dans son discours aux Français du 13 mars 2020, le Président de la République ne disait pas autre chose : « Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché. Déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner, notre cadre de vie au fond à d’autres est une folie. » Ces biens et services dont il est question sont, précisément, des « biens communs ».
Vous l’aurez compris, mes chers collègues, le groupe socialiste veut apporter une véritable réponse à ces défis majeurs en renversant la hiérarchie des valeurs et en responsabilisant les acteurs, pour faire en sorte que les droits fondamentaux soient considérés comme des « biens communs » de l’humanité.
Ces biens communs ne peuvent être la propriété de personne, dès lors que nous en avons tous besoin pour vivre. Nous devons, à ce titre, les protéger et favoriser leur accès pour tous.
C’est le sens des deux amendements que nous avons déposés et qui déclinent notre proposition de loi constitutionnelle déposée en mai dernier, en donnant une autre dimension à votre texte, qui, sans cela, nous le pensons, ne permettra pas d’enclencher une dynamique propre à faire en sorte que le monde d’après ne soit pas le même que celui d’avant « en un peu pire », comme dirait Houellebecq, mais un monde écologiquement soutenable, socialement inclusif et démocratiquement participatif.
Puissions-nous voir ce projet de loi constitutionnelle comme une opportunité pour nous attaquer aux causes profondes du dérèglement climatique, pour ne pas repartir comme si de rien n’était. L’homme n’est plus au centre de la Terre ; il fait partie de la nature, dont il est une composante. Ne l’oublions jamais.
Mes chers collègues, le groupe socialiste conditionnera son vote sur ce texte au sort réservé à son amendement de principe.