Intervention de Joël Guerriau

Réunion du 23 juin 2021 à 15h00
Programmation militaire — Débat et vote sur une déclaration du gouvernement

Photo de Joël GuerriauJoël Guerriau :

« Les Nations ne peuvent pas avoir de tranquillité sans une armée ; pas d’armée, sans une solde ; pas de solde sans des impôts. » Tacite rappelait ainsi que la sécurité a un coût, auquel il est dangereux d’échapper.

Après le démantèlement de l’Union soviétique, certains ont cru à un désarmement progressif, pensant qu’il suffirait d’engranger les dividendes de la paix en se plaçant sous le parapluie militaire américain. En France, nos armées ont trop souvent été la variable d’ajustement des politiques publiques. C’est ainsi que le budget de la défense est passé de 2, 30 % du PIB en 2007 à 1, 79 % en 2016. Or nos armées ont été constamment actives, tant sur la scène internationale qu’à l’intérieur de notre territoire.

Nous voulons leur rendre hommage. Nos soldats, qui sacrifient jusqu’à leur vie pour la défense de la France, dont certains ont été récemment blessés au Mali, doivent avoir des moyens adaptés à leur mission. À cet égard, la loi de programmation militaire votée en 2018 marque un tournant que nous saluons ; à compter de cette date, la France s’est engagée à inverser la tendance et à renforcer ses capacités de défense.

Cette remise à niveau s’appuie notamment sur une analyse exprimée dans la Revue stratégique, selon laquelle le monde dans lequel nous vivons devient plus instable et plus dangereux. La révision de cette analyse, au début de l’année, a été l’occasion de constater que les tendances envisagées en 2017 se confirment et qu’elles sont même en train de se réaliser plus vite que prévu.

La France reste une cible privilégiée des djihadistes, en raison de ses valeurs et de son action en faveur de la liberté. Le retour des talibans en Afghanistan, accompagné par le retrait des troupes américaines, laisse craindre l’émergence d’un sanctuaire djihadiste. Au Sahel, territoire cinq fois plus étendu que l’Afghanistan, les islamistes gagnent du terrain.

Notre armée doit également faire face à la menace grandissante exercée par des États qui emploient des stratégies hybrides à notre encontre. Ces derniers ont engagé un travail de sape de l’ordre mondial. Ils procèdent à des coups de force dès qu’ils le peuvent ; nous l’avons vu en Géorgie, en Ukraine, au Haut-Karabagh, en Méditerranée orientale, en Libye, au Venezuela ou encore en Syrie. Le plus souvent accomplies en zones grises, leurs actions franchissent parfois des lignes rouges : ce fut le cas avec l’emploi d’armes chimiques en Syrie, mais aussi lors d’assassinats au Royaume-Uni ou en Malaisie.

La communauté internationale ainsi que les Occidentaux n’ont pas toujours su apporter les réponses adéquates à ces agressions. Et pour cause, les stratégies hybrides ont précisément pour objet d’être difficiles à attribuer et de se situer sous le seuil de déclenchement de riposte des pays ciblés. Ces États cherchent à affaiblir nos démocraties au moyen de stratégies indirectes ; ils manipulent l’information et tentent d’influencer nos élections. Nous devons nous donner les moyens de relever ce défi dans le cadre de l’actualisation de cette LPM.

Ces agressions interviennent alors que les États-Unis ne consacrent plus autant d’attention à l’Europe. En effet, cela fait maintenant près de dix ans que le pivot américain vers l’Asie a été amorcé. Après une période de « mort cérébrale », le dernier sommet de l’OTAN a laissé espérer le retour des Américains auprès de leurs alliés. Il a surtout permis de confirmer que Pékin est la priorité numéro un de Washington.

Dans cette perspective, il est indispensable que les Européens deviennent plus résilients. L’Union européenne est cependant encore loin de pouvoir assurer la défense de ses peuples. La France doit donc absolument adapter son modèle et se préparer à un conflit de haute intensité.

En 2018, au-delà des clivages politiques, une très large majorité de sénateurs a soutenu l’adoption de la LPM. Nous sommes tous convaincus de la nécessité de donner à nos soldats les moyens d’accomplir les missions qui leur sont confiées. Depuis 2019, et jusqu’en 2025, la France doit consacrer 295 milliards d’euros à sa défense ; les efforts doivent aller croissant.

Nous sommes déçus par le fait que l’actualisation de 2021 ne se fasse pas par l’intermédiaire d’une loi. D’abord, parce que nous avons toujours eu à cœur de contribuer au mieux à la définition des efforts consentis par la Nation au profit de nos soldats, qui savent pouvoir compter sur notre entier soutien. Ensuite, parce que le parallélisme des formes imposerait que le Parlement actualise les lois de programmation qu’il a lui-même votées.

Monsieur le Premier ministre, vous vous êtes félicité de la vente de Rafale à la Grèce, à l’Égypte et à la Croatie. Or le remplacement à neuf de ces avions représente un surcoût et un délai de livraison pour notre armée de l’air. L’incendie du sous-marin nucléaire d’attaque Perle implique quant à lui un lourd prélèvement budgétaire. Le coût des OPEX, qui devait être pris en considération dans un cadre interministériel, et d’autres aspects cités par le président Christian Cambon conduisent à des dérapages budgétaires évidents nécessitant des arbitrages, qui méritent donc que le Parlement puisse jouer pleinement son rôle.

La sécurité de nos soldats est prioritaire. Il ne faudrait pas que les petits équipements, notamment la rénovation des véhicules blindés légers, puissent être une variable d’ajustement.

L’année 2020 a été une année de bouleversements dont nous subissons encore aujourd’hui les effets. La pandémie a contracté le PIB de manière significative, entraînant mécaniquement l’atteinte de l’objectif de 2 % consacré à la défense. Aucun parlementaire n’ignore que des choix délicats doivent être faits. L’existence de surcoûts et l’émergence de nouvelles priorités opérationnelles rendent les évolutions incontournables dans un contexte incertain.

Vous l’avez rappelé, cette crise intervient à la fin du quinquennat. Le prochain Président de la République devra prendre des décisions dans un contexte que nous ne connaissons pas encore. Il devra notamment assurer la relance de l’économie, sans quoi rien n’est possible. Le chemin de crête est extrêmement étroit, car la relance ne doit pas oblitérer les autres priorités de notre pays, surtout en matière de défense.

Or une grande partie des efforts de la LPM portent sur les dernières années de la programmation : 48 % du budget prévu par la loi de programmation militaire concerne le prochain quinquennat. Des arbitrages devront donc être décidés. Comme il s’agit d’arbitrages éminemment politiques, nous aurions souhaité que l’exécutif décide non pas seul, mais de concert avec la représentation nationale, comme ce fut le cas en 2015 pour la précédente LPM. À l’heure où le monde se réarme, tout retard peut mettre en danger la France et faire courir le risque de son déclassement.

Vous avez indiqué, monsieur le Premier ministre, plusieurs domaines prioritaires que nous approuvons : le renseignement, le cyberespace et le domaine spatial. Vous nous avez également invités à faire des propositions. À ce titre, je souhaiterais insister sur un sujet de première importance, alors que nous cumulons des retards.

À l’échelle planétaire, la France est tenue d’exercer sa souveraineté sur 11 millions de kilomètres carrés d’océan. Les moyens que nous y consacrons sont-ils à la hauteur de ce défi ? Sommes-nous réellement en mesure de contrôler et de protéger nos intérêts ?

Les Chinois et les Russes déploient des moyens considérables en mer. Or vous avez décidé de reporter d’un an le programme CHOF de renouvellement de la flotte hydrographique et océanographique. N’est-ce pas là un paradoxe ? Nous devrions au contraire accélérer la mise en œuvre de ce programme. Je pense sincèrement que vous devriez revenir sur cette orientation. Il s’agit d’un enjeu majeur pour notre nation. Nous sommes en train d’accumuler un retard préoccupant au sujet des fonds marins. Le budget que nous consacrons à ce sujet est beaucoup trop faible eu égard à l’importance des enjeux.

Vous ajoutez à la LPM une enveloppe de 40 millions d’euros, qui permettra de développer le prototype d’un robot sous-marin. Ainsi, nous commencerions à nous doter d’une capacité d’investigation à grande profondeur à la fin de l’année 2022. Dans le cadre d’une actualisation de plusieurs milliards d’euros, et alors que d’autres nations en sont déjà à des déploiements opérationnels, ce montant est insuffisant. Plusieurs grandes puissances consacrent des moyens significatifs afin de prendre le contrôle des câbles sous-marins. En maîtrisant nos communications, nous protégeons nos intérêts économiques. Dans ce domaine, ne répétons pas les erreurs du passé ; je pense en particulier aux drones.

Je souhaite appeler votre attention sur un autre sujet : la surveillance aérienne dans la zone Indo-Pacifique. Alors que la marine attendait douze Falcon 2000, elle ne recevra finalement que six de ces appareils lors de l’exécution de la présente LPM – la livraison des six autres appareils est reportée à la prochaine loi de programmation. Dans cette vaste région du monde où les capacités militaires d’autres nations ne cessent de croître, un arbitrage à la baisse risque de nous être lourdement préjudiciable.

En résumé, nous souhaitons que le ministère des armées soit conforté. Comme je le disais en introduction, notre sécurité a un prix ; la Nation, dans son entier, doit l’assumer. Tous les sénateurs de mon groupe soutiennent notre armée et les objectifs de la LPM. Néanmoins, certains s’abstiendront en raison de l’absence d’actualisation par une loi.

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