Intervention de Esther Benbassa

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 16 juin 2021 à 9h00
Projet de loi relatif à la prévention d'actes de terrorisme et au renseignement — Examen du rapport et du texte de la commission

Photo de Esther BenbassaEsther Benbassa :

J'interviendrai à propos de l'article 19 : historienne a été mon premier métier ! Ce texte marque un recul par rapport à la loi de 2008. Actuellement, les archives publiques dont la communication porte atteinte au secret de la défense nationale, aux intérêts fondamentaux de l'État dans la conduite de la politique extérieure, à la sûreté de l'État ou encore à la sécurité publique, peuvent être librement communiquées après l'expiration d'un délai de 50 ans. Ce projet de loi établit un délai indéterminé et glissant dans le temps. Le plus grave est que l'administration émettrice du document sera la seule à décider si la diffusion est possible. En votant la loi telle quelle, le législateur se dessaisirait de son pouvoir au profit de l'administration, et des archives actuellement accessibles pourraient retourner dans les cartons, si l'interprétation de l'administration, ou de sa tutelle politique, change.

Certains ouvrages de recherche, par exemple sur la guerre d'Algérie, avec ce nouvel article de loi, ne pourraient pas être écrits aujourd'hui. Je pense au premier livre qu'a écrit Benjamin Stora, qui a d'ailleurs rédigé récemment le rapport sur le Mouvement national algérien pour l'indépendance. Il s'était appuyé, comme beaucoup d'historiens politiques, sur des fiches de policiers des Renseignements généraux. Il va devenir très compliqué pour certains historiens de faire leur métier : comment faire l'histoire d'un parti politique sans avoir accès aux fiches des Renseignements généraux, rédigées par des policiers qui se sont rendus à des rassemblements politiques ?

Les rédacteurs de la loi invoquent la valeur opérationnelle des archives du monde du renseignement. Cette formulation, à mon avis, reste vague. De fait, le monde du renseignement en France continue à utiliser certaines techniques qui ont été développées il y a longtemps... De nombreux champs de l'histoire contemporaine du pays ne pourront plus être étudiés - et il ne s'agit pas seulement des questions sensibles tournant autour de la mémoire coloniale ou de la guerre d'Algérie. J'avais travaillé, pour ma part, sur la Commune de Paris de 1871. Sans les archives de la police, je n'aurais pas pu faire mon travail.

Cet article sur les archives entre en contradiction avec le discours présidentiel, notamment sur les questions mémorielles. Emmanuel Macron estimait pourtant que, de l'Algérie au Rwanda, la France devait regarder son histoire en face. Si cet article est voté, nous regarderons notre histoire de loin !

Il n'y a pas d'historien qui fasse des recherches pour mettre en danger la sécurité nationale ou les intérêts de la Nation. Ce serait plutôt l'affaire des chroniqueurs - et les historiens ne sont pas des chroniqueurs, ce sont des gens sérieux ! Nous avons donc déposé plusieurs amendements sur cet article.

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