Cet aréopage n’a probablement pas pris le temps, non plus, de mettre son expertise juridique au niveau de l’expertise écologique dont il se prévaut. À cet égard, il n’a qu’une lointaine parenté avec l’Antiquité grecque, puisque, à Athènes, les 150 archontes de la colline d’Arès n’avaient pas été choisis au hasard, mais étaient tous issus des plus hautes magistratures. Cette différence explique sans doute un résultat aussi désolant pour la Constitution que pour l’écologie.
Nulle institution de la République, hormis le Sénat, n’a pourtant osé remanier ce projet de loi constitutionnelle, pour lui faire prendre sens et lui apporter la sécurité juridique qui est nécessaire. Il faut remercier le président de la commission des lois, M. Buffet, de s’y être attelé avec l’efficacité et la sagacité que nous lui connaissons.
Peut-on imaginer une révision constitutionnelle scellant l’accord du Président de la République, du Gouvernement, de l’Assemblée nationale, du Sénat et, en définitive, du peuple français appelé à s’exprimer par référendum sur un texte dont le contenu réel reposerait sur une contradiction, sans doute délibérée, entre deux normes constitutionnelles opposées ?
Dites-nous ce que vous voulez vraiment, monsieur le garde des sceaux ! Vous restez au milieu du gué.
Si vous voulez rejeter dans les oubliettes de l’histoire la notion de développement durable, parce qu’elle est à vos yeux dépassée, assumez-le franchement et ne tergiversez plus ! Tranchez la question et ne laissez pas subsister un article 6 de la Charte de l’environnement orthogonal au texte que vous voulez faire adopter.
Dites clairement ce que vous n’avez écrit qu’obscurément, à savoir que la garantie de préservation de l’environnement est plus importante, à vos yeux, que le développement économique et le progrès social, et que vous voulez donc faire prévaloir celle-ci sur ceux-là.
Vous avez le droit d’avoir cette conviction. Nous ne la partageons pas. Cependant, pour la clarté du débat, il est essentiel de dire aux Français qu’il y a d’un côté ceux qui veulent inscrire la politique écologique dans le cadre du développement durable – nous en sommes ! – et ceux – vous en êtes ! – qui veulent l’en faire sortir.
Vous avez raison de rappeler que le Conseil constitutionnel a l’habitude de concilier des principes constitutionnels dont les implications sont susceptibles d’être opposées. C’est même le cœur de sa fonction, dans l’application de nos principes fondamentaux.
Cependant, parmi nos droits fondamentaux, il n’existe pas de droits contradictoires, mais seulement des droits de nature différente, chacun avec leur limite fixée par la loi. Ils sont non pas antagonistes, mais relatifs, ce qui n’est tout de même pas la même chose et permet de trouver des compromis.
Le plus bel exemple est celui de la liberté. Dans son article IV, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 proclame que « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ». Cela implique de concilier les droits des uns avec la liberté des autres, aucun droit n’étant absolu. L’article IV enfonce d’ailleurs le clou, pour ainsi dire : « L’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits ».
Partout, la même logique est à l’œuvre. Des droits sont reconnus, puis leurs limites sont énoncées, et sans cesse prévaut le souci de concilier droits individuels et intérêt général. Il en va de même à l’article 6 de la Charte de l’environnement, qui appelle une conciliation entre l’écologique, l’économique et le social.
Certes, dans ce cas, le Conseil constitutionnel sait ce qu’il a à faire, directement guidé par l’énoncé même de nos principes fondamentaux : il ne s’érige pas en constituant délégué.
Cependant, si on lui demande d’un côté de concilier l’écologique, l’économique et le social, puis, de l’autre, de garantir seulement l’écologique, sans aucune mention de l’économique et du social, il sera confronté à une authentique contradiction qu’il sera bien obligé de résoudre pour donner une portée utile au nouveau texte, comme vous le souhaitez et comme il devra le faire, en rejetant le développement durable dans un passé lointain.
Le Conseil constitutionnel ne peut pas, en effet, refuser de donner son plein effet utile à un texte adopté par le pouvoir constituant.
Le choix sera binaire. Il n’y a pas de moyen terme entre le droit à la protection de l’environnement posé par la Charte, qui trouve sa limite dans les exigences du développement économique et du progrès social, et la garantie de la protection de l’environnement proposée par la Convention citoyenne, qui serait absolue, puisqu’aucune limite n’est énoncée pour en tempérer la portée. Telle est d’ailleurs sa seule raison d’être, malgré tous les efforts réalisés pour le dissimuler.
En adoptant cette révision constitutionnelle dans les termes votés par l’Assemblée nationale, le Parlement et le peuple français se lieraient les mains.
Ils signeraient un chèque en blanc au Conseil constitutionnel et aux groupes de pression susceptibles de le saisir. Ils contraindraient gravement les gouvernements et les législateurs de demain dans l’exercice même de la souveraineté nationale. En effet, constitutionnellement, aucune loi ne pourrait plus venir atténuer ou corriger la rigueur et la portée de mesures législatives déjà prises pour renforcer la protection de l’environnement.
Le Président de la République, qui a engagé ce processus de révision constitutionnelle, devrait pourtant se souvenir que, lorsqu’il lui a fallu renoncer dans la précipitation à l’écotaxe, d’ailleurs votée contre la position du Sénat, il n’était finalement peut-être pas si inutile que le législateur ait eu alors la faculté constitutionnelle d’atténuer les contraintes excessives posées au nom de l’écologie, pour mettre fin au mouvement des « gilets jaunes ». Celui-ci a pu ainsi désamorcer la crise, en ajoutant la préoccupation économique et sociale à la préoccupation environnementale qui seule avait été prise en compte, à l’origine.
Telle est la manière dont la Charte prévoit que le législateur pourra procéder. Or cette faculté, nous ne l’aurions plus demain, si les pouvoirs du Parlement devaient être drastiquement limités par un texte comme celui qui nous est présenté.
C’est donc aussi en protecteur de nos institutions, de la fonction présidentielle et de la mission du Parlement que le Sénat doit rejeter la rédaction proposée par la Convention citoyenne pour le climat et souscrire à la proposition de notre commission des lois de réécrire le texte. Nous ne devons pas aliéner notre capacité souveraine de légiférer. Le Parlement ne doit pas se soumettre par avance aux aléas d’une jurisprudence constitutionnelle qui n’aurait pas été encadrée par l’expression claire de la volonté du constituant. Ce renoncement serait pour lui une véritable abdication.
C’est au Gouvernement, ainsi qu’au Parlement, quand la loi est nécessaire, de déterminer librement la politique écologique de la Nation. Il leur appartient aussi d’en changer, si l’intérêt national et la volonté du peuple le commandent, sans que pèse sur eux l’épée de Damoclès d’un interdit invisible.
La Constitution ne saurait prendre des gages sur les politiques de demain, qu’il s’agisse de l’environnement ou des autres domaines de l’action publique. La République doit pouvoir continuer à préférer la voie étroite, mais féconde, du développement durable à l’écologie de la décroissance que ce projet vise à inscrire dans le marbre de notre loi fondamentale.