Intervention de François-Noël Buffet

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 12 juillet 2021 à 14h00

Photo de François-Noël BuffetFrançois-Noël Buffet, président :

Merci pour vos informations.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Nous poursuivons nos auditions avec Jean-Benoît Albertini, secrétaire général du ministère de l'intérieur.

Je vous rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage lors de cette audition, dans le cadre de notre mission d'information dotée de pouvoirs d'enquête, est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Benoît Albertini prête serment.

Nous souhaitons comprendre ce qui s'est passé lors des dernières élections départementales et régionales pour la distribution de la propagande électorale, dont les difficultés n'ont échappé à personne. Je commencerai par deux questions générales : vous est-il possible de faire un bilan complet des dysfonctionnements dans l'acheminement de la propagande électorale avant le premier et avant le second tour ? quelle mesure ces dysfonctionnements diffèrent-ils par leur nature et leur ampleur de ceux qui ont été constatés avant 2017 - nous savons qu'il y avait des difficultés, mais pas dans la même proportion ? Nous parlerons ensuite de la chaîne de décisions, du choix des opérateurs et de l'organisation, des opérations de la mise sous plis et de la distribution des plis. M. Jean-Benoît Albertini, secrétaire général du ministère de l'intérieur. - Merci de nous permettre de nous exprimer sur ces dysfonctionnements. Un bilan complet serait prématuré, la phase de restitution des opérateurs n'est pas achevée ; elle est définie contractuellement : les opérateurs ont trois semaines pour restituer les données sur ce qui était attendu, puis l'administration dispose d'un délai d'un mois pour répondre dans un cadre contradictoire - il y a visiblement matière à réponse, en particulier à Adrexo. Ce processus n'est pas fini, mais nous avons des éléments sur les volumes de plis non distribués. Ils reposent sur les déclarations des opérateurs, mais nous avons interrogé les préfectures et nous allons le faire une seconde fois pour évaluer ce que nous disent les opérateurs. C'était l'un des enjeux du nouveau marché passé, qui explique la pondération spécifique que nous avons donnée au critère de production des données : nous avions voulu que l'information remonte quotidiennement, c'était une première, car, sur les marchés précédents, La Poste disposait de plusieurs semaines pour produire le récapitulatif des volumes distribués ; ce délai était apparu comme un défaut, nous l'avons corrigé dans la définition du nouveau marché. Je relève que La Poste a eu plus de mal à s'adapter à cette demande, nous renvoyant à 2022 pour un dispositif complet de restitution au quotidien, alors qu'Adrexo - c'est ce qui explique sa note plus élevée - nous a d'emblée fait une proposition idoine, liée à son suivi de distribution via les codes-barres des liasses de plis et les lignes de chiffres sur les enveloppes.

Nous disposons des données estimées, elles font apparaître des difficultés sur les deux tours ; même si Adrexo a subi, selon ses dires - je ne les remets pas en cause - une cyberattaque, cela n'a pas obéré sa capacité à faire le reporting dès avant le premier tour. On constate les premiers incidents dès le début de la distribution par Adrexo, en particulier des distributions erratiques de paquets de plis laissés en tas dans des halls d'immeubles. Un incident plus grave nous a été signalé le 25 mai par la préfecture du Territoire de Belfort, la gendarmerie venant de retrouver dans une commune du Doubs 336 plis abandonnés, dont 50 incendiés ; le bureau des élections du ministère de l'intérieur a aussitôt demandé à Adrexo de prendre des sanctions contre le personnel mis en cause, elles sont actuellement suivies et comprennent des mises à pied et des suites judiciaires ; nous avons également demandé à Adrexo de mettre immédiatement en oeuvre des mesures correctives, ce que l'entreprise a fait puisque 265 plis ont été redistribués, le reste étant malheureusement inexploitable.

Ce même 25 mai, nous avons demandé à Adrexo de ne plus déposer au-dessus des boîtes à lettres les plis qui avaient la bonne adresse, mais un nom qui ne correspondait pas à l'une des boîtes à lettres ; cette mesure avait été prévue dans le marché pour laisser une chance aux personnes qui n'avaient pas inscrit leur nom sur les boîtes à lettres, de disposer quand même de la propagande électorale. Or, cette consigne n'a pas été comprise, ou en tout cas pas correctement comprise et appliquée, ce qui nous a conduits à y renoncer. D'autres défaillances, y compris sur la législative partielle d'Indre-et-Loire, nous ont conduits à convoquer Adrexo le 3 juin pour une réunion, puis j'ai adressé le 10 juin un courrier à ses dirigeants, faisant référence à ces incidents et leur demandant d'être pleinement impliqués dans les mesures de remédiation.

Nous prenons acte du niveau d'exécution tel que déclaré par les opérateurs. Nous le comparons aux années antérieures, où La Poste était seul opérateur. Pour le premier tour, le taux de restitution déclaré par Adrexo s'établit à 5 % pour les départementales, soit environ 1 million de plis non distribués, et 7 % pour les régionales, soit 1,6 million de plis ; il est respectivement de 8 % et 9 % pour La Poste. Ces taux sont proches de ceux des scrutins précédents, avec 8 à 9 % pour les élections municipales de 2020, 8 % pour les européennes de 2019, 6 % pour les présidentielles et législatives de 2017. Et pour les dernières élections départementales et régionales de 2015, le taux avait atteint 7 et 6 %.

Ces évaluations vont être confrontées aux observations des préfectures. Nous avons des doutes sur certaines données d'Adrexo, des préfectures nous disent que les états déclaratifs ne correspondent pas au ressenti de terrain ni à des observations ponctuelles qu'elles ont effectuées.

Pour le deuxième tour, nous relevons des dysfonctionnements liés à des défaillances de Koba Global Services et d'Adrexo, qui se sont cumulées sur le terrain. Les incidents constatés au premier tour nous avaient fait resserrer les communications entre les préfectures et Adrexo. Nous avons constaté alors que la liste des correspondants locaux qu'Adrexo nous avait communiquée conformément à ses obligations contractuelles n'était guère à jour, de nombreux correspondants étant injoignables ou inopérants. Nous avons vivement réagi auprès de la direction d'Adrexo, qui nous a communiqué alors une nouvelle liste où nous avons eu la surprise de constater que plusieurs des correspondants locaux avaient été renouvelés. La réaction de l'échelon local d'Adrexo n'a pas été à la hauteur de l'enjeu, alors que la direction de l'entreprise avait pris conscience du besoin de réagir, en particulier après le rendez-vous que le ministre lui avait fixé au lundi, donc le lendemain du premier tour, pour dire à ces dirigeants que la relation opérationnelle de terrain était insuffisante.

Le dispositif que nous avions mis en place pour signaler et traiter l'information nous a permis d'établir un lien plus rapide et précis avec les élus. Dès le 19 juin, donc la veille du premier tour, j'avais envoyé une instruction - évidemment en étroite relation avec le cabinet du ministre - à chacun des préfets pour mettre en place un dispositif qui reposait sur quatre points : une supervision effective et systématique que la mise sous pli se faisait dans des conditions correctes, nous avons pour cela demandé que soit détaché un agent de la préfecture sur les lieux de la mise sous pli ; l'ouverture d'une cellule opérationnelle de suivi de la distribution de la propagande, associant les élus et le prestataire afin de garantir que tout incident nous remonte bien et que la réponse soit traitée avec la diligence appropriée ; la mise en place, pour les élus et les candidats, d'une boîte fonctionnelle dédiée et d'un numéro de téléphone qui leur permettait, quand ils ne souhaitaient pas appeler directement le préfet ou le sous-préfet, de pouvoir obtenir une réponse et une prise en charge ; enfin, l'information systématique du bureau des élections au ministère, pour recenser tous les événements et les agréger.

Le 24 juin, plusieurs difficultés nous étaient signalées, cette fois pour la mise sous pli, sur la qualité du papier, le séchage insuffisant des documents remis par l'imprimeur avant la mise sous pli. J'adresse alors, le jour même, un courrier à Koba Global Services lui demandant de renforcer ses moyens - nous connaissions bien cet opérateur, qui avait du reste signalé auparavant, si j'en crois les propos que son représentant a tenus devant votre assemblée, les tensions qui pourraient naître du court délai entre les deux tours, et il a manifestement été débordé par l'enchaînement des événements. J'ai appelé par exemple le préfet de l'Isère, parce qu'on signalait des difficultés pour la mise sous pli dans ce département, mais aussi que Koba Global Services avait cessé matériellement de mettre sous pli, alors que l'opération n'était pas terminée ; j'ai appelé le préfet pour vérifier les informations, mais aussi m'assurer que la préfecture mette bien en place un dispositif de remplacement ; j'ai ensuite appelé le directeur général de Koba Global Services, qui m'a assuré que le travail se poursuivait sans changement ; j'ai rappelé la préfecture, qui m'a confirmé que le prestataire avait même commencé à déménager le matériel de mise sous pli, installé dans une salle de spectacle. Il a donc fallu plusieurs allers-retours pour que la direction de Koba Global Services prenne conscience qu'un problème grave se produisait dans l'Isère, qui est pourtant un centre important, et qu'il fallait communiquer avec la préfecture pour trouver une solution.

Pour le deuxième tour, on estime à 22 % le taux global de non-distribution des plis enlevés, soit 3,3 millions de plis pour La Poste et 14 millions de plis pour Adrexo, ce qui s'explique pour partie par le fait que 8 % des plis, soit 7 millions, n'ont pas été produits par les routeurs malgré l'accroissement des horaires, jusqu'au vendredi 21 heures, voire davantage localement, ce qui permettait encore - surtout à La Poste - de distribuer.

Parmi les problèmes rencontrés par les routeurs, figure le séchage de la propagande, notamment pour les listes conduites par MM. Fesneau et Bonneau en Centre-Val de Loire, et pour d'autres cas signalés en Normandie. Cela a pu pénaliser fortement les routeurs RDSL et, pour partie, les distributeurs. Manifestement, les moyens de Koba Global Services étaient sous-dimensionnés, alors que ce dernier s'était engagé auprès de 36 départements. Ce chiffre devait rester stable, mais, pour ce scrutin, de très gros départements comme les Alpes-Maritimes ou les Bouches-du-Rhône qui, jusqu'à présent, réalisaient par eux-mêmes une part significative de la mise sous pli, ont souscrit à des offres attractives qu'il leur avait proposées. L'un des enseignements que nous tirons de cette séquence est que le dispositif mis en oeuvre par les prestataires, sous leur responsabilité et dans le cadre des conventions passées avec les préfectures, est un dispositif industriel qui a poussé ses limites. Ainsi, une grande partie de la propagande des Bouches-du-Rhône était mise sous pli à Saint-Priest dans le Rhône. De ce fait, on ne pouvait pas renforcer Koba Global Services ou le suppléer en cas de problème, car les agents de la préfecture des Bouches-du-Rhône auraient eu beaucoup de mal à se rendre sur place dans des délais aussi courts. Inversement, à Lille, en quelques heures, ce sont 500 agents de l'État - préfectures et directions départementales - qui ont été mobilisés par la préfecture pour mettre sous pli 500 000 documents de propagande. Beaucoup d'autres départements ont réagi de la même manière : je citerai le Finistère, les Côtes-d'Armor, ou la Sarthe, par exemple.

Notre sentiment est que les délais, pour tendus qu'ils aient pu être, étaient tenables, y compris avec une seule semaine dans l'entre-deux-tours, à condition de différencier l'organisation selon les scrutins. C'est notamment l'objet du déphasage entre le dépôt des candidatures, celui des documents et la mise sous pli. Ainsi, pour les départementales, nous avions la main pour aménager le délai et gagner 24 heures : cela relève de chaque préfet, et le bureau des élections a piloté le libre arbitre de chaque préfet en imposant de gagner 24 heures sur la mise sous pli. Je salue à cet égard le travail de dentelle qui a été réalisé par les préfectures, même s'il n'a pas permis de pallier les difficultés rencontrées dans tous les endroits.

À ces défaillances de routage s'ajoutent celles d'Adrexo, qui n'a pas été en mesure d'accomplir sa mission dans le cadre des dispositions contractuelles. Nous faisons droit à l'argument des retards en amont de la distribution, mais, à l'article 2.5 du cahier des clauses techniques particulières (CCTP), il est écrit que « tous les moyens doivent être mis en oeuvre par le titulaire afin que les plis soient déposés dans les boîtes à lettres des électeurs » et que « le titulaire doit prévoir les mesures palliatives nécessaires pour assurer la distribution des enveloppes en cas de panne ou d'indisponibilité d'une partie des moyens techniques ». On peut donc considérer que cette obligation de résultat n'a été que modérément mise à exécution par les opérateurs, malgré les élargissements des délais, certes décidés parfois avec un préavis très court, comme lorsque nous avons accordé le droit de prendre en charge les plis au-delà du jeudi à minuit.

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