Intervention de Jean-René Lecerf

Réunion du 17 février 2011 à 9h00
Présomption d'intérêt à agir des parlementaires en matière de recours pour excès de pouvoir — Rejet d'une proposition de loi

Photo de Jean-René LecerfJean-René Lecerf, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale :

Madame la présidente, monsieur le ministre des relations avec le Parlement, cher Patrick Ollier, mes chers collègues, mon premier sentiment, lorsque j’ai été désigné comme rapporteur de cette proposition de loi tendant à reconnaître une présomption d’intérêt à agir des membres de l’Assemblée nationale et du Sénat en matière de recours pour excès de pouvoir, me portait à n’accorder à cette initiative qu’un caractère technique, susceptible d’intéresser avant tout les juristes de droit public.

À l’évidence, cette première impression n’était pas la bonne, car cette proposition de loi soulève des questions essentielles en ce qui concerne tant les moyens d’action des députés et des sénateurs pour la défense des prérogatives du Parlement que le rôle et la place du Conseil d’État.

Après avoir retracé l’actuel état du droit en cette matière, je tenterai d’écarter certaines hypothèses retenues par la proposition de loi, avant de vous inviter à donner des limites précises à la possibilité pour un député ou un sénateur de contester devant le juge de l’excès de pouvoir, en sa seule qualité de parlementaire, une mesure réglementaire qu’il considère comme portant atteinte aux prérogatives du Parlement.

La juridiction administrative n’a, paradoxalement, jamais tranché cette question. On connaît pourtant son approche très compréhensive de l’intérêt à agir, qui l’a amenée, dès le début du XXe siècle, à admettre la recevabilité du recours d’un contribuable communal, en cette seule qualité, pour attaquer l’ensemble des délibérations du conseil municipal ou, en 1971, à reconnaître l’intérêt à agir d’un hôtelier contre un arrêté du ministre de l’éducation nationale fixant la durée des congés scolaires.

Pourtant, dans une affaire très récente, qui a donné lieu à l’arrêt Fédération nationale de la libre pensée du 9 juillet 2010, le rapporteur public – nouvelle appellation du commissaire du Gouvernement – Rémi Keller pouvait déclarer, ainsi que notre collègue Yvon Collin l’a rappelé : « Le parlementaire frappe depuis plusieurs décennies à la porte de votre prétoire ; il ne sait toujours pas si elle lui est ouverte ou fermée. »

Deux techniques, que la doctrine qualifie d’attitudes de contournement et d’évitement, ont jusqu’à présent permis au Conseil d’État de pérenniser ces incertitudes jurisprudentielles.

Le contournement consiste, pour le juge administratif, à reconnaître aux députés ou aux sénateurs requérants, une autre qualité que celle de parlementaire, fût-elle fort répandue, pour ne pas dire « abracadabrantesque ».

Les exemples sont légion et nous permettront de croiser nombre de collègues.

Ainsi, au député Patrice Brocas, qui demandait l’annulation des décrets organisant le référendum du 28 octobre 1962, la haute assemblée a admis un intérêt pour agir en sa qualité d’électeur.

Lorsque notre collègue Jean-Pierre Fourcade a contesté un décret relatif au Fonds de compensation pour la TVA, c’est sa qualité de président du Comité des finances locales qui fut prise en compte.

En 2002, c’est en tant que consommateur de produits pétroliers que le député Didier Migaud pouvait, selon le Conseil d’État, contester le refus du ministre du budget de mettre en œuvre le mécanisme de la « TIPP flottante ».

En 2006, ce fut comme actionnaire d’une société d’autoroute que François Bayrou vit reconnaître son intérêt à agir dans une affaire portant sur la privatisation d’une société autoroutière.

Craignant de vous lasser, mes chers collègues, je me contenterai de rappeler enfin que c’est en sa qualité d’usager du service public de la télévision que notre collègue Nicole Borvo Cohen-Seat était recevable à attaquer une lettre du ministre de la culture portant suppression anticipée de la publicité en soirée sur les chaînes télévisées du groupe France Télévisions, alors que la loi prévoyant cette suppression était encore en discussion au Parlement.

Quant à l’attitude de l’évitement, elle consiste, non sans que soit préalablement utilisée la formule expéditive « sans qu’il soit besoin de statuer sur la recevabilité des requêtes des parlementaires », à examiner les requêtes avant de les rejeter au fond. Malgré des conclusions contraires du rapporteur public, ce fut le cas dans l’affaire Fédération nationale de la libre pensée.

En l’espèce, 57 sénateurs et 14 députés, se prévalant chacun de leur seule qualité de parlementaire, avaient mis en avant la méconnaissance, par le décret du 16 avril 2009 portant publication de l’accord entre la République française et le Saint-Siège, du droit des parlementaires d’exercer leurs compétences dans la mesure où la ratification de l’accord aurait dû, selon eux, être autorisée par une loi. En vain, Rémi Keller invita à l’évolution jurisprudentielle et à ne pas faire du parlementaire « la seule personne privée de tout droit de recours pour excès de pouvoir ».

Certes, on pourrait estimer qu’il reste urgent d’attendre et que, si la haute juridiction a jusqu’à présent constamment éludé cette question, elle ne pourra éternellement « récidiver », si je puis dire : elle aura nécessairement, un jour, à connaître d’un recours de parlementaires qu’elle estimera fondé et qui, sur la forme, ne lui permettra pas de s’appuyer sur une autre qualité que celle de parlementaire.

Nos collègues du RDSE n’ont pas eu cette patience, et on peut les comprendre. La présente proposition de loi consiste à doter les membres du Parlement d’une présomption d’intérêt à agir en matière de recours pour excès de pouvoir dès lors qu’est en jeu la défense des prérogatives du Parlement. Sont ainsi distinguées trois hypothèses de recevabilité des recours : celle où le pouvoir réglementaire empiéterait sur le domaine de la loi, celle où une mesure réglementaire méconnaîtrait la loi et celle, enfin, où le pouvoir exécutif, à défaut de prendre les mesures réglementaires nécessaires dans des délais raisonnables, rendrait de fait une loi inapplicable.

La commission n’est pas favorable à ce que soient retenues les deux premières hypothèses.

Permettre à un parlementaire d’attaquer toute mesure réglementaire qu’il estime contraire à une disposition législative reviendrait à admettre l’action populaire, ce qui n’apparaît guère souhaitable pour trois raisons essentielles.

Premièrement, la violation de la loi doit demeurer un moyen d’annulation d’un acte administratif et non devenir un critère de recevabilité du recours.

Deuxièmement, le parlementaire risquerait d’être soumis à de fortes pressions pour intenter des recours en lieu et place d’associations, de syndicats, d’administrés.

Troisièmement, l’hypothèse d’un intérêt à agir en cas de mesures réglementaires contraires à la loi semble tellement large qu’elle peut encourir le grief d’inconstitutionnalité.

Il n’en va pas tout à fait de même de la deuxième hypothèse, qui porte sur le cas de mesures réglementaires édictant une disposition relevant du domaine de la loi.

Sur le fond, votre rapporteur considère que l’atteinte alléguée à une compétence du législateur constitutionnellement garantie constitue un cas où la reconnaissance d’un intérêt à agir pourrait être pertinente. La reconnaissance de cet intérêt à agir serait cohérente avec le fait que le Conseil d’État admet, depuis plus d’un siècle, qu’un conseiller municipal est recevable à attaquer un acte du maire dont il soutient qu’il entre dans la compétence du conseil municipal ; notre collègue Yvon Collin y a fait allusion.

Elle établirait également une possibilité pour les membres du Parlement, avec l’aide du Conseil d’État, d’équilibrer la possibilité du Gouvernement de modifier par décret, avec l’aide du Conseil constitutionnel, les textes de forme législative, c’est-à-dire des dispositions adoptées par le Parlement dans le domaine du règlement.

À cet égard, rappelons, mes chers collègues, un souvenir aussi récent qu’amer.

Sur l’initiative du Sénat, la loi du 12 mai 2010 relative à l’ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d’argent et de hasard en ligne avait prévu la création auprès de Matignon d’un comité consultatif des jeux. Or, quelques mois à peine après le vote de la loi, le Gouvernement a demandé et obtenu du Conseil Constitutionnel de déclasser la disposition concernée afin de placer ce comité sous la responsabilité des ministres du budget et de l’intérieur. Quelques collègues, dont je me rappelle parfaitement les noms, éprouvèrent la désagréable impression d’avoir été floués.

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