Le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain a inscrit à l'ordre du jour de son espace réservé du 23 février prochain la proposition de loi visant à maintenir le versement de l'allocation de soutien familial en cas de nouvelle relation amoureuse du parent bénéficiaire.
Ce texte, déposé par notre collègue Laurence Rossignol vise à ne plus conditionner le versement de l'allocation de soutien familial à l'isolement du parent bénéficiaire.
Avant toute chose, je dois vous proposer un périmètre pour l'application des irrecevabilités au titre de l'article 45 de la Constitution. Je considère que ce périmètre comprend les dispositions relatives aux conditions d'attribution, de calcul et de versement de l'allocation de soutien familial et à la prise en compte de la situation familiale dans les impositions de toute nature.
En revanche, j'estime que ne présenteraient pas de lien, même indirect, avec le texte déposé des amendements relatifs aux conditions d'attribution, de calcul et de versement des prestations familiales hors celles relatives à l'allocation de soutien familial, aux autres prestations sociales ou aides en faveur des familles monoparentales, aux congés parentaux. De tels amendements seraient donc déclarés irrecevables par notre commission en application de l'article 45 de la Constitution.
L'allocation de soutien familial (ASF) est une prestation accordée pour l'éducation des enfants privés du soutien d'au moins un parent. Elle est versée à 807 000 familles au bénéfice de 1,3 million d'enfants. Elle représentait en 2020 une dépense de 1,79 milliard d'euros pour la branche famille. Son montant est forfaitaire pour chaque enfant : 116 euros sont accordés si l'enfant est privé de l'aide d'un de ses parents et 155 euros si les deux parents sont absents.
Plusieurs cas de figure ouvrent droit à l'ASF. Cette aide est versée, sans condition de ressources, à la personne ayant la charge de l'enfant si ce dernier est orphelin d'au moins l'un de ses parents, si la filiation de l'enfant n'est pas établie à l'égard d'au moins l'un des parents ou si au moins un des parents ne verse pas ou est reconnu comme étant hors d'état de verser la pension alimentaire - il s'agit principalement de parents insolvables. Dans le cas où le parent se soustrait, même partiellement, à ses obligations, l'ASF est versée à titre d'avance au parent créancier, à charge pour la caisse d'allocations familiales (CAF) de recouvrer la pension alimentaire auprès du parent débiteur. Les réformes engagées depuis 2014 contre les impayés de pensions alimentaires, qui concerneraient 30 % des créances, ont permis une montée en charge de cette ASF recouvrable. La dernière étape qu'a constituée la systématisation de l'intermédiation financière des pensions par la loi du 23 décembre 2021 de financement de la sécurité sociale pour 2022 permettra de verser effectivement l'ASF recouvrable dès le premier impayé. Enfin, depuis 2016, une ASF différentielle permet de compléter la pension alimentaire si cette dernière est fixée à un montant inférieur à celui de l'ASF.
L'allocation de soutien familial intervient donc pour suppléer le second parent lorsque ce dernier est défaillant ou absent. Pour ces raisons, au-delà de quatre mois de versement, l'ASF n'est maintenue que si le parent bénéficiaire engage des démarches pour recevoir une pension alimentaire. Certains parents renoncent ainsi au bénéfice de la prestation afin de ne pas entrer en conflit avec leur ancien conjoint ; c'est typiquement le cas des femmes victimes de violences conjugales.
La subsidiarité de l'ASF à la pension alimentaire n'est en outre pas parfaite en raison de certaines contradictions. L'ASF et les pensions alimentaires ne sont pas prises en compte de manière égale par les dispositifs sociaux et fiscaux. Les créances alimentaires sont intégrées aux revenus imposables au titre de l'impôt sur le revenu ainsi qu'aux bases ressources de certaines prestations sociales, contrairement à l'ASF. Ces différences rendent paradoxalement préférable de recevoir l'ASF plutôt qu'une pension alimentaire de même montant. Plusieurs rapports des inspections ou du Haut Conseil de la famille, de l'enfance et de l'âge proposent des pistes de réforme qui dépassent le cadre de cette proposition de loi, mais sur lesquelles il conviendra d'engager une réflexion.
L'incohérence prioritaire à laquelle la proposition de loi entend remédier concerne le ciblage des bénéficiaires. Hors les cas où les deux parents sont absents et que l'enfant est confié à un tiers, l'ASF ne concerne que les parents isolés. L'allocation cesse d'être versée si le parent se marie, conclut un pacte civil de solidarité (PACS) ou vit en concubinage. Selon la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF), environ 24 000 parents auraient ainsi perdu le bénéfice de l'ASF non recouvrable en 2020 en choisissant de se remettre en couple.
Cette condition d'isolement me semble injustifiée pour plusieurs raisons.
Tout d'abord, la suspension de l'ASF peut décourager certains parents isolés d' envisager une vie commune avec un nouveau conjoint par crainte des difficultés matérielles qui en résulteraient. Cette situation n'est pas qu'hypothétique : 70 % des bénéficiaires de l'ASF se situent sous le deuxième décile de la redistribution des revenus. Il s'agit donc des familles les plus précaires de notre société, pour lesquelles la perte de 116 euros par enfant n'est pas négligeable. Cette situation m'a été confirmée par la Fédération syndicale des familles monoparentales (FSFM), que j'ai entendue en audition. Des parents renoncent à se mettre en couple pour cette raison ou échafaudent des stratégies d'évitement d'une véritable vie commune. Des fraudes à l'isolement sont également constatées par les CAF. Les contrôles dès lors mis en place peuvent être ressentis par les allocataires comme de véritables intrusions dans leur vie privée.
En outre, la perte de l'ASF pour les personnes remises en couple accroît la vulnérabilité de celles-ci en réduisant leur autonomie. Les parents isolés - des mères dans 82 % des cas, rappelons-le - se retrouvent dans une relation de dépendance vis-à-vis de leur nouveau conjoint pour l'éducation et l'entretien de leur propre enfant. Cette situation n'est pas souhaitable, d'autant plus que le nouveau conjoint, qui peut avoir lui-même des enfants, ne contribue pas systématiquement aux frais d'entretien de l'enfant. Aucune obligation juridique ne l'y contraint et ses revenus peuvent d'ailleurs être tout aussi modestes que ceux du parent concerné. L'injustice extrême de cette suspension de l'ASF se réalise lorsque deux bénéficiaires de l'ASF forment une famille recomposée...
Le ciblage de l'ASF sur les seuls parents isolés est donc une fausse bonne idée. Certes, ce sont les familles monoparentales qui sont surexposées à la précarité, puisque 40 % des enfants élevés dans de telles familles sont considérés comme pauvres. Toutefois, ce ciblage provoque une forme de « trappe à isolement » en étant un frein à la remise en couple.
Or la sortie de l'isolement et de la monoparentalité constitue une solution pour ces familles qu'il convient, lorsqu'elle est souhaitée, de ne pas dissuader. En reprenant une vie commune, les parents isolés peuvent réaliser des économies d'échelle sur les charges de la vie courante ou bien concilier plus facilement leurs vies familiale et professionnelle. Les mères isolées peuvent donc être soulagées de certains fardeaux de la monoparentalité, qui sont autant de cofacteurs de précarité. Alors que 35 % des parents isolés sont sans emploi, la remise en couple peut favoriser la reprise d'une activité professionnelle. Ces femmes peuvent ainsi espérer voir, à terme, leur niveau de vie et celui de leurs enfants s'élever.
Enfin, la restriction du bénéfice de l'ASF aux seuls parents isolés ne se justifie pas du point de vue de l'intérêt supérieur des enfants. Si ces derniers demeurent privés du soutien d'un de leur parent, le statut marital du parent avec lequel ils vivent ne devrait pas conditionner le versement de l'allocation. Cette incohérence est d'autant plus flagrante que les pensions alimentaires continuent, quant à elles, d'être versées aux parents créanciers lorsqu'ils se remettent en couple.
Pour toutes ces raisons, je vous propose d'adopter l'article 1er. Le coût budgétaire de cette mesure n'a pas pu être estimé avec précision en raison du faible nombre de données disponibles, mais il se chiffrerait en centaines de millions d'euros. Il faut aussi tenir compte de l'effet bénéfique à long terme de la mesure, qui pourrait réduire la nécessité d'autres transferts redistributifs si le niveau de vie des parents remis en couple s'élève.
L'article 2 du texte consiste en une demande de rapport au Gouvernement sur la diversité des situations familiales et leur prise en compte par notre régime fiscal. En dépit de notre doctrine sur les demandes de rapport, il me semble que l'importance de ces enjeux justifierait l'adoption de cet article. Un quart des familles françaises sont désormais monoparentales, contre seulement 12 % en 1990 et 9 % sont des familles recomposées. Il convient d'engager une réflexion sur l'adaptation de notre système fiscal à ce fait social.
Vous l'aurez compris, au travers de cette proposition de loi, nous vous proposons d'apporter une réponse à une incohérence précise de l'ASF, sans attendre une réforme d'ampleur des prestations sociales. En maintenant le versement de l'allocation aux parents éligibles qui ne remplissent plus la condition d'isolement, nous pouvons remédier à une situation injuste, source d'incompréhension pour les familles concernées et de précarisation. Je vous demande donc de bien vouloir l'adopter.