Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous souhaitons tous une lutte renforcée contre le harcèlement scolaire, intégrant toutes ses dimensions, avec des mesures efficaces, compréhensibles et donc acceptables par les élèves.
C’est pourquoi la commission a fait le choix de déposer cette motion. En effet, nous estimons que ce texte rate sa cible.
À l’article 1er, l’Assemblée nationale a fait le choix de rétablir sa définition du harcèlement scolaire, incluant les faits commis par un adulte à l’encontre d’un élève.
De manière constante, le Sénat s’est opposé à cette extension du périmètre du harcèlement scolaire. Est-ce à dire que nous sommes opposés à une sanction pour de tels agissements lorsqu’ils sont reprochés à un adulte ? Évidemment non, mais le droit actuel permet déjà de sanctionner administrativement et pénalement un adulte commettant de tels actes.
En revanche, dans le contexte actuel de défiance de la société envers l’institution scolaire, comme vient de le dire Max Brisson, cette extension du périmètre participe à l’affaiblissement de l’école. Aujourd’hui, un enseignant sur quatre se demande s’il n’aurait pas mieux fait de choisir une autre voie professionnelle que l’enseignement, monsieur le ministre. Alors que les enseignants se plaignent régulièrement d’un manque de soutien de leur hiérarchie – ce « pas de vague » que votre ministère dit combattre, mais dont ils ont du mal à voir la traduction au quotidien –, quel message cette nouvelle définition du harcèlement scolaire envoie-t-elle ? Celui d’une suspicion généralisée à l’égard des personnels de l’éducation nationale !
Je regrette vivement le revirement du Gouvernement sur ce sujet.
En effet, monsieur le ministre, vous déclariez ici même, il y a à peine trois ans, à l’occasion de l’examen du projet de loi pour une école de la confiance : « Il est bon de distinguer les faits qui relèvent de l’action d’élèves envers d’autres élèves, autrement dit de mineurs envers d’autres mineurs, de ceux qui relèvent de l’action d’adultes vis-à-vis de mineurs. C’est un problème distinct, qui ne s’apparente pas forcément au harcèlement. Nous n’avons pas intérêt à mettre ces actions répréhensibles sur le même plan. » Vous parliez d’or !
Mais il y a quinze jours, lors de la première lecture de la présente proposition de loi, la position de Mme Moreno, qui vous représentait, était tout autre : « L’enjeu de cette proposition de loi est de protéger les enfants contre le harcèlement, quel qu’il soit, quelle que soit la personne ayant commis les faits de harcèlement, qu’il s’agisse d’un autre élève ou d’un professionnel qui travaillerait au sein de l’établissement. »
Comment expliquer ce virage à 180 degrés ? Y aurait-il eu une forte hausse en deux ans du nombre d’adultes travaillant dans un établissement scolaire et soupçonnés de participer à des phénomènes de harcèlement ?
Les auditions que j’ai pu mener dans le cadre des travaux de la commission sur cette proposition de loi disent toutes le contraire. En revanche, cette nouvelle définition participe à l’affaiblissement de l’autorité du professeur. Une boîte de Pandore est ouverte !
J’en viens maintenant au deuxième point de divergence majeur avec l’Assemblée nationale : la création d’un délit spécifique, prévue à l’article 4 de la proposition de loi.
L’Assemblée nationale, par la voix de son rapporteur, souhaite cette création pour deux raisons. La première est un objectif pédagogique : selon notre collègue député Erwan Balanant, « pour protéger, il faut définir un interdit, fonction nécessaire à toute société et dévolue au code pénal ». La seconde est un objectif statistique de suivi des plaintes pour harcèlement scolaire.
Le Sénat partage ces préoccupations. D’ailleurs, la rédaction que nous avions adoptée en première lecture permettait de répondre sur ces deux points.
La création d’une circonstance aggravante en cas de harcèlement d’un élève ou étudiant par l’un de ses pairs au sein d’un établissement d’enseignement, telle que la proposaient nos collègues de la commission des lois, permettait à la fois d’affirmer un interdit clair, compréhensible par un mineur, et de disposer de statistiques.
J’ai pu le constater à l’occasion de l’audition de représentants de la Chancellerie par ma collègue Jacqueline Eustache-Brinio dans le cadre des travaux préparatoires à l’examen de ce texte. En effet, ils ont été en mesure de nous indiquer le nombre de dépôts de plainte pour harcèlement sur un mineur de 15 ans, soit la deuxième circonstance aggravante de l’actuel article relatif au harcèlement – il y en a eu 35 en 2018.
La Chancellerie aurait été tout aussi capable de disposer de statistiques sur la circonstance aggravante de harcèlement commis sur un élève ou un étudiant par toute personne étudiant au sein du même établissement d’enseignement, que nous proposions de créer.
Le texte de l’article 4, rétabli par l’Assemblée nationale, durcit fortement les peines applicables : nous proposions une peine pouvant aller, selon les circonstances, jusqu’à deux ans à trois ans d’emprisonnement et 30 000 euros à 45 000 euros d’amende en cas de harcèlement au sein d’un établissement scolaire. Le texte de l’Assemblée nationale prévoit des peines beaucoup plus lourdes : de trois ans jusqu’à dix ans d’emprisonnement et de 45 000 euros à 150 000 euros d’amende.
Quelle signification ont de tels quantums de peine pour des harceleurs qui sont, dans la plupart des cas, mineurs – Thomas Dossus l’a rappelé ?
Quel message pour les victimes et leur famille, lorsque les tribunaux n’appliqueront pas ce quantum de peine qui est disproportionné ? La mission d’information alertait sur le risque de créer un « tigre de papier » avec ce délit spécifique. Ce risque est d’autant plus fort avec des peines aussi élevées.
Par ailleurs, ce quantum de peine interroge profondément sur les ruptures d’égalité entre auteurs de faits aux conséquences similaires. Le harcèlement commis sur un enfant lors d’activités périscolaires par ses camarades de club de sport ou encore par des jeunes de l’établissement scolaire voisin fréquentant les mêmes transports en commun au quotidien serait donc moins puni que les mêmes faits commis par des élèves de son établissement scolaire…
Pourquoi le cyberharcèlement serait-il plus grave, lorsqu’il est réalisé par un jeune fréquentant le même établissement scolaire que la victime, même si le harceleur et le harcelé ne se connaissent pas dans le monde réel ?
Où est la cohérence, lorsque l’incitation au suicide ou l’homicide involontaire sont punis de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende, alors que les faits conduisant au suicide ou à la tentative de suicide en cas de harcèlement scolaire seraient punis de dix ans d’emprisonnement et de 150 000 euros d’amende ? Quel message transmettent ces comparaisons en termes d’interdits sociétaux ?
Sur ces deux points – définition du harcèlement scolaire et création d’un délit spécifique –, le Sénat était ouvert à un compromis en commission mixte paritaire. Malheureusement, ce n’était pas le cas de l’Assemblée nationale – le rétablissement de son texte en nouvelle lecture en témoigne.
J’en viens maintenant au cyberharcèlement, dont vous avez parlé, monsieur le ministre. Nous avions enrichi le texte en première lecture afin que la prévention et la lutte contre le cyberharcèlement soient spécifiquement mentionnées dans ce texte au moment de la formation initiale et continue, dans les mesures que doivent prendre les établissements scolaires face à ce fléau ou encore lors de l’information annuelle délivrée aux élèves et aux familles.
L’Assemblée nationale a supprimé toute mention du cyberharcèlement, sauf à l’occasion de cette sensibilisation annuelle des élèves et des parents d’élèves. Selon le rapporteur de l’Assemblée nationale, mentionner le cyberharcèlement au côté du harcèlement scolaire serait davantage une source de confusion que de sécurité pour les élèves.
Toutes celles et tous ceux qui ont participé aux travaux de notre mission d’information ont abouti à la conclusion contraire et je ne partage pas du tout le point de vue du rapporteur de l’Assemblée nationale. La mission sénatoriale sur le harcèlement scolaire et le cyberharcèlement a montré combien il est urgent de s’attaquer à ce problème. Vous avez d’ailleurs commencé à le faire, monsieur le ministre, avec le lancement de l’application dont vous nous avez parlé.
Un quart des collégiens seraient confrontés au cyberharcèlement ; il est très souvent à connotation sexuelle ou physique et les filles y sont cinq à six fois plus confrontées que les garçons.
En outre, ce cyberharcèlement se diffuse désormais dans l’enseignement primaire, avec l’abaissement de l’âge de possession du premier smartphone et d’inscription sur les réseaux sociaux. Ne pas faire référence au cyberharcèlement dans un texte qui se veut pédagogique, c’est minorer la réalité !
Je m’interroge également sur la rédaction de l’Assemblée nationale qui limite la mention du cyberharcèlement à cette information annuelle des élèves et des parents, comme si ce phénomène relevait uniquement de la sphère privée et ne concernait pas l’institution scolaire.
Les travaux de la mission d’information étaient pourtant explicites : « Ce serait une erreur de penser que le cyberharcèlement n’a pas de lien avec l’institution scolaire et ne doit donc pas être combattu par l’école. » La mission sénatoriale appelait également au développement d’un « savoir-être » plutôt que d’un « savoir-faire », rapidement obsolète en raison de la course constante aux innovations techniques et de l’émergence de nouveaux réseaux sociaux. Cela concerne les élèves et leurs parents, mais aussi l’ensemble du personnel de l’éducation nationale.
Hasard du calendrier, la semaine où l’Assemblée nationale minorait la mention du cyberharcèlement dans ce texte, vous annonciez, monsieur le ministre, depuis un établissement scolaire, le lancement d’une application dédiée à la lutte contre le cyberharcèlement dans le cadre du Safer Internet Day – j’aurais préféré que le nom de cette journée soit en français… Le but de cette application : faire en sorte que « chaque élève puisse signaler un cyberharcèlement ».
Harcèlement scolaire et cyberharcèlement sont présentés côte à côte dans vos déclarations, monsieur le ministre. Il est regrettable que ce soit trop peu le cas dans ce texte. Le Sénat avait même décidé que le titre de la proposition de loi devait inclure le mot cyberharcèlement.
D’autres rétablissements en nouvelle lecture de dispositions adoptées par l’Assemblée nationale sont regrettables. Je pense à la création d’une nouvelle mission pour le réseau des œuvres universitaires ; notre alerte sur le financement de cette mission n’a malheureusement pas été entendue.
Les désaccords sont persistants et portent sur des dispositions majeures. Du fait du rétablissement par nos collègues députés de leur texte sur ces points, la commission de la culture considère qu’un nouvel examen détaillé de la proposition de loi ne permettrait pas de rapprocher les points de vue de l’Assemblée nationale et du Sénat.
Pour toutes les raisons que je viens de vous indiquer, la commission propose à la Haute Assemblée d’adopter la présente motion tendant à opposer la question préalable sur ce texte.