Intervention de Daniel Gremillet

Commission des affaires économiques — Réunion du 19 juillet 2022 à 15h40
Inflation et négociations commerciales — Examen du rapport d'information

Photo de Daniel GremilletDaniel Gremillet, rapporteur :

Le groupe de suivi de la loi Égalim a souhaité établir un premier bilan d'évaluation de l'application de la loi Égalim 2. Nous nous sommes également attachés, à la demande du groupe CRCE et en réaction aux prises de parole de Michel-Edouard Leclerc dans les médias, à vérifier si, oui ou non, la moitié des augmentations de tarifs demandées par les industriels aux distributeurs étaient suspectes.

Je tiens d'emblée à souligner les limites inhérentes aux travaux d'un groupe de suivi, comme le fait par exemple de ne pas pouvoir vérifier sur un plan comptable, produit par produit et entreprise par entreprise, un éventuel gonflement artificiel des tarifs demandés. Cela étant, nous avons interrogé l'ensemble des acteurs sur ce sujet, non seulement les industriels et les distributeurs, mais également les syndicats agricoles et les pouvoirs publics, comme le médiateur des relations commerciales, l'Observatoire de la formation des prix et des marges, la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes et le cabinet du ministre de l'agriculture. Cela nous a permis d'obtenir un bon aperçu de la situation.

Comme nous le savons désormais, en juin 2022, l'inflation s'est établie à 5,8 % sur un an en France. Son niveau s'explique principalement par l'envolée des prix de l'énergie, qui constitue la première cause d'amputation du pouvoir d'achat des Français, mais il résulte aussi de l'augmentation des prix des produits alimentaires, qui atteignait, elle aussi, environ 5,8 % le mois dernier. Il suffit de faire ses courses pour le constater. Sans prétendre à l'exhaustivité, voici quelques exemples marquants : hausse de 18 % des prix pour le poisson frais, de 12 % pour les volailles, ou encore de 7 % pour les légumes frais. S'agissant des produits non alimentaires, prenons l'exemple des chaussures dont le prix a augmenté de 5 % !

Les origines de cette inflation sont désormais bien connues : elles sont le reflet des hausses de tarifs demandées par les industriels, qui sont elles-mêmes le fruit d'une envolée inédite et spectaculaire du cours des matières premières agricoles et industrielles. Rappelons-le, ce phénomène ne date pas de 2022, puisqu'il avait commencé dès l'an dernier.

Cette envolée est déterminée par trois facteurs principaux : premièrement, la reprise économique vigoureuse de 2021, qui a entraîné une forte hausse de la demande, alors même que l'offre mondiale était encore trop désorganisée pour y répondre ; deuxièmement, les aléas climatiques extrêmes, comme le dôme de chaleur au Canada, le gel tardif en France, ou la sécheresse sur le pourtour méditerranéen ; troisièmement, la guerre en Ukraine qui a accéléré l'inflation plus qu'elle ne l'a créée. Le conflit a notamment eu des conséquences considérables sur les prix de l'énergie et des céréales.

Bien sûr, d'autres facteurs entrent en ligne de compte, comme les importations massives de la Chine, la décision de l'Indonésie de réduire les exportations d'huile de palme, ou la décision de l'Inde de réduire ses ventes de blé.

Il faut bien garder à l'esprit que tous ces phénomènes se cumulent et qu'ils provoquent, en plus de leurs effets directs sur l'offre, un effet de panique : les entreprises et les États craignent une pénurie dont ils seraient plus victimes que leurs concurrents ou voisins et, de ce fait, constituent des stocks, ce qui contribue à l'inflation des cours.

Sans entrer dans le détail, voici quelques chiffres qui me semblent importants à retenir : le prix du gaz était 5,5 fois plus élevé au premier trimestre 2022 qu'en 2021 ; les prix des matières premières alimentaires importées sont en hausse de 41 % en mai 2022 ; ceux des céréales ont augmenté de 75 % et ceux des oléagineux de 96 % ; le prix du carton a flambé et progressé de 59 %, quand celui du verre s'est accru de 45 %, sans parler du coût du fret aérien et maritime, qui lui aussi s'est envolé. Nous avons tous en tête l'exemple des conteneurs dont la location coûte désormais 15 000 euros contre 2 500 euros un an plus tôt.

Bien entendu, il est probable que certains comportements sur les marchés financiers relèvent de la simple spéculation : comme sur tout marché, certains acheteurs ne se procurent de telles matières premières que pour les revendre à un tarif plus élevé ultérieurement, anticipant une hausse des cours en raison du contexte actuel de reprise économique et de tensions géopolitiques et climatiques. Si ces pratiques sont légales, elles posent incontestablement un problème moral lorsque ce sont les matières alimentaires qui font l'objet d'une telle spéculation. Pour réguler ces pratiques, il faut nécessairement une action coordonnée au niveau international, que ce soit au sein du G7, du G20, de l'OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) ou de l'ONU, compte tenu de la mondialisation des échanges financiers.

L'une des pistes qui pourrait être envisagée, mais que nous n'avons pas pu expertiser, consisterait à rendre plus transparent le niveau des stocks de matières premières détenus par les acteurs privés, de telle sorte que le risque d'une pénurie soit correctement évalué, et plus seulement supputé.

Cela étant, l'importance du phénomène spéculatif et de la panique dans la hausse des cours ne doit pas être exagérée. Il y a de réelles causes économiques sous-jacentes, concrètes, qui expliquent l'envolée du prix des matières premières, et donc les demandes des industriels. Nous l'avons vu il y a quelques instants avec les exemples que j'ai donnés. En définitive, la spéculation ne semble expliquer qu'à la marge les phénomènes que nous constatons. L'inflation résulte bien davantage d'une demande supérieure à l'offre, des catastrophes climatiques et des tensions géopolitiques.

Je précise qu'en France la guerre en Ukraine explique pour moins d'un tiers la hausse globale des prix. C'est bien la preuve que ce phénomène préexistait au conflit. Notre commission s'alarmait d'ailleurs de cette inflation dès septembre 2021.

J'en viens maintenant aux hausses de prix qui seraient injustifiées ou « suspectes », pour reprendre l'expression employée dans les médias il y a quelques jours.

Le résultat de nos travaux est le suivant : il n'y a pas de phénomène massif de hausses injustifiées des tarifs des industriels en France. Il existe bien sûr des exceptions et, dans certains cas, il est probable que les fournisseurs ont tenté de gonfler le tarif demandé aux distributeurs. Je rappelle au passage que les industriels ont été soumis à neuf années de déflation.

Les acteurs que nous avons entendus se répartissent en deux catégories : il y a, d'une part, ceux qui considèrent clairement qu'il n'y a pas de phénomène généralisé de hausses de prix injustifiées en France. On y trouve bien entendu les industriels, mais aussi les pouvoirs publics ; il y a, d'autre part, les acteurs de la grande distribution, dont certains ont précisé que, finalement, certaines hausses seraient non pas suspectes, c'est-à-dire « mensongères » ou injustifiées, mais peu transparentes, insuffisamment justifiées par les industriels.

C'est une chose que les industriels n'aient pas fait preuve d'une transparence totale vis-à-vis des distributeurs, qui sont par ailleurs leurs concurrents en ce qui concerne les MDD (marques de distributeurs), c'en est une autre de subir une hausse de 10 % de ses coûts et d'en profiter pour demander 20 % de hausse des prix. Dans ce cas, effectivement, il y aurait matière à s'interroger sur le rôle joué par les fournisseurs dans l'augmentation des prix.

Considérant qu'ils ne disposaient pas de toutes les pièces justificatives leur permettant de vérifier si la hausse demandée était justifiée, les distributeurs, qui connaissent tout de même très bien la composition des produits et la situation des marchés, ont analysé ces hausses de tarifs ; ils les ont « reconstituées », pour contrôler si les dires des industriels correspondaient à la réalité. Lorsque nous le leur avons demandé, ils ont concédé qu'une fois ce travail accompli ils ne savaient pas si les hausses des prix étaient injustifiées dans la moitié des cas. Ils nous ont indiqué, à ce sujet, ne pas distinguer exactement ce qui relevait de l'augmentation des matières premières agricoles de ce qui relevait des matières premières industrielles. Nous émettons des doutes quant à cette affirmation, car tous les autres acteurs entendus ont été en mesure de nous dire ce qui découlait de l'une ou l'autre de ces catégories.

Sauf exception, et dans l'ensemble, les hausses de tarifs demandées par les industriels semblent donc légitimes, et ce au vu de l'explosion de leurs coûts en amont. Nous ne pouvons que regretter les fortes tensions qui existent aujourd'hui entre fournisseurs et distributeurs, situation qui appelle à ce que personne ne vienne souffler sur les braises.

Le niveau de tension est en effet inédit cette année. Pour rappel, les négociations commerciales ont normalement lieu une fois dans l'année et se terminent le 1er mars. Au 1er mars 2022, les industriels des marques nationales ont demandé des hausses de prix de 7,2 %, pour tenir compte du coût des intrants. Ils n'ont obtenu en moyenne qu'une hausse de 3,5 %, c'est-à-dire moins de la moitié de ce qu'ils réclamaient. Pour reprendre les mots entendus en audition, la hausse des tarifs qui a été acceptée n'a jamais été aussi forte depuis trente ans, mais elle n'a jamais été aussi éloignée du besoin des industriels...

Surtout, à peine ces négociations se sont-elles achevées qu'elles étaient déjà caduques en raison de la situation économique, climatique et géopolitique. De nouvelles négociations ont en conséquence été engagées, ce qui donne lieu depuis à de multiples renégociations commerciales, source de tensions importantes.

Par exemple, dans la période actuelle, les demandes de hausses de tarifs s'établissent à 10 % environ, tandis que les acteurs que nous avons auditionnés nous ont révélé que les renégociations devraient aboutir à des hausses de 4 à 5 %.

Il faut donc s'attendre à une poursuite de l'inflation à la rentrée, qui pourrait atteindre 7 % pour les produits alimentaires, voire davantage en fin d'année si de nouvelles renégociations ont lieu dans les mois à venir. Elle sera par ailleurs mécaniquement alimentée par les différentes hausses de revenus liées à l'indexation des pensions ou à la revalorisation du salaire minimum. Il faut également tenir compte d'une inflation plus structurelle, liée par exemple à la transition écologique de notre pays. Alors que l'inflation représente aujourd'hui trente euros de plus par mois environ pour le panier moyen d'un ménage, cela pourrait représenter une quarantaine d'euros à la rentrée.

Pour autant, je rappelle qu'aussi impressionnants soient les chiffres ils restent inférieurs à ceux que l'on constate dans les pays voisins, comme en Espagne, par exemple, où elle atteint 10 %.

Pour en revenir aux renégociations commerciales, notre groupe de suivi a pu constater différentes pratiques contestables, que nous détaillons dans le rapport.

D'une part, certains distributeurs semblent augmenter les prix dans les rayons, alors même qu'ils ont refusé en amont les hausses de tarifs demandées. Partant du principe que les consommateurs s'attendent à constater une inflation, ils y voient l'occasion d'engranger un gain net de marges. Plusieurs acteurs entendus ont également fait état d'un refus catégorique des distributeurs de prendre en compte les hausses de coûts liées aux matières premières industrielles, comme les emballages, l'énergie ou le transport. Certaines enseignes feraient en outre traîner en longueur les négociations, afin de gagner du temps et de vendre le plus longtemps possible à l'ancien tarif, négocié en mars.

D'autre part, certains industriels ne seraient pas très diligents en matière de transparence : ils justifieraient peu leurs demandes, et ne le feraient que lorsque la négociation est sur le point d'échouer. Par ailleurs, les hausses demandées vont parfois du simple au triple, d'un fournisseur à l'autre, pour le même produit. Ce serait notamment le cas pour les glaces, les bières et l'eau minérale.

Ce climat de tensions nous fait craindre de sérieuses ruptures d'approvisionnement dans les semaines à venir, car certains industriels, dont les PME, risquent de produire à perte. Il s'agit d'un risque non négligeable, qui fait bien entendu partie du jeu de poker menteur auquel se livrent les fournisseurs et les distributeurs, et qui a notamment été confirmé par certains acteurs issus des pouvoirs publics.

Je terminerai en vous indiquant que, face à cette situation, il ne nous semble pas que la politique consistant à signer des chèques en blanc soit pertinente. Ces cadeaux sont caducs presque immédiatement après qu'ils ont été concédés. Il est regrettable que, dans notre pays, l'État soit obligé de subventionner ainsi la consommation, notamment alimentaire. Cela montre notamment, nous semble-t-il, que le travail ne paie pas assez. Il faut valoriser le travail et le rémunérer à son juste niveau. Nous aurons certainement dans cette commission des divergences politiques quant aux solutions à apporter, mais il est clair que l'heure n'est plus à de simples sparadraps sur des jambes de bois !

J'ajoute que, conformément à ce que nous disions l'an dernier, la loi Égalim 2 ne peut produire ses effets qu'avec retard pour soutenir le revenu agricole : les hausses des coûts subies par les agriculteurs ne sont répercutées qu'a posteriori auprès de leurs acheteurs. Quand ces coûts augmentent chaque mois, l'effet retard se « paye » directement dans les comptes des exploitations agricoles, qui ont souvent bien du mal à y faire face.

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