Je remercie également très sincèrement Arnaud Bazin, président de la commission d’enquête, avec lequel je travaille de concert depuis le premier jour.
La commission d’enquête a mis au jour un phénomène tentaculaire : l’influence croissante des consultants privés sur des pans entiers des politiques publiques.
La crise sanitaire, la stratégie nationale de santé, l’avenir du métier d’enseignant, la mise en œuvre de la réforme des aides personnelles au logement (APL), les États généraux de la justice : la liste des missions déléguées à des cabinets privés est tellement foisonnante qu’elle en donne le tournis, au point que l’on peut se demander s’il y a un pilote dans l’avion.
En 2021, la facture des consultants s’élève au moins à 1 milliard d’euros pour l’État et ses opérateurs ; elle a plus que doublé depuis 2018.
En pratique, les cabinets de conseil n’ont pas de problème de pouvoir d’achat : une journée de consultant coûte en moyenne 1 500 euros à l’État, ce chiffre ayant atteint 2 168 euros pendant la crise sanitaire. Malgré ce niveau de rémunération, les résultats ne sont pas toujours au rendez-vous.
Ainsi, Capgemini a, par exemple, reçu 280 200 euros pour une mission sur le handicap, alors que l’évaluation parle d’une « valeur ajoutée quasi-nulle, contre-productive parfois ».
BCG (Boston Consulting Group) et Ernst & Young ont reçu 558 900 euros pour organiser au mois de décembre 2018 une convention des managers de l’État, qui n’aura finalement jamais lieu.
McKinsey a, en novembre 2019, reçu 957 000 euros pour une mission commandée par la Caisse nationale d’assurance vieillesse (Cnav) et visant « à aider la Caisse à se transformer en vue de la réforme des retraites », alors que ladite réforme – tout le monde s’en souvient – a été abandonnée…
De telles dérives sont inacceptables, surtout lorsqu’il s’agit d’argent public, et surtout dans le contexte actuel.
Au quotidien, l’opacité règne sur les prestations des cabinets de conseil, qui souhaitent rester – veuillez excuser l’anglicisme – « behind the scene », pour reprendre leur expression.
À titre d’exemple, la commission Cyrulnik sur les 1 000 premiers jours de l’enfant n’était pas au courant que l’État avait missionné, en parallèle de ses travaux, le cabinet Roland Berger. Ce cabinet a touché plus de 425 000 euros, pour un travail qui n’était « pas à la hauteur d’un cabinet de stratégie », selon l’évaluation de la direction interministérielle de la transformation publique (DITP). Dans le même temps, les membres de la commission Cyrulnik, médecins et experts de haut niveau, étaient bénévoles et avaient du mal à se faire rembourser leurs frais de déplacement pour se rendre aux réunions. Deux poids, deux mesures !
Si notre commission d’enquête a été un exercice de transparence démocratique, on constate, depuis lors, un retour à l’opacité. Au-delà de l’exercice de communication, le « jaune » que le Gouvernement a publié la semaine dernière est lacunaire et – je dois le dire – très décevant.
Lacunaire, car il exclut le conseil en informatique et ne couvre que la moitié du périmètre de la commission d’enquête. Il ne concerne que 470 millions d’euros de prestations, contre 894 millions dans nos travaux. Les chiffres parlent d’eux-mêmes !
Décevant, car le Gouvernement se refuse à publier la liste des prestations de conseil dont il a bénéficié, alors qu’il s’agit d’une information essentielle, que nos concitoyens sont en droit de connaître.
En pratique, les ministères traînent des pieds pour répondre aux demandes des journalistes, entretenant ainsi un climat d’opacité. Pour gagner du temps, l’État refuse toujours de communiquer des documents, malgré les avis favorables de la Commission d’accès aux documents administratifs (Cada).
Le 21 janvier dernier, un journaliste de Next INpact demandait au ministère de l’éducation nationale une copie du rapport de McKinsey sur l’avenir du métier d’enseignant, facturé la somme exorbitante de 496 800 euros. Dix mois plus tard, il attend toujours… Et le 12 octobre, le journal Le Monde annonçait sa volonté de saisir la justice face à l’absence de réponses de l’Élysée, de Matignon et de la plupart des ministères.
Le Gouvernement ne doit pas avoir peur de la transparence, bien au contraire ! C’est pourquoi notre proposition de loi prévoit d’imposer la publication de la liste des prestations de conseil de l’État et de ses opérateurs, ainsi que des bons de commande et des évaluations des prestations. Ces informations figureront dans le rapport social unique (RSU), pour que les fonctionnaires puissent en débattre. Les agents publics ressentent en effet un profond malaise lorsque des consultants viennent leur expliquer leur métier à coups de post-it, de jeux de rôle ou encore de paper boards.
C’est le cas à l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), où les consultants de Wavestone chassent ce qu’ils appellent des « irritants » pour réduire le délai de traitement des demandes d’asile. Autre exemple : pendant la campagne de vaccination, McKinsey utilisait le logo de l’administration pour rédiger ses livrables.
Et M. Véran, ancien ministre de la santé, d’affirmer devant notre commission d’enquête : « Si vous aviez voulu [les] documents estampillés McKinsey présents dans le dossier, vous auriez trouvé une feuille blanche. » C’est étrange pour une prestation facturée plus de 12 millions d’euros…
C’est pourquoi nous souhaitons éviter toute confusion entre les fonctionnaires et les cabinets de conseil, lesquels ne pourront plus utiliser les signes distinctifs de l’administration.
Sur l’initiative de Mickaël Vallet, nous proposons de bannir les expressions anglo-saxonnes d’inspiration managériale, comme benchmark, lean management ou encore key learning. Conformément à l’article 2 de la Constitution, la langue de la République est le français, y compris pour les consultants.
Certains ont résumé notre texte en le surnommant « proposition de loi McKinsey ». Certes, les pratiques de ce cabinet ont choqué nos compatriotes, en particulier sur le plan fiscal : il a payé zéro euro d’impôt sur les sociétés pendant dix ans, alors que son chiffre d’affaires atteint 450 millions d’euros par an ! Comble de l’ironie, le 11 juillet dernier, sur BFM Business, la directrice générale de McKinsey rejetait la faute sur le coût du travail en France, qui reste trop élevé à son goût…
En réalité, McKinsey peut remercier le mécanisme des prix de transfert et le paradis fiscal du Delaware. Ce cabinet continue d’ailleurs de candidater aux marchés publics : il a été désigné titulaire de second rang du marché de l’Union des groupements d’achats publics (Ugap), attribué en plein été.
Mais notre proposition de loi va bien au-delà de ce seul cabinet : le recours aux consultants est devenu un réflexe pour l’administration, alors qu’elle dispose des compétences en interne. On a parfois l’impression que l’État se fie davantage aux powerpoints de ses consultants qu’au travail de ses agents. Au fond, le recours croissant aux cabinets de conseil illustre une certaine vision de l’État, un « État en mode start-up », pour reprendre le titre d’un ouvrage évoqué pendant l’audition de McKinsey.
En déléguant ses missions stratégiques à des cabinets privés, l’État risque toutefois de perdre en souveraineté, au bénéfice des multinationales du conseil. Nous serons tous d’accord pour éviter un tel risque…
Le Gouvernement lui-même a d’ores et déjà pris des mesures, la plupart du temps en réaction à nos travaux. Nous gardons ainsi à l’esprit la circulaire signée le 19 janvier dernier, le jour même de l’audition d’Amélie de Montchalin par notre commission d’enquête. Le hasard fait parfois bien les choses…
Monsieur le ministre, le Gouvernement a besoin de notre proposition de loi pour mieux encadrer le recours aux cabinets de conseil. Vous le savez, car nous avons eu l’occasion d’échanger à plusieurs reprises sur le sujet, de manière franche et directe. C’est pourquoi nous vous demandons solennellement d’inscrire ce texte à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale, sans en réduire l’ambition.
Nous avons un devoir de responsabilité à l’égard des Français, qui se sont emparés du sujet et souhaitent que les choses changent.
L’enjeu dépasse même notre pays : le 30 septembre dernier, Radio-Canada annonçait que McKinsey avait été payé 35 000 dollars par jour pendant la crise sanitaire au Québec, dans l’opacité la plus totale.
Monsieur le ministre, mes chers collègues, nous avons ensemble le devoir de fixer des règles plus claires pour les consultants, dans l’intérêt de l’État et de nos politiques publiques ! Il ne s’agit pas seulement d’un souhait des parlementaires que nous sommes, dans notre diversité ; c’est une exigence devenue populaire au fil des travaux de notre commission.
Notre débat d’aujourd’hui est attendu et je fais confiance à notre Haute Assemblée pour être à la hauteur de cette exigence.