Intervention de Dominique de Legge

Commission des affaires européennes — Réunion du 20 octobre 2022 à 8h35
Justice et affaires intérieures — Extension du contrôle de la cour de justice de l'union européenne cjue aux actes relatifs à la politique étrangère et de sécurité commune pesc susceptible de découler des négociations d'adhésion de l'union européenne ue à la convention européenne des droits de l'homme cedh - communication de mme gisèle jourda et de m. dominique de legge

Photo de Dominique de LeggeDominique de Legge, rapporteur :

Je rappelle que c'est bien la Commission européenne qui a présenté ce travail. La présidence française se devant d'être neutre, la France ne pouvait pas alors faire valoir certaines critiques - c'est possible désormais -, mais elle ne voulait pas non plus donner l'impression de le soutenir.

Le service juridique du Conseil a ensuite diffusé, le 16 juin dernier, un avis soutenant la proposition de la Commission. Selon lui, une déclaration interprétative réconcilierait les dispositions contradictoires des traités en conférant une compétence juridictionnelle à la CJUE en matière de PESC dans les cas limités d'actions introduites pour des violations de droits fondamentaux par l'Union européenne par des requérants ayant qualité à agir devant la Cour européenne des droits de l'Homme.

Cette proposition est désormais soutenue par la quasi-totalité des États membres. La France fait exception mais ne désespère pas, comme l'avait évoqué le représentant permanent, Philippe Léglise-Costa, de faire évoluer certaines positions. En effet, certains États membres n'ont pas le même degré de coordination interministérielle et il semble que, parfois, les ministères en charge de la PESC n'ont pas été aussi associés aux réflexions qu'ils le sont en France.

Nous voyons trois enjeux à ce sujet. Le premier est opérationnel, pour les forces armées intervenant dans le cadre d'opérations relevant de la PESC ou de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC). Aujourd'hui, les forces nationales sont soumises à la jurisprudence de la CEDH, dont l'approche est connue en matière de compétences, de territorialité et d'articulation avec la lex specialis que constituent notamment le droit international humanitaire et les conventions de Genève.

Tel n'est pas le cas pour la CJUE : nous avons ressenti une crainte pour les conditions d'engagement des forces armées dans l'hypothèse où cette cour deviendrait compétente pour apprécier les violations en matière de droits de l'homme en opération. L'actualité nous le rappelle.

Nous percevons aussi une inquiétude vis-à-vis d'une instrumentalisation de la procédure par des ONG ou des États tiers. On ne pourrait dans ce cas exclure un affaiblissement paradoxal des opérations menées au titre de la PESC ou de la PSDC, voire des stratégies de contournement sous la forme d'accords intergouvernementaux ne relevant pas de la PESC.

Le deuxième enjeu est juridique. Il apparaît contestable d'étendre les compétences de la CJUE, à l'encontre des traités, par le biais d'une simple déclaration intergouvernementale interprétative, qui n'était pas prévue par les directives initiales de négociation d'adhésion de l'Union à la Convention européenne des droits de l'homme. Si une souplesse est de mise, une modification de fait du droit primaire de l'Union paraît nécessiter une révision des lignes directrices.

Au-delà, même si les déclarations intergouvernementales interprétatives existent en droit international, la particularité de la construction européenne et la sensibilité des sujets invitent à la prudence. On assisterait à une révision déguisée des traités, peut-être parce qu'une révision en bonne et due forme, pourtant demandée par la Conférence sur l'avenir de l'Europe, serait impossible.

Ce serait créer un précédent dangereux et contraire à l'État de droit, alors que le traité de Lisbonne avait été ratifié par les États membres, donnant lieu dans le cas français à une révision de la Constitution.

Le dernier enjeu est politique et institutionnel. Depuis le traité de Lisbonne, le contexte a radicalement changé. La préoccupation vis-à-vis de l'État de droit et des droits fondamentaux va croissant. La Commission européenne, sur le fondement du marché intérieur, a développé une compétence en matière d'industrie de défense matérialisée par la création d'une nouvelle direction générale et par la mise en place du fonds européen de la défense. Enfin, la guerre en Ukraine est un bouleversement majeur, tant pour l'Union européenne que pour le Conseil de l'Europe, dont la Russie était membre jusqu'au 16 mars dernier.

Aujourd'hui, le Conseil de l'Europe mène une réflexion sur son rôle et vise la tenue d'un quatrième sommet des chefs d'État ou de gouvernement des États membres du Conseil de l'Europe au printemps 2023. Le principal « livrable » espéré serait l'aboutissement des négociations d'adhésion de l'Union, ce qui augmente encore la pression.

Parallèlement, on peut s'interroger sur la manière dont la Commission européenne pousse son initiative en faveur d'une déclaration interprétative. En effet, en novembre dernier, dans le cadre de la mission EULEX Kosovo, le tribunal de l'Union européenne s'est déclaré incompétent en se fondant sur les traités. Or la Commission s'est jointe à l'appel formé devant la CJUE par les requérants. Cela signifie donc qu'elle considère que la CJUE devrait se déclarer compétente dans cette affaire portant sur une mission relevant de la PESC.

Le fait de proposer une déclaration intergouvernementale interprétative en cours de procédure laisse penser à une tentative d'instrumentalisation du Conseil dans l'espoir d'un revirement de jurisprudence. La prudence voudrait pourtant qu'on s'abstienne tant que la CJUE ne s'est pas prononcée.

À ce stade, comme nous l'avait indiqué Philippe Léglise-Costa, la France s'oppose à la solution proposée par la Commission européenne. Jusqu'à quand ? Résistera-t-elle aux pressions, alors même qu'une proposition alternative semble difficile à imaginer ?

On voit que le sujet n'est pas que juridique et technique, mais aussi éminemment politique. Il est important d'avoir à ce propos un débat démocratique, car les réunions de négociation vont continuer.

Ainsi, la déclaration interprétative a pour objet de réconcilier les articles 6 et 24, contradictoires, en une forme de précédent juridique. Cela s'articule avec le fait que la France a une sensibilité particulière sur ce sujet, car, au sein de l'Union, nous sommes le seul État à avoir une armée de projection. Enfin, le contexte du traité de Lisbonne, en 2007, est bien différent de celui de 2022, et un objectif qui aurait pu faire consensus il y a quinze ans ne peut aujourd'hui que nous inspirer la plus grande prudence.

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