Intervention de Monique Lubin

Réunion du 25 octobre 2022 à 14h30
Fonctionnement du marché du travail en vue du plein emploi — Discussion générale

Photo de Monique LubinMonique Lubin :

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous nous émouvons souvent, sur les travées de l’opposition, de l’insuffisance des études d’impact accompagnant les projets de loi, et nous nous inquiétons de la propension du Gouvernement à accumuler les réformes radicales en faisant fi du travail parlementaire, sans jamais se donner le temps de l’évaluation.

Le présent projet de loi ne fait pas exception. Il se fonde sur une poignée d’idées hâtives, malheureusement partagées par la majorité du Sénat.

Selon ces idées hâtives, les demandeurs d’emploi seraient largement indemnisés ; il faudrait inciter plus violemment les actifs en situation d’emploi discontinu à reprendre un travail pérenne ; l’assurance chômage leur serait trop favorable ; et notre système d’indemnisation les inciterait à s’enfoncer dans la paresse et la fraude.

Ces idées sont battues en brèche par une étude de Mathieu Grégoire et Claire Vivès, publiée dans la revue de l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires) et portant sur l’évolution des droits à l’assurance chômage de 1979 à 2021. Cette étude établit que, en matière d’indemnisation du chômage, l’« affirmation selon laquelle les droits des salariés à l’emploi discontinu a progressé jusqu’à dépasser les droits des salariés stables apparaît en complet décalage avec les résultats [des] simulations » mises en place. C’est le contraire qui se dessine : « L’indemnisation totale d’un salarié payé au Smic à mi-temps subit une perte spectaculaire depuis 1979 : en 2019, le montant perçu par ce salarié est inférieur de 50 % par rapport à ce à quoi il pouvait prétendre en 1979. »

La réforme de l’assurance chômage du premier quinquennat procédait des préjugés ici battus en brèche. Toujours selon la même étude, cette réforme a radicalisé l’évolution de l’assurance chômage vers une logique de compte d’épargne, en vertu de laquelle on est indemnisé en fonction non pas du salaire mensuel, mais du salaire journalier. Cela « conduit à inverser la hiérarchie des niveaux d’indemnisation entre eux : alors que les plus exposés au chômage étaient les mieux indemnisés, ils sont désormais les moins bien indemnisés ». Avec le présent projet de loi, le Gouvernement promet de continuer sur cette lancée.

Par ailleurs, Mathieu Grégoire et Claire Vivès signalent que les publications officielles tendent à communiquer sur le taux de couverture de l’indemnisation du chômage. Pour définir ce taux, ces publications renvoient non pas aux chômeurs indemnisés, mais aux chômeurs indemnisables. Cela fait une sacrée différence ! À partir de 2014 et jusqu’en 2019, le différentiel entre les indemnisables et ceux qui sont effectivement indemnisés s’accroît en effet de 5, 4 points. Plus du quart des personnes dites « couvertes » par les systèmes d’indemnisation chômage ne perçoivent ainsi aucune indemnisation.

Comme le souligne l’Ires, on peut considérer que, alors « que le nombre de demandeurs d’emploi n’a jamais été aussi élevé – avec près de 5, 725 millions de personnes inscrites en catégories ABC en janvier 2018 […] –, le taux de couverture a atteint son niveau le plus bas de l’histoire de l’indemnisation du chômage en juin 2018 à 49, 5 % ». Communiquer sur le taux de couverture en n’évoquant dans le sous-texte que les indemnisables, c’est faire miroiter un système d’assurance chômage plus généreux qu’il ne l’est. Ce n’est pas innocent.

L’insincérité dont fait preuve l’exécutif est l’une des raisons pour lesquelles nous nous opposons à l’article 1er du projet de loi. Au nom d’une nécessité administrative exploitée à des fins politiques, le Gouvernement prétend, au moyen de ce texte, se voir conférer toute latitude pendant de longs mois pour modifier les règles de l’assurance chômage, sans plus se soucier ni du Parlement ni des partenaires sociaux.

Pour mémoire, comme le rappelait en 2007 Bruno Palier, « En 1945, au moment de faire les choix d’orientation de la Sécurité sociale, une coalition d’intérêts se dresse contre l’intervention de l’État », en faveur du dialogue social et d’une responsabilisation des partenaires sociaux. Cette demande des syndicats a rencontré la volonté de Pierre Laroque d’installer des corps intermédiaires, dans lesquels les représentants des salariés et des patrons auraient un rôle à jouer.

Le choix de promouvoir les partenaires sociaux s’est accompagné de celui de reconduire la logique assurantielle pour les allocations chômage. Le but était, selon Bruno Palier, « d’intégrer les travailleurs en leur proposant de participer à la gestion du système de protection sociale », selon le principe : « si vous payez, vous gérez. » Pierre Laroque ne voulait pas que le système de protection sociale soit financé par l’impôt, car les dépenses sociales seraient alors soumises à la contrainte budgétaire. Cela signifierait, selon Bruno Palier, que « la demande sociale vient en premier, et le financement seulement ensuite », dans un système qui privilégie d’abord les droits et envisage dans un deuxième temps l’ajustement financier.

C’est cette logique que détricotent votre politique et le présent projet de loi, monsieur le ministre, au travers d’une désocialisation à marche forcée de notre système de protection sociale. Vous ne réservez aux partenaires sociaux qu’un strapontin, voire un siège éjectable. Le choix fait, ici comme ailleurs, de parler non de « négociation », mais de « concertation » illustre au demeurant la place que vous leur réservez…

L’introduction par la droite, au cours de l’examen de ce texte à l’Assemblée nationale et au Sénat, de mesures de plus en plus restrictives pour l’accès à l’assurance chômage témoigne par ailleurs d’un accord profond du Gouvernement avec l’« opposition », supposée, de droite.

La transformation de l’abandon de poste en démission atteste du choix de gouverner au préjugé et de la volonté d’incriminer les travailleurs. Rien – je dis bien : rien – ne documente une pratique abusive, massive ou illégitime d’abandons de poste. Au contraire, les travailleurs qui y recourent doivent pouvoir le faire pour se soustraire à des configurations dans lesquelles, s’ils demeuraient en poste, ils mettraient en danger leur santé physique ou psychique, ou seraient victimes d’abus.

Par ailleurs, je ne sais pas s’il est même nécessaire de commenter l’amendement adopté par la majorité lors de la réunion de la commission des affaires sociales du Sénat et tendant à créer une possibilité supplémentaire de priver un demandeur d’emploi de ses indemnités, sur un fondement nébuleux ; je serais très curieuse de savoir sur quoi cela se fonde…

Cette disposition part en effet d’une situation relevant de l’exception : celle d’un demandeur d’emploi qui, à la suite d’un CDD et durant une période de douze mois, aurait refusé trois offres de CDI portant sur un emploi similaire et rémunéré au même salaire. Quelles sont les études établissant que cette situation constitue une donnée statistique critique, justifiant la mise en place de cette mesure ? On ne peut pas construire une loi à partir de considérations non documentées ! Dans le même mouvement, vous avez inscrit dans le code du travail la contracyclicité comme principe de modulation des indemnités chômage.

La conjonction de ces deux innovations, dispensables, aura pour résultat que nos concitoyens, pour recharger leurs droits à l’indemnisation et survivre, pourraient être amenés à accepter un CDD sous-qualifié ou sous-payé, puis à devoir rester dans cet emploi transformé en CDI, sous peine d’être radiés. Vous semblez tentés de banaliser le droit de réquisition des travailleurs en l’instituant dans le code du travail !

La promotion de la validation des acquis de l’expérience comme voie d’accès des proches aidants et des aidants familiaux à une professionnalisation, mise en avant par le Gouvernement pour promouvoir son projet de loi, suscite également des réserves, que ma collègue Michelle Meunier développera.

Au moment où l’on parle de sens du travail, de grande démission, de juste rémunération, de souplesse et de qualité de vie, le Gouvernement et ses alliés répondent : rétorsion, suspicion et incrimination des travailleurs.

Me positionnant à l’opposé de ces dérives, j’ai déjà rappelé qu’il ne peut y avoir de valeur travail sans travail de valeur. Rien ne peut se faire en réduisant les travailleurs au statut d’unités de production dépouillées de droits. Robert Castel rappelle que le salariat n’est devenu prééminent que parce que, en attachant des droits à la condition salariale, un État social a été mis en place. Avant cela, on était salarié lorsqu’on n’était rien et qu’on n’avait rien d’autre à échanger que la force de ses bras.

Notre système social et notre assurance chômage ont été mis en place pour nous permettre de faire société en intégrant les travailleurs. Le Gouvernement et ses alliés choisissent de maltraiter ces derniers, de faire taire leurs représentants à coups de 49.3 et de lois à la sincérité douteuse.

Renforcer la cohésion sociale est plus que jamais nécessaire : nous sommes à un moment de notre histoire où nous avons besoin de refaire société. Or ce besoin, le Gouvernement le prend complètement à rebours. En raison de son inadéquation fondamentale avec les besoins du pays, nous voterons contre ce projet de loi par lequel le Gouvernement tourne le dos aux fondements de notre démocratie sociale.

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