Monsieur le président, madame la Première ministre, mesdames, messieurs les ministres, mes chers collègues, en juillet dernier, j’ai eu l’honneur de faire partie de la délégation qui accompagnait le président du Sénat en Ukraine. J’ai été profondément marqué par notre visite dans la banlieue nord de Kiev, touchée par les offensives russes. Nous nous sommes rendus dans les villes martyres d’Irpin, de Boutcha et de Borodyanka. Personne – personne ! – ne peut en revenir indemne.
Lors de ce court séjour, nous avons mesuré l’importance de l’aide militaire, sans laquelle les Ukrainiens ne se battraient pas à armes égales avec leur agresseur. Comme j’ai pu le dire, au-delà du symbole, le soutien sur place d’autorités politiques d’États étrangers permet la reconnaissance et l’affirmation de la juste cause du peuple ukrainien.
De quoi débattons-nous aujourd’hui ? Notre sujet est le retour de la guerre en Europe. Le retour de la guerre, c’est le retour des heures sombres. L’ensemble du projet européen que nous avons bâti avait pour but d’empêcher que le continent ne subisse de nouveau les affres de la guerre. Le monde entier a souhaité écarter ce risque. L’ensemble des organisations internationales et toute la construction du droit international, mises en place à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, visaient à prévenir une telle situation.
Or, le souvenir ancré dans la mémoire de nos aînés s’étiole au fil des ans et la crainte de la guerre n’est plus aussi prégnante. Aristote disait que « savoir, c’est ce souvenir ». Oui, savoir, c’est se souvenir : souvenons-nous donc de toutes les luttes pour le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Grâce à ce souvenir, nous ne pouvons que nous opposer, en nous révoltant, à l’accaparement de territoires par la force et aux atrocités qui y sont commises.
Je parle de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité qui ont été perpétrés, de la déportation d’Ukrainiens, de la déportation de centaines de milliers d’enfants – oui, de centaines de milliers d’enfants ukrainiens –, qui servent la propagande russe, qui sont placés dans des familles et qui pensent que leurs parents sont morts.
Ces exactions ne sont pas nouvelles : l’horreur syrienne aurait déjà dû nous alerter, car ce sont les mêmes acteurs – ne nous méprenons pas.
D’ailleurs, face aux nombreux revers militaires, le Kremlin a nommé à la tête des opérations un nouveau général, Sergueï Sourovikine, qui était déjà à la manœuvre en Syrie et dont la sanglante réputation n’est plus à faire. Plus la situation est critique, plus les forces russes sont acculées, plus la folie meurtrière et mortifère de Poutine s’affirme.
Comme me l’a dit Robert Badinter, avec qui j’ai eu l’honneur d’échanger voici quarante-huit heures : « Les empires ne survivent pas aux défaites et Vladimir Poutine le sait. »
La population ukrainienne est sacrifiée et traumatisée. Ce traumatisme se transmet de génération en génération – j’en suis le témoin. Je ne peux qu’avoir une pensée pour ces morts tombés dans les terribles guerres du passé en rêvant à la concorde et à la paix du monde, une pensée pour ces quelques personnes qui ont survécu et qui condamnent d’avance tous ceux qui tenteraient de devenir les nouveaux chevaliers de l’Apocalypse, une pensée pour les jeunes générations d’aujourd’hui, qui attendent à bon droit une humanité meilleure.
Une amie ukrainienne me confiait l’autre jour, à Lille, qu’elle avait découvert le sentiment de haine. Rendons-nous compte ce que cela implique…
Kennedy proclamait : « L’humanité devra mettre fin à la guerre ou c’est la guerre qui mettra fin à l’humanité. » Le monde arrivera-t-il jamais à changer la mentalité belliqueuse qu’il a tissée jusqu’à présent, pendant une si grande partie de son histoire ? Il est difficile de le prévoir, mais il est facile d’affirmer que notre chemin doit être celui d’une Histoire pacifique et résolument humaniste.
Vladimir Poutine devra répondre de ses crimes de guerre et contre l’humanité, car tout a une fin. En attendant, la crise devient la norme et l’escalade de violence russe ne semble pas connaître de limites.
La menace est désormais nucléaire, qu’elle soit tactique ou stratégique. L’Ukraine est au cœur d’une escalade très inquiétante et la Russie est tentée de durcir la situation avant l’hiver, les avancées militaires étant toujours plus difficiles dans les contrées gelées.
Cependant, la population ukrainienne aussi connaîtra les plus grandes difficultés. Les frappes massives contre les infrastructures sont sur le point d’entraîner un effondrement énergétique. Il semble même que les victoires ukrainiennes soient comme un stimulant pour la Russie, celle-ci ne souhaitant plus subir de défaite sans répliquer de manière puissante.
Cette escalade est mortifère. Ainsi, à la suite du retrait russe de Kherson, de nouvelles menaces se font jour, notamment la destruction du barrage de Kakhovka, et celle de la frappe nucléaire est encore très présente.
Ces chantages sont autant de pions avancés dans le jeu de terreur et d’intimidation des populations visant à leur saper le moral. On le sait, la guerre ne se gagne pas uniquement avec les armes.
Oui, le peuple ukrainien est résilient. Oui, il y va de sa liberté et de sa souveraineté, mais participer à l’effort de guerre ne doit pas être uniquement synonyme de fourniture d’armes par la France. L’aide humanitaire, madame la Première ministre, doit être pensée, organisée et mise en œuvre. Aussi notre groupe se prononce-t-il pour la création de fonds spéciaux pour venir en soutien aux populations civiles, qui sont les premières à souffrir.
Par ailleurs, des incertitudes quant à la réaction de certains États demeurent. Dans notre monde interconnecté, certaines attitudes interrogent : la Chine et l’Inde, qui semblent avoir pris leurs distances avec la Russie lors de la réunion du Conseil de sécurité des Nations unies, doivent nous apporter plus de transparence et de garanties. Dans ce domaine, le parti socialiste a toujours été très clair vis-à-vis du pouvoir russe et notre réponse a sans cesse été celle de la condamnation. Nous nous rangerons toujours du côté de la paix.
Je tiens également à évoquer la question du Bélarus – le président Cambon vient de le faire –, qui est restée dans l’angle mort des préoccupations de nos opinions publiques. Ce pays a lui aussi une histoire européenne, trempée dans le sang du sacrifice de l’est de l’Europe. Durant la Seconde Guerre mondiale, un quart de sa population a disparu.
Dans l’ombre de la Russie, hier, et dans celle de l’actualité ukrainienne, depuis huit mois, ce pays a été par trop oublié. Il est réapparu dans nos médias lorsqu’Alexandre Loukachenko, dont nous ne reconnaissons plus la légitimité depuis 2020, a parié sur la fébrilité des dirigeants européens. Il a cyniquement organisé la venue aux frontières de l’Europe de centaines de migrants pour jouer d’un chantage inédit.
Il aura fallu cet épisode et des événements récents susceptibles de modifier le cours du conflit pour que l’on ne résume plus Minsk à des accords porteurs d’espoirs, désormais déçus.
Le Bélarus, c’est aussi un peuple, auquel un homme impose sa loi par des élections truquées, un peuple qui a vu emprisonner arbitrairement plus de personnes pour des raisons politiques, dans le but de briser une contestation populaire inédite, un peuple dont le dictateur a fait sortir son pays de la neutralité militaire en autorisant la présence de missiles nucléaires russes sur son territoire, et qui a récemment pris le chemin d’une participation active à la guerre en préparant une mobilisation qui ne dit pas encore son nom.
Minsk, pour le grand public, c’est aussi une présidente élue, forcée à l’exil, et qui se bat au quotidien pour soutenir ses compatriotes et préparer l’avenir démocratique de son pays. En nous tenant aux côtés du président Volodymyr Zelensky, nous devons nous tenir pareillement aux côtés de la courageuse présidente Svetlana Tikhanovskaïa, qui s’est exprimée à cette même tribune en février dernier. À nous de faire résonner son nom et celui du Bélarus libre pour soutenir ce peuple dans sa lutte, qui est aussi celle de la France et de l’Europe pour un continent démocratique et en paix.
La pseudo-démocratie du Kremlin ne trompe personne. Les référendums organisés dans quatre régions ukrainiennes, à la fin du mois de septembre dernier, avec des résultats fantoches avoisinant les 100 %, n’étaient que de simples formalités. Des hommes armés accompagnaient les électeurs aux bureaux de vote, quand il y en avait… L’Union européenne et l’Otan ont d’ailleurs qualifié ces scrutins d’« illégaux », à juste titre.
Ces violations du droit international doivent être sanctionnées, mais, en attendant, les habitants de Kherson, du Lougansk, de Zaporijia et de Donetsk sont considérés par les Russes comme faisant partie du territoire de la Fédération de Russie. Nous sommes tous d’accord – je le pense –, dans cet hémicycle, non seulement pour affirmer notre soutien au peuple ukrainien, mais aussi pour adresser une pensée particulière à toutes celles et à tous ceux qui, en Russie, refusent cette dérive historique de leurs dirigeants, souvent au péril de leur vie. Cette résistance-là mérite aussi tout notre respect.