Nous examinons les crédits de la mission « Immigration, asile et intégration ». Je suis corapporteur de ces crédits avec Philippe Bonnecarrère qui ne peut être présent avec nous aujourd'hui mais qui a été pleinement associé aux travaux.
Je voudrais débuter mon propos en vous donnant quelques ordres de grandeur. La mission « Immigration, asile et intégration » représente un volume total de crédits d'environ 2 milliards d'euros et est composée de deux programmes : les programmes 104 « Intégration et accès à la nationalité française » et 303 « Immigration et asile ». Ces intitulés résument finalement bien les trois composantes de cette politique publique : l'asile, qui représente près de 66 % des crédits ; l'intégration, qui pèse pour environ 25 % du montant ; la lutte contre l'immigration irrégulière qui, avec 170 millions d'euros seulement ne constitue même pas le dixième de l'ensemble, 8,5 % pour être précise.
Pour le projet de loi de finances pour 2023, le montant des crédits demandés s'élève à 2,7 milliards d'euros en autorisations d'engagement et à 2 milliards d'euros en crédits de paiement, soit des augmentations respectives de 34 % et de 6 % par rapport à 2022. Les moyens des deux opérateurs rattachés à la mission sont également renforcés : pour le volet asile, l'OFPRA bénéficie de 8 équivalents temps plein (ETP) supplémentaires et voit son budget progresser de 11 % pour dépasser pour la première fois les 100 millions d'euros - 103 exactement -, tandis que l'OFII gagne 9 ETP et voit sa dotation grimper de 6 points à hauteur de 281 millions d'euros.
Ces hausses peuvent paraître importantes de prime abord, mais elles doivent en réalité être relativisées, en raison notamment de la reprise des flux migratoires après la période de covid-19.
Après cette brève introduction, il est temps de rentrer dans le détail de chacun des trois volets de la mission.
Le premier de ces volets est la lutte contre l'immigration irrégulière. Il est d'autant plus important cette année qu'il est désormais confirmé que les flux d'immigration clandestine ont retrouvé leur niveau pré-pandémique. Vous le savez, il n'existe pas d'indicateur direct global pour illustrer ce phénomène, mais toutes les données indirectes recueillies vont dans le sens d'un rattrapage après le bref répit survenu avec la covid-19. La pression aux frontières est d'abord redevenue forte, avec 125 000 mesures de non-admissions, en hausse de 59 % par rapport à 2020. Pour ce qui est des personnes déjà présentes irrégulièrement sur le territoire, le nombre de bénéficiaires de l'aide médicale d'Etat dépassait les 375 000 au 30 septembre 2021, soit une progression de 2 %, tandis que plus de 120 000 personnes dans cette situation ont été interpellées l'an dernier. Le ministre de l'intérieur, Gérald Darmanin, a également évoqué au cours de son audition un nombre de 600 000 à 900 000 clandestins.
Dans ce contexte, le budget alloué à la lutte contre l'immigration irrégulière est, une nouvelle fois, sous-dimensionné.
La capacité d'accueil des 26 centres de rétention administrative (CRA) continue à croître. Elle devrait se porter à 1 859 places fin 2022 et 1 961 fin 2023. On note néanmoins que le rythme effectif de cette augmentation est inférieur aux ambitions affichées l'an passé, puisque le précédent objectif était de 2 099 places fin 2023. Cela s'explique notamment par le report d'une année de la livraison du CRA de Bordeaux. In fine, le constat de l'an passé subsiste : il s'agit d'un « ajustement minimum » de la capacité de rétention, qui reste très en-deçà des besoins.
Les conclusions ne sont pas différentes en matière de retours forcés, puisqu'aucune avancée notable ne peut être relevée dans l'exécution des mesures d'éloignement depuis l'an dernier. Le bilan n'est pas excellent. En volume, le total des éloignements contraints exécutés se porte à 10 091 en 2021 contre 9 111 l'année précédente. En pourcentage, le taux d'exécution des obligations de quitter le territoire français (OQTF) est toujours aussi faible : 6,8 % au premier semestre 2022 avec 65 000 OQTF émises pour 4 500 exécutées.
Le ministre de l'intérieur a remis en cause la pertinence de cet indicateur au cours de son audition. Je peux le rejoindre sur le fait qu'il doive être relativisé en raison d'un décalage temporel entre l'émission des OQTF et leur exécution ou de la possibilité que certaines OQTF soient exécutées spontanément sans que les services de l'État en soient avisés. Mais cela ne change rien au constat général d'une politique foncièrement en échec. Pour rappel, le taux d'exécution en 2012 était encore de 22 %... On pourrait donc avoir une meilleure exécution qu'actuellement. Quant aux retours spontanés, le ministère de l'intérieur lui-même en comptabilisait 1 260 en 2020. Il serait bien naïf de croire que le nombre de ceux qui échappent à sa vigilance puisse être beaucoup plus important...
La situation est d'autant plus préoccupante que les difficultés conjoncturelles liées à la covid-19 tendent à s'estomper avec le reflux de l'épidémie, et ce sans retrouver des résultats comparables à ceux de 2019, pourtant déjà très insuffisants.
Il est vrai que des obstacles structurels à l'éloignement persistent. Le président François-Noël Buffet a en a recensé quatre dans son dernier rapport d'information sur le sujet : les difficultés à identifier les personnes en situation irrégulière interpellées ; l'obtention des laissez-passer consulaires dans des délais utiles, à peine plus d`un sur deux en ayant été obtenu dans les délais en 2021 ; la judiciarisation accrue du processus d'éloignement ; la saturation du parc de rétention.
Car les solutions existent. À titre d'exemple, la restriction des visas vis-à-vis des pays du Maghreb, visas délivrés en échange de retours dans ces pays, a produit des résultats. Les volumes restent très faibles mais la dynamique est là : le nombre de retours forcés vers l'Algérie a été multiplié par 16 en un moins d'un an (34 en 2021 contre 557 au 13 octobre 2022). Nous pouvons nous satisfaire de cette politique diplomatique intense préconisée depuis plusieurs années par le Sénat.
J'en viens à la deuxième partie de mon intervention, qui a trait à la politique de l'asile. Le constat est moins univoque de ce côté et on constate même de vrais progrès sur certains aspects.
C'est le cas pour les délais d'examen de l'OFPRA qui évoluent dans le bon sens. Si la demande d'asile retrouve progressivement son niveau d'avant covid, avec 120 000 demandes attendues pour 2022, cette évolution est contrebalancée par l'augmentation sensible de l'activité de l'office. L'effet du renforcement des moyens de l'office décidé en 2020 est désormais évident. L'attribution de 200 ETPT supplémentaires lui a permis de rendre un nombre inédit de 140 000 décisions en 2021 et de diviser par plus de deux le stock de dossiers depuis le pic de 2020, égal à environ 40 000 aujourd'hui, ce qui est notable. Surtout, le délai de traitement moyen est à son plus bas niveau depuis 10 ans : il était de 148 jours en septembre, contre 261 jours fin 2021.
Ces progrès doivent être appréciés à leur juste valeur ; ils sont néanmoins encore fragiles et commencent à plafonner. La dynamique est moins nette depuis l'automne, avec même un léger recul de huit jours du délai de traitement en septembre. L'OFPRA reste en effet affecté par un taux de rotation important de ses agents, environ 14 %, et la covid-19 a encore un impact non négligeable. Dans ce contexte, je resterai très prudente sur la possibilité d'atteindre en 2023 l'objectif d'un délai de 60 jours, contrairement au ministre de l'intérieur, qui est très optimiste.
En outre, cette amélioration soumet paradoxalement l'OFPRA à des difficultés dans son activité d'état civil. L'augmentation mécanique du volume de personnes protégées s'est traduite par une augmentation sensible des délais de délivrance des documents, qui sont actuellement de huit mois. 8 ETP supplémentaires sont fléchés sur cette activité en 2023. Cela est une bonne nouvelle, mais nous devrons rester vigilants.
Le bilan est plus nuancé s'agissant de la CNDA et je suis dubitative sur sa capacité à atteindre à moyen terme ses objectifs en termes de délais de traitement. Ils sont, je le rappelle, de 5 mois en procédure normale et de 5 semaines en procédure accélérée. Il est vrai que la CNDA parvient depuis 2021 à rendre annuellement autant de décisions qu'elle enregistre de recours, 68 000, ce qui stabilise mécaniquement le stock de dossiers, qui était de 32 196 en juin 2022.
Pour autant, ces résultats sont encore largement perfectibles. Avec 188 jours, le délai moyen de jugement est encore très supérieur à la cible. De plus, ces indicateurs sont extrêmement fluctuants du fait de la récurrence de mouvements de grève des avocats à la Cour. Le dernier s'est étalé entre octobre 2021 et mai 2022, et a entraîné le report du jugement de 10 000 recours. Aussi préoccupante qu'elle soit, cette situation ne peut toutefois obérer le fait que la Cour a bénéficié de fortes augmentations de moyens depuis 2018. Il est de sa responsabilité de les traduire en résultats.
J'en viens aux conditions matérielles d'accueil. La dotation inscrite au projet de loi au titre de l'allocation pour demandeurs d'asile (ADA) connaît d'abord une diminution de plus d'un tiers, ce qui me paraît excessivement optimiste. Le ministre de l'intérieur le justifie par le fait que cela exclut les montants alloués aux réfugiés ukrainiens ainsi que par l'amélioration des délais de traitement des demandes d'asile. On peut s'interroger sur la pertinence du choix d'exclure les dépenses liées au conflit en Ukraine de la budgétisation tandis que, comme je vous le disais, les progrès de l'OFPRA sont encore à confirmer. Cela me semble donc être un pari très audacieux.
S'agissant de l'hébergement des demandeurs d'asile, 2022 aura été une « année blanche » puisque les crédits prévus pour financer 4 900 places supplémentaires ont finalement été mobilisés pour l'accueil des déplacés d'Ukraine. Nous les retrouvons donc en 2023. Elles devraient permettre de porter la capacité du parc à environ 114 000 places en fin d'année. Cela reste insuffisant. La part des demandeurs d'asile hébergés progresse mais reste modeste, avec 58 % en 2021, et le Gouvernement a même revu ses objectifs à la baisse : d'une ambition initiale de 90 %, nous en sommes désormais à 70 % pour la fin 2023.
Je précise par ailleurs que 2 200 places d'hébergement jusqu'à maintenant financées sur le plan de relance seront rattachées à la mission « Immigration, asile et intégration » en 2023. Cela participe à la hausse des crédits, mais avec un nombre de places constant.
Le troisième volet de la mission est la gestion de l'immigration régulière et de l'intégration. Les crédits augmentent de 24 %, essentiellement du fait du renouvellement des marchés de formations civique et linguistique du contrat d'intégration républicaine (CIR), du déploiement du programme d'accompagnement global et individualisé pour l'intégration des réfugiés (AGIR) et de la création de 1 000 places supplémentaires en centre provisoire d'hébergement.
C'est bien le minimum compte tenu du dynamisme des flux d'immigration régulière. Sur l'année 2021, les préfectures ont procédé à 270 000 primo-délivrances de titres, soit un volume analogue au pic observé en 2019. Le stock de titres valides franchit cette année encore un palier et dépasse les 3,5 millions. Cette dynamique est portée par l'admission exceptionnelle au séjour, qui représente 11,5 % des primo-délivrances. De ce point de vue, je ne peux que rappeler la position constante de la commission des lois en faveur d'un durcissement sévère des critères de l'admission au séjour tels qu'ils sont définis par la circulaire Valls.
Vous le savez, cette demande exponentielle met en tension les services des étrangers en préfecture. Le délai de traitement des primo-demandes de titre s'est encore dégradé du fait de l'accueil des réfugiés ukrainiens. Il est de 117 jours contre 99 jours l'an dernier, loin de l'objectif des 90 jours que s'est fixé le ministère de l'intérieur. Et cela sans mentionner les délais pour obtenir un rendez-vous, qui sont à l'origine d'un nouveau contentieux ubuesque d'accès au guichet. Je ne m'étends pas plus sur le sujet, qui a été traité en profondeur par le rapport de François-Noël Buffet, si ce n'est pour dire que je m'associe pleinement à ses recommandations.
Le dispositif d'intégration enfin me paraît devoir être encore consolidé. Le nombre de CIR signés plafonne à un niveau proche de celui de 2019, si bien qu'il est délicat d'établir un bilan de ses dernières évolutions.
L'année 2022 a également vu la mise en place du programme AGIR, qui vise à la création d'un guichet unique pour l'accompagnement vers l'emploi et le logement des bénéficiaires de la protection internationale. Là encore, il est trop tôt pour en dresser un bilan.
Dans ce contexte, l'augmentation de 6 % des moyens budgétaires alloués à l'OFII va dans le bon sens, d'autant que son périmètre d'intervention continue inexorablement à s'étendre, comme en atteste la généralisation progressive du rendez-vous santé aux réfugiés et aux signataires du CIR.
En conclusion, si des éléments de satisfaction doivent être relevés s'agissant de l'asile, les autres composantes de la politique migratoire sont toujours en échec. En particulier, la politique de lutte contre l'immigration irrégulière est dans l'impasse. Elle donne l'impression d'une politique du « fait accompli », avec des flux d'entrées irrégulières qui ont retrouvé leur niveau pré-pandémique et un volume d'éloignements forcés exécutés minime. Nous constatons depuis plusieurs années cet accompagnement des faits, avec un temps de retard, plutôt qu'une volonté de s'imposer à eux.
Dans ces circonstances, le PLF pour 2023 est une nouvelle fois sous-dimensionné. Les hausses de crédits sont en réalité dictées par les évolutions des flux migratoires et du contexte économique plutôt que par un véritable choix politique.
Philippe Bonnecarrère et moi-même vous proposons donc de donner un avis défavorable à l'adoption des crédits de la mission « Immigration, asile et intégration ».