Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, nous nous penchons ce soir sur un sujet qui est très « tendance ». Mais je veux avant tout tirer mon chapeau à la constance dont, en la matière, a su faire preuve le Sénat : il s’agit de son deuxième rapport sur le sujet. Et il est en effet important de suivre la mise en œuvre des obligations de RSE.
Depuis les premiers travaux effectués sur ce thème, dans les années 1950 et 1960, depuis la prise de conscience symbolisée par le sommet de Rio en 1992, force est de constater qu’il existe une ébullition et une émulation collectives. La France, c’est vrai, y prend toute sa part, de façon positive : article 116 de la loi relative aux nouvelles régulations économiques (NRE), lois Grenelle I et II et, plus récemment, loi relative à la croissance et la transformation des entreprises (Pacte) ; vous avez vous-même contribué, madame la ministre, à l’introduction dans ce texte du statut de société à mission.
Mais, c’est vrai aussi, le risque existe d’un simple affichage, comme cela a été pointé dans le rapport Rocher ; d’où la nécessité, au-delà des tendances, de revenir à l’essence de ce qu’est la RSE, à savoir, tout simplement, l’idée que l’entreprise n’est pas une fin en soi, mais un moyen. C’est simple : nous, citoyens, avons des droits et des devoirs ; l’entreprise, elle, se voit reconnaître des libertés économiques, mais elle a aussi des responsabilités économiques, dont elle est redevable. C’est bien de cela qu’il s’agit : l’entreprise évolue dans un environnement, sur lequel elle a un impact et qui a un impact sur elle, positif comme négatif ; c’est le concept de double matérialité.
On le voit bien sur le sujet des retraites, qui nous occupe en ce moment. Où en sommes-nous sur l’emploi des seniors ? En tout cas, nous ne sommes pas là où il faudrait être ! Les entreprises ont, de ce point de vue, une responsabilité sociale. Il est d’ailleurs un peu dommage de constater qu’il faut toujours y aller à coups de menaces de quotas et de sanctions pour espérer faire bouger les lignes.
D’où l’importance, en tout cas, des perspectives tracées par le Président de la République et des chantiers qu’il a annoncés : celui du partage de la valeur, celui qui consiste à conditionner la rémunération des dirigeants au respect des objectifs environnementaux et sociaux de l’entreprise, qu’il évoquait pendant sa campagne. Peut-être Mme la ministre pourra-t-elle nous éclairer sur la suite de la mise en œuvre de cet engagement.
Comment passer des principes généraux et généreux à une mise en œuvre qui doit répudier tout angélisme ? Au regard de la compétition mondiale dans laquelle nous sommes engagés, nous ne devons pas perdre de vue nos intérêts, ceux de nos entreprises, ceux de nos PME ; à cet effet, nous devons mieux les accompagner. Tel est l’objet des recommandations n° 2, 3 et 4 du rapport de la mission : de la proportionnalité, de la simplicité, de la progressivité. Progressivité et simplicité sont acquises avec la directive CSRD, la mesure entrant en vigueur en 2026 pour les PME. L’Efrag travaille en outre sur des normes spécifiques pour les PME. Tout cela va dans le bon sens.
Mon sentiment est qu’il ne faut pas retarder le moment où les PME doivent adopter cet état d’esprit, car il s’agit d’une demande du consommateur, du citoyen, de l’investisseur. C’est donc un service à rendre à ces entreprises que de les aider à emprunter cette voie. De ce point de vue, madame Berthet, je déplore qu’une petite occasion ait été manquée ici même au Sénat. Nous aurions pu y pourvoir par l’article 8 du projet de loi portant diverses dispositions d’adaptation au droit de l’Union européenne (Ddadue) dans les domaines de l’économie, de la santé, du travail, des transports et de l’agriculture.
La transposition de la directive permettra aussi des mesures de simplification, dans le sens indiqué dans un rapport du Haut Comité juridique de la place financière de Paris. Et la double matérialité est affirmée dans cette directive. On est là, d’ailleurs, au cœur des enjeux normatifs à l’échelon mondial : matérialité versus double matérialité, vision états-unienne versus vision européenne.
Dans ce monde de guerre économique, gardons-nous de toute naïveté : les Américains ne nous ont pas prévenus au moment d’élaborer leur Inflation Reduction Act ; nous devons agir de la même manière. Il est heureux, d’ailleurs, que la directive CSRD permette aux États membres d’autoriser des entreprises à omettre certaines informations quand des intérêts commerciaux majeurs sont en jeu. Cela montre bien que nous ne sommes pas des naïfs.
Il faut prendre en compte aussi l’équité dans la concurrence. À cet égard, l’une des recommandations du rapport, la recommandation n° 5 est d’assurer un traitement identique de reporting pour les entreprises non européennes ; j’y adhère, nous devons y adhérer. La directive CSRD est de ce point de vue un peu perfectible : elle ne s’applique qu’aux entreprises non européennes qui ont au moins une filiale ou une succursale dans l’Union européenne. Nous devrons aller plus loin dans la directive sur le devoir de vigilance – telle est d’ailleurs l’ambition que défend la France – et y inclure toutes les entreprises de pays tiers, qu’elles aient ou non des filiales en Europe. Vous pouvez très bien faire du chiffre d’affaires en Europe sans pour autant disposer d’établissements implantés sur le sol européen…
Encadrons aussi l’activité des agences de notation ESG. Comme l’ont pointé nos rapporteurs, celles-ci sont majoritairement sous contrôle américain. Il serait opportun d’introduire une réglementation à l’échelon européen, afin d’améliorer leur transparence, de gérer les problèmes de conflits d’intérêts, d’organiser leur supervision par l’Autorité européenne des marchés financiers.
Gardons notre avance ! Mme la ministre soulignait cette avance française et européenne. Ne nous laissons pas faire par ceux qui – souvenez-vous : les États-Unis et Cuba, alliance improbable s’il en est, s’étaient retrouvés côte à côte – ont voté contre la norme ISO 26000. Notre spécificité européenne, nous devons la défendre. Ne transigeons pas sur les valeurs qui sont au cœur de la RSE, celles de la dignité de l’homme et du respect de notre environnement.
D’ailleurs – c’est assez comique –, la préhistoire de la RSE, à bien y regarder, c’est à la fois Proudhon et le pape Léon XIII, l’auteur du Système des contradictions économiques et celui de l’encyclique Rerum novarum. Tous les deux avaient à cœur, entre autres, le juste salaire, tout simplement parce qu’ils avaient à cœur la dignité humaine.
Il s’agit bien de cela : d’enjeux supérieurs, prioritaires. Les objectifs de développement durable (ODD), c’est l’affaire de tous, de l’État, des entreprises – saluons le réseau France du Pacte mondial –, des collectivités, qui doivent, elles aussi, embarquer ; et 2030 c’est demain. Nous sommes tous des pays en voie de développement durable : retroussons-nous les manches !