Intervention de François-Noël Buffet

Commission des affaires européennes — Réunion du 14 décembre 2022 à 14h00
Justice et affaires intérieures — Avenir de l'agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes frontex - communication et examen de la proposition de résolution européenne

Photo de François-Noël BuffetFrançois-Noël Buffet, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale :

président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale. - Monsieur le président de la commission des affaires européennes, chers collègues, nous réunissons les commissions des lois et des affaires européennes afin d'examiner la proposition de résolution européenne (PPRE) n° 197, portée conjointement par le président Rapin et moi-même, relative à l'avenir de l'Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, dite « Frontex ».

Conformément à l'article 73 quinquies du Règlement du Sénat, un vote interviendra à l'issue de nos échanges, mais n'y participeront que les commissaires de la commission des affaires européennes.

Instituée en 2004 pour apporter son soutien aux États membres dans leur mission de surveillance des frontières extérieures de l'espace Schengen, Frontex est à un moment charnière de son histoire. À la suite de la crise migratoire de 2015, qui avait conduit plus d'un million de migrants à rejoindre irrégulièrement l'Union européenne, le mandat de l'agence a été considérablement renforcé, en 2016 et en 2019.

De fait, Frontex possède désormais une compétence dans l'ensemble des champs de la politique migratoire et est progressivement devenue un soutien incontournable pour les États membres dans la gestion de leurs frontières. C'est particulièrement le cas en France, où l'administration s'appuie régulièrement sur les capacités de l'agence, notamment dans sa politique de retour forcé. Alors que le nombre de traversées de la Manche a récemment explosé, Frontex affrète un avion pour la conduite d'opérations de surveillance de la côte d'Opale. L'agence intervient également en matière de lutte contre la criminalité transfrontalière et elle aide des pays tiers ayant passé un accord avec l'Union européenne à surveiller leurs frontières.

Surtout, Frontex dispose aujourd'hui de prérogatives en matière de puissance publique inédites pour une agence de l'Union européenne. Alors qu'elle était essentiellement une agence de coopération et de soutien, les dernières révisions de son règlement ont acté sa transformation en une réelle entité opérationnelle. Selon la formule consacrée, Frontex est aujourd'hui le « bras armé » de la politique migratoire européenne.

Cette extension du mandat de l'agence s'est accompagnée d'une augmentation considérable de ses moyens financiers et humains. Son budget a été multiplié par près de dix en l'espace de dix ans. Alors qu'il était de seulement 86 millions d'euros en 2012, il devrait atteindre 845 millions pour 2023. La grande nouveauté du mandat de 2019 a été de doter Frontex d'un contingent permanent de garde-frontières, vêtu d'un uniforme aux couleurs européennes et bénéficiant du port d'armes. Composé à la fois de personnels sous statut Frontex et d'experts nationaux détachés, ce contingent compte aujourd'hui 1 900 personnels, pour atteindre 10 000 en 2027. Il s'agit, là encore, d'une grande première pour une agence de l'Union européenne.

Cette nouvelle capacité opérationnelle va de pair avec une responsabilité renforcée. Aux termes du mandat de 2019, Frontex doit ainsi porter une attention toute particulière au respect des droits fondamentaux dans l'accomplissement de ses missions, notamment par la nomination d'un officier aux droits fondamentaux indépendant et la mise en place d'un mécanisme de traitement des plaintes.

Or, comme chacun d'entre nous le sait, l'agence Frontex est aujourd'hui en crise. Cette crise a atteint son paroxysme, le 28 avril dernier, avec la démission fracassante de son directeur exécutif, le français Fabrice Leggeri. La crise que connaît Frontex est d'une nature duale.

Cette crise est d'abord une crise de croissance. En moins de trois ans, l'agence a en effet dû opérer les transformations imposées par l'élargissement de son mandat, tout en conduisant une vingtaine d'opérations simultanées. Alors que le covid-19 a eu un lourd impact sur son activité, elle a en outre dû composer avec une succession de crises aux frontières extérieures. Je pense notamment à l'instrumentalisation des migrations par la Biélorussie en novembre 2021 ou, plus récemment, au déclenchement du conflit en Ukraine. J'ai conduit en mai dernier une délégation de la commission des lois à Varsovie, où l'agence a son siège : j'ai personnellement pu prendre la mesure du changement de dimension que l'agence a dû assumer depuis 2019 et des défis que cela a engendrés. Outre le recrutement des membres du corps permanent ou de l'équipe dédiée aux droits fondamentaux, Frontex a dû « monter en puissance » à marche forcée dans tous les domaines, en particulier dans ses processus décisionnels internes et ses fonctions supports.

Frontex subit également une crise de confiance. En effet, la pression de l'immigration irrégulière demeure forte aux frontières extérieures. Alors que 200 000 franchissements irréguliers avaient été recensés aux frontières de l'Union européenne en 2021, ce qui représentait déjà une augmentation de 60 % par rapport à l'année précédente, ces mouvements ont dépassé 280 000 sur les neuf premiers mois de l'année 2022.

Or, à la suite d'allégations portées par des organisations non gouvernementales (ONG) et de dénonciations internes, Frontex a été accusée, d'une part, de manquements dans son fonctionnement interne et, d'autre part, de complicité d'actions de refoulement des migrants en mer Égée et en mer Méditerranée. Ces révélations ont légitimement interpellé l'opinion publique et les institutions. En conséquence, plusieurs enquêtes et audits ont été menés, que ce soit par le Médiateur européen, la commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures (LIBE) du Parlement européen ou encore l'Office européen de lutte antifraude (Olaf).

Dans son rapport, le Parlement européen a reconnu ne pas avoir trouvé de preuves d'une implication directe de l'agence dans des actions de refoulement. Il a en revanche dénoncé la passivité de l'agence, qui détenait des preuves de violations de droits fondamentaux de la part d'États membres avec lesquels elle menait des opérations conjointes. Le rapport de l'Olaf, qui ne porte pas sur l'agence en tant que telle, mais sur l'action de trois membres de l'équipe dirigeante, parvient à des conclusions similaires.

Ces enquêtes et audits ont directement conduit à la démission de M. Leggeri et à son remplacement par une direction intérimaire. La nomination d'un nouveau directeur exécutif a pris du retard et devrait intervenir le 20 décembre prochain.

Cette situation appelle deux observations de notre part.

Au vu de ses conséquences, il est éminemment regrettable, en termes de gouvernance et de transparence, que le rapport de l'Olaf n'ait pas été rendu public et que l'information disponible se limite à des fuites de documents organisées dans la presse.

Ensuite, il est désormais établi que l'agence Frontex fait l'objet d'un combat feutré en interne et au sein des institutions européennes, où deux visions distinctes de ses priorités s'affrontent : la première estime, quand elle ne remet pas en cause l'existence même de l'agence, que Frontex devrait avant tout veiller au respect des droits fondamentaux des migrants gagnant l'Union européenne irrégulièrement, afin de leur permettre, dès que possible, d'y demander l'asile. La seconde considère, au vu de la pression migratoire, que Frontex doit obtenir d'abord et avant tout des résultats dans la lutte contre l'immigration irrégulière. Fabrice Leggeri ne nous a pas dit autre chose lors de son audition en juin dernier.

Nous estimons, le président Rapin et moi-même, que ce débat existe bel et bien, mais qu'il est en grande partie artificiel : le primat accordé à la mission de lutte contre l'immigration irrégulière est incontestable, c'est la raison d'être de l'agence. Il ne l'exonère toutefois en aucun cas de veiller au respect des droits fondamentaux dans son action.

En réalité, ces divergences semblent résulter d'abord d'inimitiés personnelles et de luttes d'influence au sein des institutions européennes pour le contrôle de l'agence opérationnelle la plus puissante de l'Union.

C'est dans ce contexte que la Commission européenne réfléchit à une révision du règlement de 2019, qui prévoyait lui-même sa révision quadriennale. Formellement, la Commission européenne a lancé un appel à contribution des parlements nationaux, mais le délai très réduit pour y répondre décrédibilise grandement cette démarche d'association.

Au regard de ces éléments, nous avons décidé, le président Rapin et moi-même, d'engager des travaux sur l'avenir de Frontex. Outre l'audition, il y a un mois, de Aija Kalnaja, directrice exécutive par intérim de l'agence, nous avons procédé à l'audition de représentants du ministère de l'intérieur et des institutions européennes. Ces travaux ont nourri notre réflexion.

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