Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, le 10 mars 1915, les poilus de la 21e compagnie du 336e régiment d’infanterie refusent de courir à une mort certaine pour reprendre une position au nord du village de Souain. Vingt-quatre d’entre eux sont tirés au sort arbitrairement et comparaissent devant le conseil de guerre. Quatre caporaux sont condamnés à mort ; ils sont fusillés le 17 mars par leurs camarades, quelques heures avant que ne parvienne le résultat du recours en grâce commuant leur peine en travaux forcés.
Le 14 juin 1915, après s’être fait soigner d’une blessure, Joseph Gabrielli, ne parlant que le corse, ne parvient pas à rejoindre sa compagnie. Il est condamné à mort pour abandon de poste et fusillé le jour même.
Le 21 mai 1916, quatre soldats sont condamnés à mort à Roucy. Quelques jours plus tôt, ils avaient retardé d’une heure le départ de leur compagnie. Initialement condamnés à huit jours de prison, ils ont vu leur peine modifiée en condamnation à mort « pour faire un exemple ».
Des récits semblables, glaçants, confondant d’injustice et confinant parfois à l’absurde, les historiens de la Grande Guerre en ont répertorié des centaines. Pour avoir refusé de courir devant la mort, ou pour avoir laissé penser qu’ils refusaient, des centaines de poilus ont été fusillés pour l’exemple.
Les conseils de guerre spéciaux instaurés par le décret du 6 septembre 1914 ont donné aux gradés un droit de vie ou de mort sur les soldats. Les officiers pouvaient même exécuter sommairement, sans réunir un conseil de guerre, un soldat dont ils jugeaient la conduite dangereuse.
En France, plus encore qu’au sein des autres nations belligérantes, la justice militaire s’est montrée implacable ; elle cherchait à faire des exemples pour maintenir les soldats dans la peur, ne leur laissant le choix qu’entre une mort certaine et une mort probable.
Les condamnés n’avaient pas les moyens de se défendre. Ils étaient parfois tirés au sort parmi un groupe d’accusés, puis abattus par leurs pairs, devant leurs pairs. Celui qui refusait de tirer sur son camarade était condamné à prendre sa place.
Dès le 24 août 1914, le pouvoir politique, par la plume du ministre de la guerre Adolphe Messimy, endosse cette responsabilité, reconnaissant que cette justice d’exception n’a pas tant vocation à punir des coupables qu’à faire des exemples.
Les historiens, notamment ceux du groupe de travail dirigé par l’illustre Antoine Prost, dont le rapport fait autorité, ont dénombré environ 740 soldats fusillés au cours de la guerre. À la demande de l’ancien secrétaire d’État Kader Arif, le service historique de la défense a établi une liste de 639 personnes fusillées pour désobéissance militaire, auxquels s’ajoutent 141 fusillés pour des faits de droit commun et 126 pour espionnage.
Cette proposition de loi vise à réhabiliter ces 639 soldats. Je précise, pour lever certaines inquiétudes, que, si ce nombre ne figure pas dans le corps de l’article, il est explicitement mentionné dans l’exposé des motifs – l’intention du législateur est sans ambiguïté.
Ces soldats sont-ils morts pour la France, comme le considèrent les dizaines de maires qui ont inscrit leurs noms sur les monuments aux morts de leur commune et comme nous sommes nombreux à le croire ? Ce qui est certain, c’est qu’ils ont été tués par la France.
Mes chers collègues, ce n’est pas réécrire l’histoire que d’admettre cette froide vérité. Au contraire, cela revient à accepter notre histoire dans toute sa complexité et à reconnaître que, assaillie, prise à la gorge, la République a commis une lourde faute en confiant la mission régalienne primordiale de rendre justice à des conseils de guerre spéciaux.
Il ne s’agit pas de porter un jugement de valeur sur des faits remontant à plus d’un siècle, à la lumière du présent. Au reste, comment le pourrions-nous ?
Il ne s’agit pas non plus de blâmer les gouvernements républicains qui ont officié durant le conflit. Chacun peut entrevoir l’extrême complexité de gouverner un pays assailli, a fortiori quand l’armée ennemie se trouve aux portes de Paris.
Il ne s’agit pas non plus de blâmer une armée qui était chargée de la mission vitale de protéger la Nation et dont le fonctionnement, notamment le droit militaire, était très largement hérité de la période impériale.
Il s’agit simplement de reconnaître que, dans des circonstances d’une extrême gravité, des centaines d’hommes ont été victimes d’un déni de justice tellement grave qu’il entache la mémoire collective de la Grande Guerre depuis plus d’un siècle.
En effet, l’opprobre qui s’est abattu injustement sur la plupart de ces soldats s’est étendu à leur famille, parfois même à toute leur commune, et a traversé les générations. Un siècle plus tard, ces familles demandent encore la réhabilitation de leurs aïeuls.
Qu’est-ce qui différencie un soldat tiré au sort pour être fusillé de son camarade du même bataillon ayant lui aussi refusé de monter au front une nouvelle fois, mais que le hasard du destin a épargné ?
Le nom du second figure sur un monument aux morts, sous la mention « mort pour la France », et sa mémoire est honorée depuis un siècle.
La réhabilitation du premier fut envisagée alors que la guerre faisait encore rage, mais le Parlement, tiraillé entre la constatation désolée de ces exactions manifestes et la nécessité de préserver l’Union sacrée, n’engagea pas ce combat. Il supprima néanmoins en 1916 les conseils de guerre spéciaux, mesure ayant drastiquement fait diminuer les exécutions. Ainsi, en 1917, année des grandes mutineries, seule une trentaine de soldats furent condamnés à mort.
De fait, l’essentiel des fusillés l’a été en 1914 et 1915. Les travaux d’Éric Viot ont montré que nombre d’entre eux avaient été victimes de quelques officiers zélés qui, dans chaque division par laquelle ils passaient, accroissaient le nombre de fusillés. Certains ont heureusement été désavoués et relevés par le général, à l’instar des officiers qui ont condamné à mort les six fusillés de Roucy.
Au lendemain de la guerre, la réhabilitation des fusillés était assez consensuelle. Les soldats revenus du front haïssaient avant tout les « embusqués » et les profiteurs, mais pas ceux qui avaient combattu à leurs côtés.
Dans l’entre-deux-guerres, le Parlement a tâché de réparer l’erreur de 1914, en adoptant plusieurs textes de manière très large, voire unanime : la loi d’amnistie du 29 avril 1921 ; plusieurs lois pour faciliter les procédures de réhabilitation ; la loi ouvrant la possibilité de procédures devant la Cour de cassation ; la réforme du code de justice militaire en 1928 ; enfin, la création d’une cour spéciale de justice militaire, qui a siégé entre 1932 à 1935 pour examiner certains dossiers.
Au bout du compte, environ 10 % des soldats fusillés ont été réhabilités ; c’est peu… Les réhabilitations furent aléatoires : il fallait qu’il y ait des témoins survivants, que les familles s’impliquent, qu’elles aient des relations bien placées et que la demande soit prise en charge par une association comme la Ligue des droits de l’homme. Pour nombre de familles modestes, d’ouvriers ou de paysans, ces voies de recours étaient inaccessibles.
Continuer de réhabiliter les fusillés au cas par cas constituerait naturellement le chemin idéal, mais ce chemin n’existe pas. En effet, le général Bach, historien du ministère des armées, a montré que 20 % à 25 % des dossiers étaient manquants et que beaucoup d’autres étaient vides ou inexploitables. Aussi, la réhabilitation ne peut être que collective.
Il serait de toute façon inconcevable de rejuger aujourd’hui des faits vieux de plus d’un siècle – le temps de la justice est passé, de même que celui des historiens, qui ont exploité l’essentiel des archives. Vient désormais le temps du politique, dont les représentants doivent se prononcer non pas sur l’histoire, mais sur la mémoire de la Nation.
Un premier pas important a été franchi au sommet de l’État lorsque le Premier ministre Lionel Jospin, en 1999, à Craonne, a souhaité que les fusillés pour l’exemple « réintègrent pleinement notre mémoire collective nationale. »
Nicolas Sarkozy lui a emboîté le pas en prononçant en 2008 à Douaumont un discours fort, au cours duquel il a déclaré qu’ils ne s’étaient pas déshonorés, puis en évoquant en 2009, sous l’Arc de Triomphe, « ces fusillés qui attendent encore qu’on leur rende justice ».
En 2014, sous la présidence de François Hollande, un espace a été aménagé en leur mémoire au sein du musée des armées, à l’occasion du centenaire de la Première Guerre mondiale.
À l’échelle locale, près de 2 000 communes, quelque 31 conseils départementaux et 6 conseils régionaux, territoires dont beaucoup portent les stigmates de la Grande Guerre, ont adopté des vœux pour réhabiliter les fusillés. Des monuments ont été érigés en leur mémoire, comme le magnifique monument de Chauny, dans l’Aisne, où les associations locales d’anciens combattants peuvent leur rendre hommage.
Jusqu’à présent, j’ai exposé des faits que personne, je crois, ne conteste. Reste à conclure ce chapitre.
Notre assemblée s’est prononcée une première fois sur une proposition de loi similaire de nos collègues communistes défendue par Guy Fischer. Elle doit aujourd’hui se prononcer sur une proposition de loi de notre collègue Bastien Lachaud, que je salue, adoptée à l’Assemblée nationale.
La commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, après un riche et vibrant débat, s’est prononcée, à une très courte majorité, contre ce texte.
Cette majorité a notamment estimé que la réhabilitation de personnes condamnées par décision de justice posait un problème juridique et que seules des réhabilitations individuelles étaient légitimes. Certains ont également craint que le Parlement ne s’engage dans une réécriture dommageable de l’histoire, relevant non pas de ses prérogatives, mais de celle des historiens.
À titre personnel, je considère au contraire que le Parlement doit conclure la démarche amorcée en 1916.
Alors que la guerre de tranchées, que l’on croyait enfouie dans les vestiges du passé, ressurgit à quelques milliers de kilomètres de nous, en Ukraine, le Sénat dans son ensemble peut choisir de lever l’opprobre en affirmant que nul n’aurait dû ni ne devrait jamais être condamné à mort sommairement, parce qu’il a, comme tout soldat, été traversé d’un moment de doute ou d’effroi face à l’atrocité indicible d’une bataille d’infanterie.