Intervention de Yannick Vaugrenard

Réunion du 2 février 2023 à 14h30
Réhabilitation des militaires « fusillés pour l'exemple » — Discussion générale

Photo de Yannick VaugrenardYannick Vaugrenard :

Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, « fusillés pour l’exemple » : cette seule et terrible expression peut faire froid dans le dos, particulièrement en temps de paix. Mais l’histoire nous enseigne, et malheureusement l’actualité aussi, que toute guerre livre ses propres horreurs et laisse très peu de place au sentiment d’humanité. Du meilleur comme du pire : ainsi l’humain serait-il fait.

Lorsque les militaires sont au combat pour défendre une nation ou un territoire, parfois liés à une philosophie de l’existence, nous savons que la discipline collective fait partie intégrante de leur engagement.

Toutefois, mes chers collègues, ce n’est pas vraiment ce dont il s’agit lorsque nous évoquons les fusillés pour l’exemple.

Ils avaient 18 ans ou 20 ans et ils combattaient dans des conditions atroces. Le seul fait de gagner quelques mètres entre deux tranchées ou de ne pas en perdre pouvait entraîner la mort de plusieurs dizaines de soldats, l’espace d’un instant.

Nous pourrions penser, de ce fait, que les fusillés pour l’exemple étaient ceux qui refusaient ce combat peu rationnel, où la discipline était l’alpha et l’oméga de l’engagement. Mais non, très majoritairement, ce n’est pas d’eux qu’il s’agit. Cette confusion ne peut exister. Les condamnés le furent principalement en retrait de la ligne de front, particulièrement en 1914 et 1915. Ils n’ont donc rien à voir avec les mutins de 1917.

Lorsqu’un soldat était déclaré coupable d’indiscipline, la sentence tombait : aucune possibilité de se défendre et pas de contradictoire devant ces cours martiales particulièrement expéditives et arbitraires. Certains fusillés pour l’exemple furent même tirés au sort !

Que dire de ce soldat refusant de porter le pantalon souillé de sang de son camarade mort ? Jugé le jour même de ce refus, il est condamné à mort et fusillé le lendemain matin.

Face à ces effrayants constats, dès 1916, les députés, à l’unanimité, votent la fin de cette justice d’exception et restaurent le même jour le droit de grâce, utilisé par le président Poincaré de sorte que, dès 1916, quelque 95 % des condamnés à mort furent graciés. Une forme de réhabilitation était déjà en marche.

Souvenons-nous, mes chers collègues, de cette période noire de notre histoire, où des familles de fusillés pour l’exemple subissaient l’opprobre et la honte dans nos villes et nos villages.

Souvenons-nous que la facture de la balle qui les avait exécutés et des poteaux qui les avaient soutenus était envoyée aux familles.

Souvenons-nous de cette inhumanité-là.

Oui, comme le souligne Erik Orsenna, « la mémoire est la santé du monde ». Ce devoir de mémoire s’impose à tous. Ce devoir de compassion et de réparation doit s’inscrire au tableau d’honneur de notre Haute Assemblée.

Reconnaissons volontiers et admirons combien les généraux et officiers de nos trois armées, que nous rencontrons fréquemment dans le cadre de nos fonctions de parlementaires, sont particulièrement soucieux, de nos jours, de préserver la vie et la santé des soldats qu’ils commandent. Hommage doit leur être rendu pour cela.

C’était moins le cas, nous le savons, durant les deux premières années de la guerre de 14-18.

Mes chers collègues, de nombreux historiens se sont penchés sur ce délicat sujet des fusillés pour l’exemple, afin de déterminer qui était coupable de trahison et qui était coupable de mutilation volontaire pour échapper aux combats.

Faire du cas par cas aurait été juridiquement logique et idéal. Ils ont cependant conclu que c’était impossible du fait de la disparition des archives. Ils ont également indiqué qu’il était préférable de procéder à une réhabilitation générale, excepté pour les traîtres et les criminels de droit commun. La proposition de loi que nous examinons mentionne précisément ceux qui ont été « condamnés pour désobéissance militaire ou mutilation volontaire ».

Les services historiques du ministère des armées ont estimé formellement à 639 le nombre de fusillés pour l’exemple, qui ne sont ni des traîtres ni des criminels de droit commun. C’est à ces 639 fusillés que s’adresse la réhabilitation proposée aujourd’hui.

De nombreuses avancées ont permis depuis 1914 et 1915 de reconnaître les fautes commises, et cela dès 1916, comme je l’évoquais précédemment.

Depuis lors, sous différents gouvernements de droite et de gauche, avec Lionel Jospin, puis Nicolas Sarkozy et François Hollande, de véritables reconnaissances se sont mises en œuvre.

Jean-Marc Todeschini, notre collègue, alors secrétaire d’État, rappelait en 2016 que, désormais, les fusillés pour l’exemple seraient intégrés aux espaces muséographiques du musée de l’Armée, consacrés à la Première Guerre mondiale, à l’Hôtel des Invalides. Ainsi, au cœur de l’institution militaire, leur mémoire tient la place qui leur est due.

Dans le prolongement de ces différentes évolutions, nous devons aujourd’hui, compte tenu des précisions apportées, franchir une nouvelle et dernière étape, celle d’une réhabilitation à la fois précise et générale. Cette démarche serait l’honneur de notre République ; elle serait le point final tant attendu et le prolongement logique des prises en considération successives des erreurs et fautes juridiques commises.

Mes chers collègues, à la fin de mon propos, je songe à ces très jeunes gens fusillés pour l’exemple et à leurs familles humiliées. Rendons-leur l’honneur et la fierté d’appartenir à une communauté nationale dont la grandeur est de reconnaître ses erreurs.

En ce moment, je pense aussi à la jeunesse d’aujourd’hui, dont j’imagine aisément qu’elle approuverait notre démarche.

Même après plus d’un siècle, agir en ce sens serait l’occasion pour le Sénat de manifester un signe de sagesse et de hauteur de vue. Ce serait aussi mettre en évidence, après tout ce temps, que notre nation, la France, ne veut pas seulement être le pays de la Déclaration des droits de l’homme, mais ambitionne aussi d’être véritablement le pays des droits de l’homme.

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