Intervention de Antoine Lefèvre

Réunion du 2 février 2023 à 14h30
Réhabilitation des militaires « fusillés pour l'exemple » — Discussion générale

Photo de Antoine LefèvreAntoine Lefèvre :

Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, parmi les événements historiques qui jalonnent le passé de notre nation, pas un n’a plus profondément façonné le territoire et la société de mon département de l’Aisne – de notre département, madame la présidente – que la Grande Guerre.

Dans la commune de Fontenoy, berceau de ma famille paternelle, il y a une histoire qui se transmettait de génération en génération et qui m’avait glacé le sang lorsque j’étais enfant : celle du soldat Lucien Bersot, âgé de 33 ans, qui a été évoquée par nos collègues Gréaume et Vaugrenard.

Il avait été mobilisé au 60e régiment d’infanterie, puis envoyé sur le front de l’Aisne dès l’hiver 1914. En février 1915, le jeune soldat portait toujours le même pantalon de toile blanc qui lui avait été remis à la mobilisation. Grelottant de froid dans les tranchées, il demanda l’autorisation de recevoir un nouveau pantalon de laine, identique à celui de ses camarades. Le sergent fourrier exécuta la demande en lui remettant un pantalon déchiré et maculé de sang, récupéré sur le cadavre d’un soldat français récemment tué.

Bersot refusa de le porter. Il fut condamné d’abord à huit jours de cachot, puis, trouvant que la peine était trop clémente, le lieutenant-colonel le fit comparaître devant le tribunal de guerre qui le condamna à mort pour refus d’obéissance. Il fut fusillé pour l’exemple le 13 février 1915.

Si le soldat Bersot fut réhabilité par la Cour de cassation en juillet 1922, aucun texte de loi et aucun artifice ne saura jamais panser les plaies de ces quatre années meurtrières, ni amender les décisions prises dans le contexte d’une si exceptionnelle violence qui était celui de la guerre.

Le politique s’est déjà fendu par le passé d’initiatives tendant à la reconnaissance de l’injustice de leur sort. En déplacement à Craonne, dans l’Aisne, en novembre 1998, le Premier ministre Lionel Jospin appela à la réintégration des fusillés pour l’exemple dans notre mémoire collective, tout comme le fit François Hollande, en 2017, à Cerny-en-Laonnois, toujours dans l’Aisne.

Nous comprenons la volonté des sénatrices et sénateurs porteurs de cette proposition, qui résulte d’une intention hautement honorable. Je tiens par ailleurs à saluer le travail de notre rapporteur, le président Gontard, sur ce sujet particulièrement douloureux de notre histoire. Mais il n’appartient pas selon moi au législateur de réécrire l’histoire à la lumière de la lecture qu’il souhaiterait en faire. Il lui revient de consacrer l’histoire en tant que phénomène disant quelque chose de son époque et de sa société.

Bien évidemment, ces condamnations paraissent aujourd’hui des actes juridiques entachés d’une cruauté sans nom. Mais quelle est la valeur de l’histoire si nous ne consentons pas à la lire sous le prisme de sa propre contemporanéité ?

Le législateur n’est pas un historien, et l’historien n’est pas législateur. Le législateur est un créateur de droit et il ne peut se permettre l’erreur de créer du droit avec du sentiment.

Réhabiliter collectivement, c’est prendre le risque de mettre sous un seul et même drapeau déserteurs, innocents, traîtres et mutilés volontaires.

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